Smartphone et santé : de la prothÚse cognitive à la capture comportementale
Le téléphone intelligent comme dispositif biopolitique
La gĂ©nĂ©ralisation du smartphone ne relĂšve pas dâune simple transformation des usages quotidiens : elle constitue un basculement anthropotechnique majeur. Ce dispositif, initialement prĂ©sentĂ© comme outil de communication, sâest progressivement muĂ© en interface permanente de surveillance, dâauto-quantification et de capture attentionnelle. Dans le champ de la santĂ©, ce glissement est particuliĂšrement visible : le smartphone nâest plus un auxiliaire. Il devient co-acteur.
Quâil sâagisse de mesurer les pas, de surveiller le rythme cardiaque ou dâoptimiser le sommeil, les applications dites « santĂ© » structurent un rapport au corps fondĂ© sur lâextĂ©riorisation des donnĂ©es. Le sujet ne ressent plus, il vĂ©rifie. Il nâĂ©coute plus, il consulte. LâexpĂ©rience immĂ©diate est supplantĂ©e par une sĂ©rie dâindicateurs, de graphiques, de feedbacks numĂ©riques. Ce qui Ă©tait vĂ©cu devient mesurĂ©.
Ce rĂ©gime de quantification intĂ©grale rĂ©sonne avec les logiques probabilistes dĂ©jĂ Ă lâĆuvre dans dâautres secteurs. Lâobsession pour les cotes de paris en direct, par exemple, illustre cette volontĂ© contemporaine de tout inscrire dans un systĂšme dâĂ©valuation continue, dâanticipation du risque, de prĂ©visibilitĂ© calculĂ©e. La santĂ© devient une affaire de projection, non dâĂ©coute.
Du corps ressenti au corps calculé
Le smartphone organise une dĂ©sincarnation du rapport Ă soi. Il impose une couche de mĂ©diation constante entre le sujet et son corps, entre lâorganique et le numĂ©rique. LâĂ©cran devient miroir ; le chiffre, vĂ©ritĂ©. Lâutilisateur ne dort plus mal : son application lui montre un sommeil instable. Il ne mange plus trop : il dĂ©passe un quota calorique. Il ne bouge pas assez : une notification le lui rappelle.
Ce transfert du sensible vers le mesurable produit une nouvelle forme de dĂ©pendance : non plus Ă une molĂ©cule, mais Ă une donnĂ©e. Le bien-ĂȘtre nâest plus un Ă©tat, mais un score. La santĂ© devient gouvernable, mais dans un cadre normatif strict, encodĂ© par des entreprises privĂ©es, sur des critĂšres opaques, fondĂ©s sur une « normalitĂ© » arbitraire et dĂ©situĂ©e.
Ce systĂšme nâa rien de neutre. Il construit un sujet ajustable, perfectible, corrigeable. Un corps-projet, sans cesse perfectible, jamais accompli. Le smartphone nâaide pas Ă guĂ©rir : il crĂ©e un Ă©cart constant entre soi et sa version idĂ©ale. Il produit du manque, non du soin.
Prévention automatisée, autonomie détruite
La rhĂ©torique de la santĂ© connectĂ©e repose sur un double mythe : celui de la responsabilisation individuelle et celui de la prĂ©vention active. En rĂ©alitĂ©, ce que lâon nomme « prĂ©vention » est le nom neuf dâun rĂ©gime de contrĂŽle diffus. Le sujet est incitĂ© Ă surveiller ses constantes, Ă optimiser ses gestes, Ă corriger ses comportements. Mais cette surveillance nâest ni libre ni autonome : elle est dirigĂ©e, conditionnĂ©e, orientĂ©e par des algorithmes dont la finalitĂ© premiĂšre est commerciale.
Chaque donnĂ©e recueillie est exploitĂ©e, stockĂ©e, croisĂ©e. Lâutilisateur devient producteur dâinformations mĂ©dicalisĂ©es, transformĂ©es en profils de risque, revendus, retraitĂ©s, incorporĂ©s Ă des modĂšles Ă©conomiques. Le smartphone, en tant quâobjet, devient opĂ©rateur dâextraction. Il ne soigne pas : il exploite.
Lâautonomie, loin dâĂȘtre renforcĂ©e, est dissoute. Le sujet, censĂ© ĂȘtre « acteur de sa santĂ© », devient lâobjet dâune programmation douce, oĂč chaque geste est monitorĂ©, chaque choix, prĂ©dĂ©terminĂ©. La libertĂ© de ne pas savoir, de ne pas mesurer, de ne pas optimiser disparaĂźt.
Hyperconnexion, anxiété et pathologies nouvelles
Loin dâamĂ©liorer globalement lâĂ©tat de santĂ© des populations, lâusage intensif des dispositifs connectĂ©s participe Ă lâĂ©mergence de nouvelles pathologies : fatigue attentionnelle, dĂ©pendance aux notifications, troubles du sommeil induits par la lumiĂšre bleue, sur-sollicitation cognitive, etc. Lâoutil censĂ© protĂ©ger devient facteur aggravant.
Le paradoxe est total : jamais lâinformation mĂ©dicale nâa Ă©tĂ© aussi accessible, et pourtant jamais la sensation dâimpuissance nâa Ă©tĂ© aussi forte. Le smartphone crĂ©e une illusion de maĂźtrise, mais renforce en rĂ©alitĂ© lâincertitude. Chaque symptĂŽme devient objet de recherche, chaque dĂ©tail, potentiel signal dâalerte. Le corps nâest plus vĂ©cu : il est suspectĂ©.
Lâindividu, surĂ©quipĂ© mais dĂ©possĂ©dĂ©, se retrouve enfermĂ© dans une boucle de vĂ©rification permanente. Il ne cherche plus Ă aller bien, mais Ă ne pas aller mal. Il ne vise plus lâĂ©quilibre, mais la conformitĂ©.
Reprendre le corps : sortir du rĂ©gime dâinterface
RĂ©sister Ă cette emprise technologique sur le soin suppose un dĂ©placement radical : rĂ©apprendre Ă sentir sans mĂ©diation, Ă habiter son corps sans application, Ă se soigner en-dehors des injonctions normatives du chiffre. Il ne sâagit pas de rejeter toute technologie, mais de refuser leur prĂ©tention Ă dĂ©finir la santĂ© Ă notre place.
Ce refus passe par la dĂ©connexion partielle, par la reprise du savoir corporel, par la rĂ©habilitation de lâintuition. Il suppose aussi une critique frontale des modĂšles Ă©conomiques qui structurent la santĂ© connectĂ©e : segmentation, monĂ©tisation des donnĂ©es, prescription algorithmique, dĂ©pendance comportementale.
Le soin nâest pas un score. La santĂ© ne se rĂ©sume pas Ă des courbes. Tant que le smartphone restera interface dominante de la relation Ă soi, le corps sera toujours un objet Ă corriger, jamais un lieu Ă habiter.
Cet article original intitulé Smartphone et santé : de la prothÚse cognitive à la capture comportementale a été publié la premiÚre sur SysKB.