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François Dubet, sociologue : « Le sentiment d’être méprisé s’est aujourd’hui totalement répandu »

6 octobre 2025 à 10:22

Le mépris n’est pas la cause de tous nos malheurs, mais le fait qu’il soit devenu l’émotion politique dominante a en effet des conséquences importantes. La journée de mobilisation « Bloquons tout » a témoigné du mépris ressenti par une partie de la population, comme le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019. Mais ces mouvements ne se transforment pas en politiques, parce que le mépris est une sorte de colère sans objectif.

Cette colère ne peut pas devenir une force politique pour une raison simple : on peut partager un mépris commun, et avoir des objectifs et des orientations politiques totalement différents. Pour les Gilets jaunes, l’unité des colères ne s’est pas traduite par une revendication organisée au-delà du problème du carburant. Dans ce contexte en effet, tout compromis devient impossible, car pour les indignations les plus radicales, toute action est une trahison. L’épuisement des vieux clivages opposant les sociaux-démocrates aux libéraux-conservateurs n’est d’ailleurs pas étranger au règne du mépris.

Le mépris est une émotion dont on ne se libère qu’en méprisant à son tour. Vous êtes méprisé parce que vous êtes un travailleur ? Alors vous devez mépriser ceux qui ne travaillent pas pour vous libérer du mépris. C’est une émotion qui désigne en permanence des adversaires. Ce n’est donc pas une émotion démocratique, dans le sens où elle développe les passions sombres de la rancœur, du ressentiment et des haines.

La gauche a pu, dans son histoire, transformer la colère en action politique parce qu’elle désignait des adversaires sociaux communs, et qu’elle s’appuyait sur de fortes communautés. Or aujourd’hui les gens se sentent inégaux de manière individuelle, très peu de manière collective.

La gauche est désarmée de ce point de vue là, car les partis de gauche ont de plus en plus de mal à s’adresser à des classes. Ils choisissent plutôt leurs cibles : les quartiers populaires, la « vieille classe ouvrière », les classes libérales, les territoires oubliés, les minorités… Ils exacerbent ainsi des jeux de distinction qui profitent aux réseaux, aux bulles et aux nouvelles polarisations, qui sont minoritaires.

Elle est aussi désarmée parce que le mépris renvoie à la désignation de boucs émissaires : les intellos, les savants, les journalistes, les « wokes », etc. Si elle y répond en méprisant à son tour, elle aura perdu, car le mépris est l’émotion des partis de style populiste, plus prompts à construire un « peuple » d’abord par ses ennemis, plutôt que d’élaborer des revendications, des conflits et des programmes négociables.

Oui. La réaction de la gauche aux vagues de succès électoraux du Rassemblement national est éloquente. Si elle se contente de mépriser les électeurs d’extrême droite en les qualifiant d’« abrutis », de « racistes », de « pitoyables » ou même d’« ordures », comme ont pu le faire Hillary Clinton et Joe Biden aux États-Unis, elle va droit dans le mur. On doit s’interroger sur les bonnes raisons de voter très mal.
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