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À partir d’avant-hierVICE

Deux semaines à bord de l’Ocean Viking

24 janvier 2024 à 12:59

C’est un mardi après-midi de décembre, il fait plein soleil. J’arrive dans le port de Livourne et l'Ocean Viking se dresse devant moi, un navire de 70 mètres de long. L’humeur est joyeuse à bord et je suis accueilli à bras ouverts. L'équipage est opérationnel depuis le début du mois et revient de sa première patrouille. 26 personnes ont été secourues, toutes sont saines et sauves. Le lendemain, on va quitter le port pour mettre le cap vers le sud.

La mer Méditerranée est la route migratoire la plus meurtrière au mondeplus de 2 500 victimes en 2023. Depuis 2016, avec d’autres ONG, SOS Méditerranée navigue entre l'Italie, la Tunisie et la Libye pour secourir les personnes en détresse – d’abord avec le navire Aquarius, puis avec l’Ocean Viking à partir de juillet 2019. Ces dernières années, une partie de « l’opinion publique » en Europe – notamment des activistes d’extrême droite – les ont pris pour cible, sans parler des autorités italiennes qui adoptent toutes sortes de mesures qui rendent leur travail plus difficile. Le récent décret Piantedosi, par exemple, oblige les ONG à naviguer sans délai vers le port assigné après un sauvetage. « Dans le passé, on devait parfois attendre 15 jours avant que l'Italie nous attribue un port de débarquement, mais ça nous permettait au moins de sauver d’autres personnes, explique Jérôme, secouriste. Là, on a sauvé 26 personnes et on a dû aller jusqu'au nord de l'Italie. Et si on n’obéit pas, on se fait immobiliser le navire. »

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La journée à bord commence toujours par une réunion à 8h15. Tout le monde se rassemble et Anita, la coordinatrice de recherche et de sauvetage, donne le briefing. Elle nous explique qu’on va devoir affronter une tempête pendant deux jours, avant de pouvoir naviguer vers la zone d'opération qui se trouve entre l'Italie et la Libye. 

En ce qui me concerne, mes premiers jours seront focalisés sur les rencontres et les formations. Je reçois un talkie-walkie, on m’apprend à effectuer une manœuvre d'homme à la mer et on m’explique la façon dont ça s'organise quand il y a des survivant·es à bord. Les membres de l’équipage appellent volontairement les personnes secourues « survivant·es » pour éviter de porter un quelconque jugement sur les raisons pour lesquelles les gens se trouvaient en mer à ce moment-là. « En vertu du droit maritime international, on a l’obligation de fournir une assistance et non de chercher à savoir qui sont ces personnes, me dit Jérôme. Je suis sauveteur, pas juge – et je serais un criminel si je ne sauvais pas les personnes en détresse. »

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Le jour de Noël, on fait un exercice pour que chacun·e se sente en sécurité sur le canot pneumatique semi-rigide (RHIB, pour « Rigid-hulled Inflatable Boat ») avec lequel les sauvetages sont effectués. « C'est important qu'il y ait des journalistes à bord pour voir ce qu’on fait ici et comment on opère, lance Charlie, sauveteur. Mary, sa collègue, confirme : « La mer, ça peut vraiment être sans foi ni loi si y’a personne pour surveiller ce qui se passe. On voit de près ce que font les garde-côtes libyens dans les eaux internationales. Ils rapatrient les gens vers la Libye, avec le soutien de l’Europe et de l'Italie. Ça va totalement à l'encontre des règles convenues au niveau international et ça, sans nous et d’autres ONG, on serait pas au courant. »

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Anita évoque ensuite le cadre juridique dans lequel l'ONG opère : « Il existe différentes conventions qui déterminent quand on aperçoit des personnes en détresse. On évalue toujours l'état du bateau à secourir d'abord et puis on transmet ces informations aux autorités compétentes en Libye, à Malte et en Italie. Tous ces mails et preuves c’est particulier, mais comme les autorités nous rendent la vie dure, on veut juste s’assurer qu’on est en mesure de prouver qu'on fait rien d'illégal. Je fais mon devoir pour sauver les gens en mer, c’est tout. Le fait qu’on s’acharne autant sur nous, ça me dépasse. Chaque sauvetage est un combat. »

Le lendemain, on arrive dans la zone d'opération au nord de la Libye. La tempête s'est calmée et le beau temps se pose pour quelques jours. Ça signifie potentiellement que beaucoup de gens vont tenter la traversée. Tout au long de la journée, des messages arrivent concernant des embarcations qui ont besoin d'aide. Au niveau de la passerelle, le centre de commandement du navire, il y a toujours quelqu’un de garde, à scruter l'horizon avec des jumelles. Le talkie-walkie crache souvent : « Bridge, bridge, pour Charlie, tu peux vérifier à tribord s’il te plaît ? »

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Le 27, à 1 heure du matin, tout le monde se réveille d'un coup. L'équipage se précipite vers les casiers et, à peine quelques instants plus tard, les trois RHIB sont à l'eau. Autour du navire, les plateformes pétrolières libyennes crachent du feu. La pleine lune illumine l'horizon. Les canots de sauvetage naviguent vers les coordonnées spécifiées et le vaisseau mère suit de près. Anita prévient : « Y’a un bateau des garde-côtes libyens et un bateau en bois en détresse. » L'équipage est inquiet ; les garde-côtes libyens sont imprévisibles et s'ils sont déjà occupés à transférer des personnes sur leur bateau, on ne pourra plus rien faire. Les rescapé·es seront ensuite ramené·es en Libye et placé·es dans des camps de détention, les mêmes qui  ont été condamnés à plusieurs reprises par l’ONU pour traitements inhumains.

On s'approche du bateau en bois. Les gens sont assis les un·es à côté des autres. Ces types d’embarcations sont instables et si trop de gens se penchent du même côté, ils risquent de chavirer. Quand l’équipage leur fait comprendre qu’on ne vient pas de Libye et qu’ils sont désormais en sécurité, certain·es commencent à s’embrasser. Un autre lève les mains en l'air et remercie Dieu. 

Des rescapés affirment que les garde-côtes libyens ont eu des problèmes de moteur et n'étaient donc pas en mesure d'effectuer le sauvetage. Au lieu de charger les gens sur leur navire et de les ramener en Libye comme ils le font habituellement, ils ont alors contacté l'Ocean Viking et ont demandé de l'aide. Certaines personnes à bord du bateau en bois s'étaient déjà aspergées d'essence, prêtes à s'immoler si les garde-côtes libyens s'approchaient d’elles. La peur d'être ramené·es dans un endroit où les droits humains sont violés est tangible.

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Photo : Camille Toulmé / SOS MÉDITERRANÉE

122 personnes sont embarquées en toute sécurité. Elles reçoivent ensuite une aide médicale, avant de pouvoir se doucher et manger. Après une longue nuit, le calme revient sur l'Ocean Viking. « Le sauvetage n'est officiellement terminé qu’une fois que tout le monde est transporté en lieu sûr, m’explique Jérôme. Et sur la route méditerranéenne centrale, au large des côtes libyennes et tunisiennes que ces personnes fuient, le lieu sûr le plus proche c’est l'Italie. » 

Les autorités italiennes ont désigné Bari, dans le sud de l'Italie, comme port de débarquement. Une nouvelle aussi heureuse qu’inattendue. Depuis l'introduction du décret Piantedosi en 2023, l’attribution répétée de ports éloignés au nord de l’Italie ont forcé l'Ocean Viking à naviguer l’équivalent de plus de deux mois supplémentaires – soit 21 000 kilomètres en plus –, ce qui a entraîné un surcoût considérable de 500 000 euros pour le carburant.

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Vers 11h30, un nouveau cas potentiel est aperçu au loin depuis la passerelle. Alors que la nuit de sommeil n’a été que très courte, la radio sonne à nouveau : « All crew, all crew. Ready for rescue. Ready for rescue. » Les RHIB partent. Un bateau en bois bleu est en détresse. Colibri 2, un avion de l'ONG Pilotes Volontaires, survole au-dessus de nos têtes.

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Sur le pont, d'intenses négociations sont en cours entre Rome et l'Ocean Viking. C’est Colibri 2 qui a effectué l’appel officiel concernant le bateau en détresse. L'Ocean Viking a ensuite demandé aux centres de secours de Libye, d’Italie et de Malte de procéder au sauvetage – les autorités compétentes pour cette zone de recherche et de sauvetage. Selon le nouveau décret Piantedosi, un seul sauvetage peut être effectué à la fois. Anita les recontacte et leur dit explicitement que le bateau est en détresse, qu'il est peu probable qu'ils atteignent leur destination et qu'il y a des femmes enceintes et des enfants à bord : « Donc, vous êtes en train de nous ordonner d'abandonner ce bateau en détresse ? » Finalement, Rome cède.

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Ce second sauvetage permet de mettre en sécurité 106 adultes, dont deux femmes enceintes et 17 enfants. Lors du transfert, un nouvel appel d'urgence tombe – le troisième en 24 heures –, toujours de Colibri 2. Deux des trois canots de sauvetage repartent. Anita est tendue, le contact visuel avec les RHIB est perdu. Heureusement, le Colibri 2 assure le contact radio entre les canots et le vaisseau mère. Anita rappelle Rome et obtient le feu vert pour procéder au sauvetage. Selon l'équipage, c'est un petit miracle que trois sauvetages d'affilée aient pu être autorisés. Un peu plus tard, les RHIB réapparaissent à l'horizon avec 16 personnes rescapées à bord.

Il y a beaucoup d'agitation sur le pont du navire. 244 vies ont été sauvées. Il y a des gens du Pakistan, du Bangladesh, de Syrie, d’Égypte, d’Érythrée et du Soudan du Sud.

Vers 18 heures, un quatrième appel de détresse provient d'un navire dans la zone. Rome déclare expressément qu’on ne doit pas dévier de notre cap. Anita décide quand même de naviguer vers l’embarcation, comme l’exige le droit maritime dans ce cas, jusqu'à ce qu'elle obtienne plus d'informations sur qui procèdera au sauvetage. Mais au bout d'un moment, les coordonnées s'avèrent beaucoup plus éloignées que prévu. On reprend la route vers Bari. L'heure d'arrivée estimée reste la même.

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Après une nuit agitée et une journée tout aussi chargée, ça se réveille à bord du navire. Les enfants jouent sur le pont avec des craies, des jouets et des talkies-walkies. Sur les cartes, certains montrent le voyage qu'ils ont accompli tandis que d’autres discutent en buvant du thé. Lors d'un discours de bienvenue, l’équipage me présente comme le journaliste du navire. Je reçois un accueil chaleureux. On m’apprend quelques mots en arabe, on m'entraîne dans un groupe pour danser et on me raconte certains parcours.

La mer est très calme. Pas une vague à l’horizon. Keah, un jeune sud-soudanais de 18 ans, se tient à côté de moi et regarde au loin. « La mer, elle est tellement différente ici. On dirait que la couleur est plus claire et que l'eau est plus calme. Quand on a quitté la Libye, elle ressemblait juste à une grosse toile d’araignée faite de plein de vagues. C'était difficile de trouver un passage. On a dû s’accrocher. Personne ne savait vraiment comment le bateau et le GPS fonctionnaient. On a regardé des vidéos YouTube, ça nous a un peu aidé. »

Plus tard, Keah me partage un bout de son histoire. Alors qu’il avait 9 ans, lui et sa famille ont fui le Soudan du Sud vers le Soudan à cause de la guerre civile. L’an dernier, il a décidé de rejoindre l’Europe via la Libye, mais il a été envoyé dans un camp de travail pendant trois mois, où il s’est notamment fait battre pour de l'argent par des Libyens – on lui a cassé la mâchoire avec une pierre. Malgré ça, il a travaillé jour et nuit dans la construction pour pouvoir payer un passeur. « Ça a été un long voyage et j'ai vécu des choses terribles. Personne sur le bateau n’avait la certitude qu’on atteindrait l’Italie, mais Dieu nous a donné la force. Un jour, j'aimerais revoir ma famille et peut-être aussi apporter du changement et de la paix, dans un pays où la guerre fait rage. »

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La protection team tente de savoir qui a déjà de la famille en Europe, pour le regroupement, et collecter les numéros de téléphone des proches et des familles en question. Elle transmet les infos à la Croix-Rouge et leur fait savoir que tout le monde est en sécurité à bord de l'Ocean Viking. 

Souvent, les survivant·es souhaitent tenir leur famille au courant mais en haute mer, c’est quasiment impossible. Dans les moments où la portée est meilleure, des groupes se rassemblent sur le pont autour d’un ou plusieurs téléphones portables. Certain·es laissent couler des larmes de joie. L'attente d'un contact avec leur mère, leur partenaire ou leurs enfants a été longue.

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Le soleil se couche à l'horizon, mais le calme ne revient pas pour autant à bord du navire. Au contraire. Un groupe de Syriens se met à chanter près de la zone fumeur. L’un d’eux lance le mouvement, les autres suivent. Dans la section des hommes, un peu plus loin, les Bangladais se mettent aussi à chanter. L’un d’eux donne le rythme sur un djembé. C’est un chaos orchestré, et le « leader » loupe parfois une parole ou manque la mesure, mais se reprend habilement, sous le regard amusé de ses compagnons.

Le 30, après deux jours de navigation, on arrive presque à Bari. Tout le monde paraît heureux. Certain·es crient « Italy, Italy ! » Mais alors qu’on se rapproche de la côte, un bateau de la police des frontières italiennes avance vers nous. La confusion gagne les esprits. Un rescapé demande, inquiet, s’il s’agit de garde-côtes libyens. Je lui répond que c’est l'Italie. Il sourit.

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Au port, nous attendent une importante délégation de journalistes, des membres de la Croix-Rouge et surtout beaucoup policier·es. Les survivant·es débarquent et disparaissent progressivement. L'équipage ne saura jamais ce qui va leur arriver après. On n’a ni le temps ni les ressources pour chercher à le savoir. De l’autre côté de la mer, un autre groupe se prépare probablement déjà à entreprendre la dangereuse traversée. L’équipage de l’Ocean Viking veut reprendre la mer au plus vite.

Anita a passé tout l'après-midi au commissariat avec le capitaine. Elle revient le soir avec une mauvaise nouvelle : l'Ocean Viking sera retenu pendant 20 jours. Les directives de Rome n'auraient pas été respectées, parce que le navire a dévié de sa route après le troisième sauvetage – la fois où l’embarcation en détresse était finalement trop éloignée. 

« C'est fou de voir comment ils font tout ce qu'ils peuvent pour entraver notre boulot, dit Mary. J'ai du mal à comprendre comment il peut y avoir un manque d'humanité pareil. Cette politique punit les gens qui veulent aider les autres. Et ça se voit à toutes les frontières en Europe. C'est pas ça, la solution. Si on construit plus de murs, y’aura juste plus de morts. Je suis fière qu’on arrive encore à persévérer malgré tout. Ils nous mettent des bâtons dans les roues et ça nous coûte beaucoup d'argent, de temps et d’énergie, mais ça ne nous arrête pas. On doit être plus fort·es qu’eux, maintenant plus que jamais. »

Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos.

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La vulnérabilité des personnes « sans papiers », à travers le récit de Gina

7 novembre 2023 à 08:11

Pour accompagner le lancement de la campagne « Sans papiers, sans droits, sans abri », à l’initiative du Samusocial, en partenariat avec le Ciré, Médecins du monde, l’Îlot et Brussels Platform Armoede, on relaye l’histoire de Gina, 32 ans, originaire de Kinshasa.

Gina est l’un des quatre visages de la campagne d’affichage lancée à Bruxelles pour alerter les autorités et les citoyen·nes sur l'absence de solutions ou de procédures simplifiées pour les personnes « sans papiers » – ce qui les maintient dans le sans-abrisme et dans des dispositifs d'urgence, inadaptés à leur situation et coûteux pour l’État.

Alors qu’on a pu entendre dans l’actualité des amalgames entre la question des personnes « sans-papiers », l’insécurité et le terrorisme, les associations appellent à la nuance et à la responsabilité.

Dans leur communiqué, ces associations disent leur responsabilité de témoigner des situations parfois insoutenables observées par leurs équipes de terrain, mais proposent également les solutions, des recommandations pragmatiques accessibles via leur site sanspapiers2023.be, et qui ont été dégagées avec le concours d’une vingtaine d’associations des secteurs social, juridique et sanitaire, pour protéger les personnes « sans papiers » les plus vulnérables.


Notre situation à Kinshasa était très difficile. J’ai réfléchi longtemps et puis j’ai décidé de partir. Je suis passée par la Turquie, où je suis restée un an, puis par la Grèce, au camp de réfugié·es de Moria où, sur les 70 euros qu’on recevait par mois, j’ai économisé pour payer le billet pour Bruxelles.

Je suis arrivée à Charleroi avec deux euros. Un employé de l’aéroport qui parlait lingala m’a demandé si j’avais de la famille ici. J’ai dit que non, alors il m’a conduite à la gare du Midi. J’ai dormi dans la gare pendant quatre jours, puis j’ai vu des gens qui parlaient lingala dans un resto, et là un monsieur m’a dit : « Viens avec moi ». Je suis partie chez lui à Molenbeek. Je lui ai raconté mon histoire et il m’a gardée chez lui. Il habite seul mais il a des enfants et sa femme venait en visite. Il m’a emmenée au CPAS, où j’ai présenté mes documents et où on m’a dit qu’on m’appellerait. Je n’avais pas d’argent, rien pour vivre, je mangeais chez ce monsieur-là. Après trois mois, le CPAS m’a refusée. Alors ce monsieur a donné son adresse, où je pouvais rester. Il était tombé amoureux de moi. Après, sa fille et sa femme ne voulaient pas que je reste. J’ai dû partir.

Je ne savais pas que j’étais enceinte.

Quand j’ai fait les examens à Saint-Pierre, le monsieur m’a dit qu’il allait reconnaître l’enfant mais qu’il ne voulait plus de relation avec moi. L’assistante sociale de l’hôpital a trouvé une place pour moi au Samusocial. Je n’avais pas d’argent mais l’essentiel était que j’avais une place pour dormir et manger. Je suis restée là pendant cinq mois. Le jour de l’accouchement, le monsieur n’a pas voulu venir mais il a accepté de reconnaître l’enfant pour que je ne perde pas mes droits. Il a été à la commune et j’ai eu l’attestation de naissance, la mutuelle et tout. On a déposé les documents au CPAS et maintenant on attend la reconnaissance de ma fille Diana, mais on ne m’a pas encore appelée pour ça.

Pour le moment je suis dans l’hôtel de la Croix-Rouge et je suis bloquée pour le CPAS parce que je n’ai pas d’adresse. Il faut que je cherche un logement pour Diana et moi. Et pour ça, il faut de l’argent. C’est 500 euros pour une chambre, plus deux mois de loyer à l’avance, alors ça fait 1 500. On a continué les recours mais on n’a pas encore de réponse. Si le CPAS refuse, ce sera très difficile pour moi. Mais je garde courage parce que c’est la vie.

La vie je l’ai affrontée depuis chez nous, en Afrique. Quand tu as quitté le pays, il ne faut pas y retourner.

Ici en Belgique je veux tout affronter. Je veux faire une formation et travailler. À Kinshasa j’ai travaillé, j’ai fait des ménages. En Turquie j’ai travaillé dans une fabrique de vêtements.

Le moment le plus dur c’était la grossesse. Je ne savais pas si le papa allait reconnaître l’enfant. Même la traversée de la mer, ce n’était pas difficile : je voulais chercher un avenir. Mais la grossesse, c’était un imprévu et je suis toute seule.

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Dans la forêt devenue une zone de catastrophe humanitaire

18 octobre 2023 à 11:42

À la frontière entre la Pologne et la République biélorusse se trouve le parc national de Belovezhskaya Pushcha, l’une des plus anciennes forêts naturelles d’Europe, très dense et encore largement préservée de l’empreinte humaine. Depuis deux ans, des migrant·es venant d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud s’y cachent pour tenter de traverser l’Union européenne en passant par la Pologne. La police frontalière polonaise patrouille sans relâche dans ces zones, brutalisant et expulsant toutes les personnes qu’elle trouve.

La crise a débuté en 2021, quand le président biélorusse, Aleksandr Loukachenko, a décidé d’assouplir les lois sur les visas du pays, autorisant l’entrée de personnes munies d’un billet aller simple. Cette décision avait été largement perçue comme une mesure de représailles envers les sanctions imposées par l’UE, des sanctions mises en place juste après que Loukachenko ait supposément truqué sa victoire lors des élections de 2020 en Biélorussie. Si les tensions s’étaient apaisées en 2022, elles ont récemment repris alors que 10 000 soldats ont été envoyés dans la région par la Pologne en réponse à une invasion biélorusse sur son territoire.

Pour les milliers de personnes qui se cachent dans la forêt, les conditions de vie sont brutales. En hiver, les températures tombent souvent en dessous de zéro. Les migrant·es se perdent dans la forêt en essayant de la traverser et ont souvent du mal à retrouver leur chemin. Au moins 48 corps y ont été retrouvés depuis 2021. L’aide humanitaire et l’accès des médias à la région ont été interdits par le gouvernement polonais.

Cependant, quelques journalistes ont trouvé des subterfuges pour couvrir cette crise, et des bénévoles sont présent·es pour aider les migrant·es en leur fournissant de la nourriture, des vêtements et une assistance médicale. Parmi eux se trouve la photojournaliste Hanna Jarzabek, qui a travaillé sous couverture dans la région entre août 2022 et mai 2023. On lui a posé des questions sur sa série de photos, The Jungle, et les récits de vie qui l’ont le plus marquée.

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CES RÉFUGIÉ·ES ONT FUI L’ÉRYTHRÉE, L’UNE DES DICTATURES LES PLUS RÉPRESSIVES AU MONDE. CERTAIN·eS BÉNÉVOLES LEUR ONT APPORTÉ DU THÉ, PRENANT SOIN D’ÉVITER D’ALERTER LA POLICE DES FRONTIÈRES. PHOTO : HANNA JARZABEK

VICE : Salut Hanna, pourquoi t’as décidé de faire un reportage à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ?
Hanna Jarzabek :
Je suis née en Pologne. Dès le début, j’ai remarqué la différence de traitement entre les réfugié·es en provenance d’Ukraine et les réfugié·es qui traversaient depuis la Biélorussie. Alors que les organisations humanitaires peuvent intervenir à la frontière ukrainienne, elles doivent opérer en secret à la frontière biélorusse. La Pologne applique des politiques d’immigration strictes dans cette région.

Que veux-tu dire par « strictes » ?
Pour donner un peu de contexte : 1,5 million de personnes sont arrivées d’Ukraine en Pologne [depuis le début de la guerre]. Évidemment, c’est formidable qu’elles reçoivent de l’aide. Mais près de 40 000 personnes sont venues de Biélorussie et ont été constamment renvoyées. Le gouvernement polonais a également construit un mur à cet endroit.

Pourquoi aider un groupe et pas l’autre ?
Je pense que ça a quelque chose à voir avec les origines ethniques, culturelles et religieuses. 

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MOHAMMED, 30, DU YÉMEN, A ÉTÉ BATTU PAR LA POLICE ET BLESSÉ À L’ŒIL. PHOTO : HANNA JARZABEK

Qui sont ces gens que t’as rencontrés à la frontière ?
Beaucoup fuient la guerre ou la pauvreté. Ces personnes se rendent d’abord en Russie, puis en Biélorussie, où elles obtiennent des visas – qui sont faciles à obtenir, car le gouvernement biélorusse en tire de l’argent – et font ensuite le trajet de Minsk jusqu’à la frontière en voiture et on leur dit de marcher encore dix kilomètres à travers la forêt. Ce qu’elles veulent, c’est entrer dans l’Union européenne et y demander l’asile. Mais ces réfugié·es sont arrêté·es par les gardes-frontières polonais. La traversée de la Méditerranée est dangereuse, mais je ne pense pas que les gens comprennent à quel point une forêt aussi ancienne et primaire peut l’être aussi.

Quel est le degré de gravité de la situation ?
L’hiver dernier a été très difficile. Un jour, j’ai marché à travers la forêt pendant trois heures avec deux autres bénévoles. L’un d’entre eux était médecin. On est finalement tombé·es sur un réfugié syrien en grave hypothermie. On lui a troqué ses vêtements humides contre de nouveaux, mais son état s’est aggravé. Après deux heures, le médecin a dû appeler une ambulance. On n’était pas sûr·es qu’il passerait la nuit.

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Y.K. EST UN INGÉNIEUR SYRIEN DE 25 ANS. IL S’EST CACHÉ DANS LA FORÊT PENDANT DES JOURS ET A ATTEINT UN ÉTAT TRÈS GRAVE D’HYPOTHERMIE. LES BÉNÉVOLES QUI L’ONT TROUVÉ ONT DÉCIDÉ D’APPELER UNE AMBULANCE, MAIS C’EST LA POLICE DES FRONTIÈRES QUI EST ARRIVÉE À LA PLACE. PHOTO : HANNA JARZABEK.

Pourquoi avoir attendu deux heures ?
Il n’y a pas de Croix-Rouge ou d’autres organisations de ce genre sur place. Si vous appelez une ambulance, la police des frontières arrive aussi. C’est pourquoi les réfugié·es ont un numéro d’urgence pour pouvoir contacter directement les bénévoles.

Que s’est-il passé après votre appel ?
On a attendu quatre heures de plus, sous -11 °C. L’équipe de secours avait nos coordonnées géographiques, mais quand ils sont enfin arrivés, il n’y avait pas de personnel médical, uniquement des gardes-frontières et des pompiers.

Le réfugié a finalement été conduit à l’hôpital ?
Ils l’ont mis dans la voiture mais ne l’ont jamais emmené à l’hôpital.

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UN BÉNÉVOLE QUI OFFRE DU THÉ À Y.K. PHOTO : HANNA JARZABEK

Comment tu le sais ?
J’étais vraiment inquiète et j’ai contacté le Parlement pour savoir où il se trouvait.

Est-ce qu’il a survécu ?
Oui, les agents l’ont conduit dans un camp de migrant·es.

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DES BÉNÉVOLES DE L’ONG GRUPA GRANICA CHANGENT LES VÊTEMENTS HUMIDES ET À MOITIÉ GELÉS DE Y. K. PHOTO : HANNA JARZABEK

T’as parlé avec d’autres personnes ?
Je me souviens d’une femme originaire d’Iran qui avait participé à des manifestations pour les droits des femmes. Comme le gouvernement iranien l’avait mise sur liste noire, elle a dû fuir. Techniquement, elle aurait dû être éligible à l’asile politique.

Pourquoi elle ne l’a pas été ?
Les gardes-frontières polonais l’avaient refoulée du côté biélorusse [avant qu’elle ne puisse demander l’asile]. Elle était avec une amie et son mari. Lors de leur deuxième tentative, les gardes les ont agressé·es et ont fait usage de gaz lacrymogène. La femme s’est réveillée dans un hôpital polonais, mais son mari et son amie avaient disparu.

Ils étaient où ?
Renvoyé·es en Biélorussie. Il a fallu des mois à la femme pour réussir à envoyer un message à son mari et découvrir qu’il était toujours vivant. Quand j’ai parlé avec elle, elle avait trouvé quelqu’un pour la loger en Pologne. C’est interdit, mais certaines personnes font office de foyers d’accueil quand même. On utilisait Google Traduction pour se comprendre. Ses histoires étaient épouvantables. Mais ce dont je me souviens le plus, ce sont ses yeux effrayés.

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OLA G. EST L’UNE DES BÉNÉVOLES QUI TRAVERSENT LA FORÊT POUR TROUVER ET AIDER LES MIGRANT·ES, SOUVENT DE NUIT. PHOTO : HANNA JARZABEK

Refuser à quelqu’un le droit de demander l’asile est illégal en vertu du droit international. Pourquoi ça arrive quand même ?
Les gardes-frontières ne se posent même pas la question. Si quelqu’un évoque le sujet, ils l’ignorent. Il n’y a ni témoins ni traducteur·ices. Les réfugié·es n’ont jamais la possibilité de soumettre une demande et sont refoulé·es en Biélorussie. Les gardes-frontières piétinent leurs téléphones portables et les ramènent dans la forêt sans GPS. On pourrait dire que la police des frontières envoie ces gens vers une mort certaine. 

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UN BÉNÉVOLE QUI VIT PRÈS DE LA FRONTIÈRE ET COLLECTE LES OBJETS LAISSÉS PAR LES PERSONNES QUI FUIENT. PHOTO : HANNA JARZABEK

Et toi, est-ce que t’as déjà été attrapée par les gardes-frontières ?
Oui, quand je prenais une photo du mur. Il mesure 186 kilomètres de long et est composé d’acier et de barbelés. Mais j’ai fait semblant d’être une touriste, et comme je maintenais la distance requise par rapport au mur, ils ne pouvaient rien faire d’autre que de me poser des questions. Je n’arrive pas à croire qu’environ 30 ans après la chute du mur de Berlin, un autre mur divise encore l’Europe.

Est-ce que le mur est efficace pour empêcher le passage des réfugié·es ?
Il mesure peut-être cinq mètres et demi de haut et est surmonté de barbelés, mais les gens le franchissent quand même – ils tombent du côté polonais et se cassent les jambes et les pieds. La Pologne génère ainsi des dépenses supplémentaires, parce qu’il faut ensuite amener ces personnes à l’hôpital.

Est-ce que t’as aussi entendu des histoires qui finissent bien ?
J’ai eu des nouvelles de personnes qui se trouvent dans des endroits sûrs, qui ont réussi à atteindre l’Allemagne ou retrouvé leurs proches dans l’UE.

Plus de photos du travail d’Hanna ci-dessous :

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LES MIGRANT·ES RETROUVÉ·ES MORTS DANS LA FORÊT SONT SOUVENT ENTERRÉ·ES DANS LE CIMETIÈRE MUSULMAN DU VILLAGE POLONAIS DE BOHONIKI. ICI REPOSE HALIKARI DAKHER, UN BÉBÉ KURDE DÉCÉDÉ À LA NAISSANCE. SA MÈRE ÉTAIT ENCEINTE LORS DE SA TENTATIVE DE TRAVERSÉE. ELLE EST DÉCÉDÉE PEU DE TEMPS APRÈS SON ENFANT. PHOTO : HANNA JARZABEK
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UN PASSEPORT SOUDANAIS ÉGARÉ SUR LE SOL DE LA FORÊT. PHOTO : HANNA JARZABEK
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L’ANNÉE DERNIÈRE, LA POLOGNE A ACHEVÉ LA CONSTRUCTION D’UN MUR FRONTALIER LONG DE 186 KILOMÈTRES. PHOTO : HANNA JARZABEK
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UNE SERINGUE UTILISÉE POUR ADMINISTRER UNE INJECTION À UNE FEMME IRANIENNE. LES MÉDECINS TRAVAILLENT SOUVENT DANS L’OBSCURITÉ DE LA FORÊT, CE QUI REND LES SOINS ENCORE PLUS DIFFICILES. PHOTO : HANNA JARZABEK
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DES PERSONNES CHUTENT RÉGULIÈREMENT DU MUR APRÈS L’AVOIR ESCALADÉ ET FINISSENT PAR AVOIR BESOIN DE SOINS MÉDICAUX. PHOTO : HANNA JARZABEK
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LA FORÊT COMPTE PLUSIEURS MARÉCAGES OÙ DES MIGRANT·ES SE SONT DÉJÀ NOYÉ·ES. PHOTO : HANNA JARZABEK

Ce reportage photo a été financé avec l’aide d’Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).

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