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Comment j'ai dégommé Malik au babyfoot pendant mon séjour en HP

Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j'ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C'est ce qu'il s'est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l'hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu'un groupe de personnes m'attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m'avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m'envoyer à l'hôpital psychiatrique lorsque je ne l'ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. 

« Faut juste que j'arrive à dormir, faut juste que j'arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l'oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l'une d'entre elles, j'arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d'ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m'endors.

Lorsqu'on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c'est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j'étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu'une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d'efforts aussi… Il faut qu'elle comprenne qu'elle doit apprécier la vie. »

Dîners comme soupers sont super basiques. J'étais juste contente d'avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu'il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n'a pas beaucoup d'hygiène et dort dans les fauteuils. Il n'a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n'est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d'amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n'avais besoin que d'un regard réconfortant, quelqu'un qui me voit à travers la folie.

« Hey, t'as pas une clope ? » 

« T'es qui toi ? T'es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C'est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c'est ce que j'étais en arrivant à l'hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d'un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d'arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s'écouler au rythme d'une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L'un d'eux me demande si lui et sa bande peuvent s'asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d'ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d'être plus longtemps enfermée entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j'ai sûrement l'air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l'arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m'appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j'ai un arbre généalogique ! »

Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d'aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l'équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d'hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c'est mon ami, tantôt il m'agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t'ont fait du mal. » Il essaye de m'endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l'oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l'hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s'intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l'hôpital, ils t'attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d'une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d'un blanc d'hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu'il s'ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L'odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j'attends que le temps passe mais le temps ici n'a pas d'aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s'assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d'y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu'on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j'irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l'elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d'arriver au centre quand mes parents m'avaient rejoint dans la salle des visites (qui n'est autre qu'un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m'ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu'un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j'étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n'avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t'aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer. 

Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu'on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j'ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c'est devenu le nouveau centre d'intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n'y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d'ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s'installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c'est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m'énerver. C'est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m'avait poussé à bout, je détestais qu'on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s'énerve. Je gagne la première partie.

La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J'offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m'étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j'ai pu dire, quoi que j'ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c'est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« - Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
- Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu'on le laisse sortir d'ici. Il délire. C'est « eux » qui l'ont violé et agressé dans la rue. Non, c'est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d'idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n'arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu'est ce qu'il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s'adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu'elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d'ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l'entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu'elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l'avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c'était mon avocate commis d'office que j'avais croisée et mon discours était si absurde que je n'avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n'étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t'endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »

Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l'adversité et patient·e face au temps. 

Après dix jours qui m'ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J'étais une femme libre. J'ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s'était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n'ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T'aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T'es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c'est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d'être enfermée m'avait coupé l'appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m'ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l'hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C'est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.

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Quand les startups « anti-gaspi » mangent à la place des plus précaires

Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j'ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.

En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes. 

Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c'est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin. 

VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier :
Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s'occupe des colis d'aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c'est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l'échelle d'un quartier, d'une rue, avec un peu de solidarité qui s'organise. Ça peut être à l’initiative d'une paroisse, d'un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c'est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu'il se passe. C'est pour ça qu'on a créé la plateforme LOCO avec d'autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d'invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d'autres assos plus petites qui n'ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire. 

Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l'un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d'outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était. 

Dans un premier temps, L'Ilot a pu être protégé par des accords qu'on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d'assos pour la récupération d'invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d'accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l'offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c'est logique de les voir aller vers ce type d'acteurs. 

Vous avez perdu beaucoup d'accords ?
Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c'est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d'un jour à l'autre. En plus, le CDAG c'est un gros acteur ; pour les plus petits c'est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.

Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l'aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur. 

Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos. 
L'un des premiers contacts qu'on a eu avec To Good To Go c'était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l'opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l'amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L'un des arguments de Happy Hours Market c'est de dire qu'il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n'est plus dans le projet d'éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables. 

Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n'ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu'elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d'aider les assos, c'est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu'elles recevaient des produits périmés. 

Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n'est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C'est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l'élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d'accès à de la nourriture tout en ayant l'éducation numérique, c'est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche. 

Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ?
La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c'est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.

Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c'est tellement difficile de l'avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu'un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n'ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu'ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu'ils ferment parfois parce qu'ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l'égard des personnes précaires depuis quelques années. 

En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ? 
La France est une des pionnières en Europe de l'encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s'organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s'associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes. 

Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y'aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C'est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d'argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s'aggraver.

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