Je vous recopie ici l'édito de la dernière édition de la newsletter Le pavé numérique (CanardPC, what else ?) tellement qu'il est bien.
> Si vous avez suivi l’actualité cette semaine, déjà je vous félicite d’y être parvenu. Ensuite, vous avez sans doute entendu parler de l’assassinat en plein New York de Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurance privée UnitedHealth. Passons sur ce que rappelle cette affaire du niveau d’immoralité du système de soins américain pour nous intéresser aux conséquences qu’elle a eues en ligne.
> Dans un premier temps, le meurtre a fait souffler un vent de panique sur les réseaux sociaux, dont les modérateurs ont été débordés par un tombereau de messages de patients, de médecins et d’infirmiers, qui allaient de « bon, c’est pas bien, mais quand même » à des mèmes que n’aurait pas reniés la branche « rigolade » d’Action directe. Terrifiées en découvrant que les gens trouvaient des excuses au meurtre de Thompson même sur LinkedIn (ce qui constitue probablement un nouveau mètre-étalon de la détestation posthume), les assurances américaines ont retiré de leurs sites les noms de leurs cadres dirigeants.
> La deuxième phase a été plus classique. Renouant avec une tradition américaine au moins aussi vieille que Pretty Boy Floyd, des musiciens ont publié sur YouTube et TikTok des chansons folk à la gloire du mystérieux assassin. Lequel avait tout pour devenir un héros populaire, puisque non content d’être super beau gosse, il avait un excellent sens de la mise en scène, allant jusqu’à graver les mots « deny, defend, depose » (référence aux tactiques utilisées par les assureurs pour ne pas payer) sur les douilles des balles utilisées pour son crime.
> Tout le contraire de la dernière séquence de cette histoire, profondément moderne. Aussitôt le tueur arrêté, les internautes jusque-là admiratifs se sont mués en autant de profilers. Les photos Instagram de Luigi Mangione (puisque tel est son nom), ses lectures sur Goodreads, ses contributions GitHub (!), tout a été passé au peigne fin pour aboutir au portrait d’un jeune techbro de bonne famille, somme toute assez ordinaire et bien moins structuré politiquement que l’imaginaient ceux qui fantasmaient en lui un nouveau Baader, qui se sont presque sentis trahis.
> Difficile de nier pourtant que, quelles que soient ses motivations réelles, l’acte de Mangione a eu d’authentiques conséquences politiques, ne serait-ce que par le moment de quasi-union nationale que son geste a provoqué. Mais justement : une fois ses réseaux sociaux épluchés, redevenu une personne réelle, imparfaite et admiratrice de Musk, il n’était plus ce révolté idéal dans lequel chacun pouvait projeter ses fantasmes et sa colère. Juste un type banal, aux goûts douteux et confus. Tel est le drame de notre ère de transparence totale, où même les hors-la-loi n’ont plus droit à la part d’ombre nécessaire pour que naisse leur mythe.
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