Après des mois de déni, Horvilleur, Sinclair et Sfar ouvrent les yeux sur les massacres à Gaza et déclenchent la polémique
Plusieurs personnalités de la communauté juive, avançant qu’elles s’étaient jusqu’ici faites discrètes pour ne pas alimenter l’antisémitisme, ont décidé de dénoncer publiquement les crimes israéliens en Palestine. Certains défenseurs de la cause palestinienne jugent ce revirement courageux, d’autres un mea culpa hypocrite.
Pauline Graulle
10 mai 2025 à 19h30
EstEst-ce dû à l’annonce récente du renforcement par Israël de sa guerre génocidaire contre la bande de Gaza et son plan d’occupation totale ? À la famine que montrent des photos d’enfants aux corps rachitiques ? Aux images de milliers de camions chargés d’aide humanitaire bloqués par l’armée israélienne depuis le 2 mars ?
Depuis deux jours, la tectonique des plaques médiatico-politiques bouge en France. Plusieurs figures de la communauté juive française ont ainsi décidé de « sortir du silence » pour condamner solennellement les massacres à Gaza.
Tout a commencé jeudi 8 mai, avec la publication – en français et en hébreu – d’un texte de Delphine Horvilleur sur le site de la revue Tenou’a. Dans son éditorial, la rabbine, réputée progressiste mais très critiquée par une partie de la gauche pour sa réticence à condamner les crimes d’Israël en Palestine, fait, pour la première fois, amende honorable : « J’ai parfois bâillonné ma parole, pour éviter qu’elle ne nourrisse les immondices de ceux […] qui diabolisent et déshumanisent un peuple […]. J’ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite “ici” au nom d’une justice absente “là‐bas”. […] Je me suis tue mais, aujourd’hui, il me semble urgent de reprendre la parole », écrit-elle.
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La rabbine Delphine Horvilleur et le dessinateur Joann Sfar (au second plan à droite) à un rassemblement contre l’antisémitisme à Paris, 23 mars 2025. © Photo Laurent Ferriere / Hans Lucas via AFP
Soulignant que c’est par « amour d’Israël » qu’elle appelle désormais ce pays à un « sursaut de conscience » au nom du « refus absolu de l’annihilation d’un autre peuple », elle critique en creux la « déroute politique et [la] faillite morale » du gouvernement Nétanyahou – jamais nommé dans le texte. Et exhorte à « soutenir ceux qui savent que, sans avenir pour le peuple palestinien, il n’y en a aucun pour le peuple israélien ».
Le lendemain, vendredi 9 mai, Anne Sinclair a publié un texte d’une teneur similaire. « La légitimité de cette guerre après le 7-Octobre n’est pas à remettre en cause […]. Mais la forme des actions que mène l’armée israélienne à Gaza à la demande du gouvernement de Nétanyahou est indéfendable », juge-t-elle. Dans Le Point, le 5 mars 2024, la journaliste dénonçait déjà le « gouvernement extrémiste de Benyamin Nétanyahou » : « Le calvaire des mères ou des vieillards, la mort et la mutilation des enfants ne peuvent nous laisser, nous, juifs, indifférents et silencieux. Il est temps que cela s’arrête. Rien au monde ne peut venger les atrocités du 7-Octobre, et en tout cas pas l’écrasement et la famine d’une population civile », avait-elle martelé.
Son texte, comme celui de Delphine Horvilleur, a été relayé, ce même vendredi 9 mai, par le dessinateur Joann Sfar, qui s’est lui aussi livré à un exercice de contrition. « Delphine Horvilleur a eu le courage de prendre la parole et nous devons être nombreux à prendre la parole contre la fuite en avant à laquelle nous assistons », écrit-il sur les réseaux sociaux, publiant dans la foulée plusieurs planches, dessinées ou non, sur lesquelles il estime par exemple « qu’il est contraire à la morale humaine et à l’éthique juive de se taire […] face au nettoyage ethnique ».
Des silences et des mots
Ces prises de parole interviennent après des mois durant lesquels les mêmes s’étaient faits discrets face au massacre des Palestiniens, pourtant dénoncé par l’ensemble des organisations internationales. Dès mars 2024, la rapporteuse spéciale des Nations unies, Francesca Albanese, estimait ainsi qu’il existait « des motifs raisonnables de croire que le seuil permettant de qualifier la situation de génocide a[vait] été atteint ». Le 5 décembre, Amnesty International, la plus importante ONG de défense des droits humains, « après des mois d’enquête, de collecte de preuves et d’analyses juridiques », publiait un rapport démontrant « que les autorités israéliennes commett[aient] un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza ».
Or, loin d’avoir « bâillonné [leur] parole », tant Delphine Horvilleur qu’Anne Sinclair ou Joann Sfar se sont jusqu’alors montrés plus loquaces pour dénoncer le Hamas que le gouvernement d’extrême droite de Nétanyahou, pour vilipender l’utilisation du mot « génocide », ou pour jeter bruyamment l’opprobre sur certains militants, notamment des Insoumis, dont les positions contre le conflit ont été souvent soupçonnées d’être teintées d’antisémitisme.
Comme ce 22 juillet 2024, où Delphine Horvilleur repartageait sur le réseau social X un post d’un dessin de Plantu représentant le député LFI Thomas Portes bandeau vert – couleur de l’islam – autour de sa boîte crânienne et le pied posé sur la tête d’un Israélien décapité. Au printemps de la même année, elle se faisait également l’écho de Caroline Fourest – autrice de la sortie polémique «On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément comme le Hamas, et le fait de les tuer involontairement comme Israël » – et de l’« enquête sur l’accusation rituelle de “génocide” » de son journal Franc-Tireur.
Quelques semaines auparavant, l’intellectuelle avait aussi partagé un post de Raphaël Enthoven citant Philippe Val : « “Je n’ai pas de problème avec les juifs mais seulement avec l’État d’Israël”, c’est LA formule du nouvel antisémitisme qui tue, qui menace, qui persécute, qui viole et qui se répand, à notre plus grande honte, dans nos démocraties modernes. »
Depuis le 7-Octobre, le parcours est sensiblement le même pour Anne Sinclair. En décembre 2024, cette dernière se faisait le relais d’une tribune de « l’humoriste » Sophia Aram – une « femme libre et intelligente dans un monde de plus en plus envahi par les fanatiques et les idéologues » – remettant violemment en cause les accusations de « génocide » avancées selon elles pour « masquer le pogrom du 7-Octobre ».
Quelques jours auparavant, elle avait également partagé sur X, tout comme Delphine Horvilleur, un post de la chroniqueuse de France Inter renommant l’Insoumis Aymeric Caron, très engagé en défense des Palestiniens, en « Abou Aymeric el Versailly ». Une sortie qui avait alors beaucoup choqué, de la gauche insoumise jusqu’au premier secrétaire du PS, Olivier Faure, lequel avait jugé que cela « confin[ait] au racisme en laissant penser que tous les noms à consonance arabe sont suspects ».
Quant à Joann Sfar, contempteur acharné de LFI qu’il qualifie de « premier parti antisémite de France », il signait, comme Anne Sinclair, Manuel Valls ou Yvan Attal, une tribune en soutien au collectif controversé « Nous vivrons » il y a quelques mois. En janvier, il estimait par ailleurs sur Radio J que parler de génocide ne servait à rien car « on sauve aucun Palestinien, et on fait taire en France des gens qui pourraient être partenaires de dialogue », comme il avait déjà estimé que « parler d’apartheid israélien [était] le meilleur moyen de fermer le débat » dans d’autres médias.
Mieux vaut tard que jamais ?
Comment accueillir, dès lors, ces prises de conscience tardives ? Si, du PS à François Ruffin, plusieurs responsables de gauche ont trouvé courageux ou salutaire ce changement de pied, certains soutiens de la cause palestinienne, notamment celles et ceux qui avaient été pris pour cibles par les trois personnes précitées, ont, depuis jeudi, fait part de leur colère face à ce qu’ils estiment n’être qu’une « opération de communication » ou une révélation « hypocrite ».
C’est par exemple le cas d’Akram Belkaïd, rédacteur en chef au Monde diplomatique, qui a publié sur son blog un billet intitulé « Gaza : quand Tartuffe s’indigne » : « Comme nombre de personnalités médiatiques qui prétendent décerner seuls les brevets d’humanisme (Joann Sfar, Anne Sinclair), [Delphine Horvilleur] a jusque-là contribué par ses sorties régulières à diaboliser les voix qui, dès octobre 2023, ont mis en garde contre le risque évident de génocide à Gaza », observe-t-il.
Nos personnes et nos ego n’ont aucune importance au regard de ce qui est en cause aujourd’hui.
Vincent Lemire, historien
Loin de se féliciter qu’enfin, les yeux se dessillent sur la violence de l’armée israélienne, l’eurodéputée insoumise Rima Hassan s’est quant à elle également fendue d’un message acide sur les réseaux sociaux : « C’est votre propre inconfort moral qui vous fait parler, pas votre sincère empathie vis-à-vis des Palestiniens et de leurs revendications (parce que ce sont d’abord des sujets politiques et non humanitaires) », cingle-t-elle à l’attention de Delphine Horvilleur.
« Il vous aura donc fallu attendre au moins 80 000 morts, dont au moins 20 000 enfants, pour reprendre nos mots à nous, les défenseurs du droit international. Vous devez des excuses. Non pas à nous, que vous insultez et harcelez. Mais aux Palestiniens, que votre silence pendant un an et demi a autorisé à exterminer », a quant à lui commenté le député insoumis Aymeric Caron.
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Moins sévère, Vincent Lemire, spécialiste de l’histoire du conflit israélo-palestinien qui avait alerté sur le projet de nettoyage ethnique de Gaza depuis décembre 2023, a publié sur X un thread appelant à dépasser les rancœurs : « Nos personnes et nos ego n’ont aucune importance au regard de ce qui est en cause aujourd’hui : un crime contre l’humanité, contre notre commune humanité. Concentrons donc toute notre énergie à rassembler, le plus largement possible, pour agir », a-t-il exhorté, qualifiant d’« admirable » le texte de Delphine Horvilleur.
Le « mea culpa » de Yaël Braun-Pivet
Ces derniers temps, il n’y a pas que dans la sphère intello-médiatique que les choses ont commencé à bouger. Le 10 avril, sur France Inter, c’est Yaël Braun-Pivet, la présidente macroniste de l’Assemblée nationale, qui reconnaissait, pour la première fois, son « tort » d’avoir exprimé son « soutien inconditionnel » à Israël, au lendemain des attaques terroristes commises par le Hamas le 7 octobre 2023. « J’ai eu tort de choisir ce mot, parce qu’il […] a été compris de telle sorte que ça ne correspond pas à ce que je voulais dire », a-t-elle justifié, soulignant qu’elle pensait alors apporter son « soutien inconditionnel » à l’État d’Israël et non à la politique de Benyamin Nétanyahou.
Si son rétropédalage sur le « soutien inconditionnel » a été salué par certains à gauche – Jean-Luc Mélenchon s’est félicité que « ces gens [Yaël Braun-Pivet et Emmanuel Macron – ndlr ] comprennent enfin que la solution politique est la seule possible » –, il résonne là encore curieusement, dix-huit mois après les faits. Durant cette période, la députée des Yvelines, qui n’est jamais revenue sur ses propos – elle aurait pourtant eu tout le loisir de s’en expliquer au vu du flot ininterrompu de critiques venant de la gauche mais aussi de son propre camp –, s’est en effet montrée intraitable, notamment dans l’hémicycle, sur la question de la guerre au Proche-Orient.
Le 28 mai 2024, elle prononçait ainsi la plus haute sanction prévue par le règlement – à savoir une exclusion temporaire – à l’égard de l’Insoumis Sébastien Delogu qui avait déployé un drapeau palestinien dans l’hémicycle. La sévérité de la sanction avait fait bondir, y compris au PS : « Cela donne l’impression qu’on préfère parler d’un drapeau plutôt que de ce qui se passe là-bas », avait alors pointé le socialiste Arthur Delaporte.
Pauline Graulle