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« Tout rĂ©apprendre » : ce qu’arrĂȘter l’alcool change dans la vie amoureuse

« J’ai rencontrĂ© un mec qui s’est mis Ă  me raconter sa vie pendant hyper longtemps sans me poser la moindre question. Je m’ennuyais tellement, j’aurais bien aimĂ© boire une pinte de biĂšre. » Clara (29 ans) a fait une pause de l’alcool pendant un mois pour la premiĂšre fois l’annĂ©e passĂ©e. Elle a Ă©tĂ© heureuse de dĂ©couvrir qu’elle n’est « ni moins drĂŽle ni moins intĂ©ressante sobre ». Les gueules de bois ne lui ont pas manquĂ©, ni « l’enfer des premiers rapports bourrĂ©s ». Mais il y a eu quelques moments difficiles, et notamment les premiers dates avec des quasi-inconnus.

La consommation d’alcool baisse, notamment chez les jeunes. En Belgique, on boit deux fois moins de biĂšre qu’il y a 30 ans, d’aprĂšs le dernier rapport annuel des brasseurs belges. Il n’empĂȘche, le bar reste l’un des endroits les plus courants oĂč l’on se fixe un premier rendez-vous. Pour celles et ceux qui ont passĂ© une bonne partie de leur vie amoureuse un verre Ă  la main, ĂȘtre sobre impose un nouvel apprentissage : sans alcool, comment se regarder dans les yeux, oser un premier baiser et plus si affinitĂ©s ?

Premier (bon) Ă©lĂ©ment, rencontrer quelqu’un sobre exclut d’office certaines personnes Ă  qui vous auriez laissĂ© une chance avec quelques verres dans le nez. « BourrĂ©e, j’aurais sans doute Ă©tĂ© contente de plaire, sans me demander si c’était rĂ©ciproque », analyse Clara en repensant Ă  son rendez-vous ratĂ©. « Mais lĂ , sobre, c’était impossible de passer Ă  cĂŽtĂ© du fait que j’étais pas intĂ©ressĂ©e. »

Le pouvoir dĂ©sinhibant de l’alcool prĂ©sente certes la capacitĂ© de lubrifier la rencontre, mais il n’aide pas Ă  prendre les meilleures dĂ©cisions et ses effets sont imprĂ©visibles : « L’éthanol agit sur tellement de neurotransmetteurs qu’on ne peut pas ĂȘtre sĂ»r de ce qui va se passer », explique Catherine Hanak, psychiatre et addictologue au CHU Brugmann, Ă  Bruxelles. Difficile alors d’ĂȘtre dans l’état requis pour bien Ă©valuer la situation qu’on vit face Ă  une nouvelle rencontre. A-t-on apprĂ©ciĂ© cette personne en elle-mĂȘme, sa prĂ©sence ou juste le fait d’avoir enfilĂ© des verres ?

Plusieurs mois aprĂšs la fin de sa pause, Clara a finalement rencontrĂ© quelqu’un lors d’une soirĂ©e alcoolisĂ©e. Heureusement, elle l’apprĂ©cie toujours, mĂȘme quand elle ne boit pas : « Ça se passe hyper bien ! Mais on s’est dit plein de choses sur notre vie dont j’ai aucun souvenir. Maintenant, j’ose pas lui poser certaines questions, de peur qu’on ait dĂ©jĂ  abordĂ© le sujet
 »

Quand vous prenez le parti de chercher l’amour sobre, apprendre Ă  gĂ©rer votre nervositĂ© autrement qu’en vous cachant derriĂšre un verre constitue un dĂ©fi majeur. ValĂ©rie (33 ans)  ne se considĂšre pas comme alcoolique mais elle a toujours bu lors de ses rendez-vous amoureux, notamment « pour faire taire [son] anxiĂ©tĂ© sociale ». AprĂšs « une relation qui s’est trĂšs mal passĂ©e » et Ă  laquelle elle « aurait mis un terme bien plus tĂŽt » si elle avait Ă©tĂ© moins sous l’influence de la boisson, elle s’est totalement sevrĂ©e. Depuis quelques semaines, elle est inscrite sur des applications de rencontres, mais elle n’a pas encore fixĂ© de rendez-vous, car elle apprĂ©hende encore trop le regard des autres : « J’ai peur de pas ĂȘtre Ă  l’aise et de devoir me justifier, ou qu’on me demande pourquoi je bois pas
 »

Maud (24 ans), elle, n’a jamais aimĂ© « se mettre des caisses Â», mais elle a arrĂȘtĂ© de boire aprĂšs une pĂ©riode oĂč elle trouvait « que l’alcool s’installait trop dans [son] quotidien ». AprĂšs avoir stoppĂ©, elle a Ă©tĂ© frappĂ©e par la pression sociale qui fait de l’alcool un automatisme, et les stĂ©rĂ©otypes sexistes qui vont avec : « Quand on est une fille, il faut boire, mais pas trop. Quand je racontais que j’avais dĂ©jĂ  Ă©tĂ© super bourrĂ©e, je sentais que c’était pas en phase avec l’idĂ©al fĂ©minin de certains garçons
 alors qu’on pourrait davantage se questionner sur le fait que tout le monde boit autant, tout le temps. Â» Dans tous les cas, mĂȘme si ça peut s’avĂ©rer peu excitant, et mĂȘme un peu lourd, « c’est important d’expliquer qu’on ne boit pas, pour partir sur des bases saines », juge Catherine Hanak.

Sobre depuis trois ans aprĂšs de longues annĂ©es d’ivresse, l’humoriste Maxime Musqua (36 ans) a dĂ©veloppĂ© des techniques pour dĂ©dramatiser le sujet. « Je donne rendez-vous le dimanche matin, c’est super pratique pour ne pas avoir de dĂ©calage sur la consommation », me dit-il.

Certain·es utilisateur·ices des applications de rencontre semblent Ă©galement ĂȘtre de plus ou plus ouvert·es Ă  l’idĂ©e de faire des dates ailleurs que dans un bar. En 2022, l’application Bumble avait publiĂ© ses prĂ©dictions. Selon leurs conclusions, la consommation d’alcool ne jouait plus un rĂŽle aussi important dans les rencontres ou relations amoureuses qu’auparavant. Sur cette application, 34% des personnes sondĂ©es se dĂ©clarent d’ailleurs plus susceptibles d’avoir un dry date aujourd’hui qu’avant la pandĂ©mie.

Mais en arrĂȘtant de boire ou en diminuant, il est aussi possible que vous ayez tout simplement besoin de mettre en pause votre vie sentimentale. Annabelle (31 ans) a dĂ©cidĂ© de rĂ©duire sa consommation parce qu’elle ne supportait plus les gueules de bois, alors qu’elle consacrait toute son Ă©nergie Ă  d’importants changements dans sa vie : « J’étais en reconversion professionnelle, je suivais une thĂ©rapie
 » Cette pĂ©riode l’a plongĂ©e, au niveau sentimental, dans une traversĂ©e du dĂ©sert d’un peu plus d’un an « plutĂŽt bien vĂ©cue ». « IntĂ©rieurement, c’était trop le chantier pour ĂȘtre avec quelqu’un », estime-t-elle. Depuis quelques semaines, elle voit un garçon rencontrĂ© Ă  son cours de chant – une activitĂ© qu’elle a dĂ©marrĂ©e aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© l’alcool.

Pour Paul (43 ans), c’est encore compliquĂ©. Suivi par un addictologue depuis plusieurs annĂ©es, il s’est rendu compte que son alcoolisme nourrissait une forme de dĂ©pendance affective. « J’enchaĂźnais les rencontres et les verres parce que je manque d’estime de moi et que j’arrive pas Ă  vivre seul, explique-t-il. J’ai peur de rendre les autres malheureux aussi. » Sobre depuis trois mois, il estime avoir besoin de « prendre le temps de [se] soigner et de [se] reconstruire » avant de faire de nouvelles rencontres.

« Le premier bisou, c’est toujours plus difficile, relance Maxime Musqua. Ça peut prendre un peu plus de temps, y’a ce moment oĂč on sait qu’on se plaĂźt sans savoir si c’est le bon moment pour tenter quelque chose
 Et en mĂȘme temps, une fois qu’on y arrive, ça peut aussi ĂȘtre vachement mieux parce qu’on est sĂ»r qu’on en a envie ! On a plus attendu et on a aussi plus de sensations du fait d’ĂȘtre sobre. »

Sans surprise, le sexe est gĂ©nĂ©ralement meilleur quand on dispose de toutes ses facultĂ©s, et qu’on peut s’en rappeler le lendemain. « La communion des corps n’a rien Ă  voir ! », s’enthousiasme la journaliste Charlotte Peyronnet (33 ans). Avec le recul, elle estime que l’alcool l’a accompagnĂ©e dans la « longue errance hĂ©tĂ©rosexuelle » qu’elle raconte dans Et toi, pourquoi tu bois ? (Éditions DenoĂ«l, 2024). « Je pense que j’ai toujours Ă©tĂ© lesbienne mais je me le suis cachĂ© pendant des annĂ©es, l’alcool m’a beaucoup aidĂ©e Ă  me voiler la face, me confie-t-elle. Je buvais des verres de blanc au petit rĂ©veil pour avoir envie de faire l’amour. »

Nefeli (30 ans) trouve que la sobriĂ©tĂ© l’aide Ă  mieux respecter son propre consentement. « Avant, y’avait des tas de fois oĂč je me rĂ©veillais le lendemain matin en me demandant pourquoi j’étais lĂ , dit-elle. Ça me manque pas du tout. » Si elle admet une certaine « nostalgie » au souvenir de « ces nuits oĂč elle embrassait des inconnus » – ce qu’elle n’ose plus –, elle estime avoir « totalement gagnĂ© au change » car elle se sent « plus en sĂ©curitĂ© » et « plus Ă©panouie dans une sexualitĂ© plus douce ».

Faire l’amour sobre n’a pas Ă©tĂ© simple pour Charlotte Peyronnet : « J’avais Ă©normĂ©ment de complexes sur mon corps que je noyais dans l’alcool. Au dĂ©but, j’avais plus du tout de dĂ©sir pour ma partenaire. J’ai passĂ© beaucoup de temps Ă  me masturber, j’ai dĂ» tout rĂ©apprendre, recrĂ©er un nouvel imaginaire avant de me sentir prĂȘte. » Mais elle aussi affirme pouvoir profiter des aspects positifs dĂ©sormais. Car au-delĂ  du rapport Ă  soi-mĂȘme – Ă  son corps et/ou Ă  sa sexualitĂ© –, la sobriĂ©tĂ© peut aussi soulager votre partenaire, si vous ĂȘtes en couple. « Ma copine m’a racontĂ© qu’elle s’inquiĂ©tait tout le temps de devoir gĂ©rer les dĂ©gĂąts causĂ©s par ma consommation, de devoir venir me chercher Ă  l’hĂŽpital
 », poursuit Charlotte. C’est entre autres sa partenaire qui l’a Ă©normĂ©ment aidĂ©e Ă  arrĂȘter de boire : « J’ai vu dans son regard qu’elle m’aimait toujours et qu’elle me soutenait, ça m’a donnĂ© Ă©normĂ©ment de force. »

Ne plus avoir l’alcool comme exutoire peut aussi vous aider Ă  mieux communiquer au sein du couple. « On est plus attentifs l’un·e Ă  l’autre, on Ă©change davantage », estime Evelyne, crĂ©atrice du compte Instagram @sobreetbranchee. AprĂšs son arrĂȘt de l’alcool en septembre 2020, suivi de la diminution de consommation de son compagnon, son couple sort davantage. « On va au resto, au cinĂ©ma ou Ă  la bibliothĂšque ensemble toutes les semaines », s’enthousiasme-t-elle. Les soirĂ©es Ă  deux sont dĂ©sormais plus lĂ©gĂšres, moins centrĂ©es autour de la bouteille ouverte pour le repas et de l’atmosphĂšre pesante qui suivait. Avec moins d’alcool entre eux, la complicitĂ© a regagnĂ© du terrain.

Ces changements s’expliquent en partie par le fait qu’on « est souvent plus prĂ©sent·e dans une relation aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© de boire, surtout si l’alcool Ă©tait au centre de notre vie avant », confirme Catherine Hanak – mĂȘme s’il ne faut pas faire de gĂ©nĂ©ralitĂ©s : il y a des personnes alcooliques qui arrivent Ă  bien gĂ©rer leur couple. « Quand on boit, on attend souvent d’ĂȘtre ivre pour essayer de rĂ©gler ses problĂšmes de couple, remet Maxime Musqua. Sobre, on est obligé·e d’apprendre Ă  rĂ©gler les conflits autrement, en Ă©tant attentif Ă  ses Ă©motions, en mettant des mots dessus, et en assumant de se montrer vulnĂ©rable pour les exposer Ă  notre partenaire. »

Si la sobriĂ©tĂ© amĂšne « beaucoup de choses positives Â» la plupart du temps, Catherine Hanak reconnaĂźt tout de mĂȘme qu’elle peut aussi ĂȘtre source de tensions. « Par exemple, quand c’était le partenaire de la personne qui buvait qui prenait beaucoup de dĂ©cisions pour le couple :  sobre, on se met Ă  donner beaucoup plus son avis. Un nouvel Ă©quilibre est donc Ă  rĂ©inventer. »

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J’ai voulu transmettre le VIH de maniùre intentionnelle – et consentie

AprĂšs quelques secondes d’hĂ©sitation, JĂ©rĂ©mie l’affirme sans dĂ©tour : « Si tout Ă©tait Ă  refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pĂšse sur les Ă©paules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », aprĂšs s’ĂȘtre arrachĂ©, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues annĂ©es passĂ©es Ă  frayer dans le milieu gay du chemsex, associĂ© au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher Ă  cru », qui vise Ă  se passer sciemment de prĂ©servatif. Au souvenir de ses soirĂ©es partouze, et depuis le siĂšge qu’il occupe derriĂšre son Ă©cran d’ordinateur, ce chef de structure Ă©voque des « nuits mortifĂšres ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fĂ©tichisation » du risque de transmission du VIH dont il Ă©tait porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », prĂ©cise le MontpelliĂ©rain.

Un levier Ă©rotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des sĂ©ro-divergents entretiennent un rapport impliquant un nĂ©gatif (neg, dans le jargon) souhaitant ĂȘtre contaminĂ© par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© au grand public au grĂ© d’expositions mĂ©diatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. DĂ©criĂ© comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliquĂ© rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays Ă©taient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, dĂ©menti ce chiffre choc –, le papier avait provoquĂ© une avalanche de rĂ©actions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une lĂ©gende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunitĂ© de brosser, pour la Ă©niĂšme fois, le tableau infamant d’une communautĂ© aux mƓurs aussi perverses que dĂ©bridĂ©es, bien responsable, au fond, du flĂ©au du sida qui l’avait si durement frappĂ©e. Une lecture homophobe au regard de JĂ©rĂ©mie, pour qui le « plombage » reprĂ©sentait avant tout un moyen prĂ©cieux – vital, mĂȘme – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scĂšne sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils Ă  ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».

Devenir « gift giver », pour se relever du VIH

Avant d’endosser son rĂŽle assumĂ© de « plombeur », il a d’abord fallu que JĂ©rĂ©mie encaisse le sĂ©isme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, Ă  27 ans », se remĂ©more-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps Ă  courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les mĂ©dias se souvient de sa jeunesse, passĂ©e au chevet d’une mĂšre atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » RĂ©silient, JĂ©rĂ©mie dĂ©bute sa trithĂ©rapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirĂ©troviraux rĂ©duisent la charge virale du virus, pour l’empĂȘcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. GrĂące Ă  ces avancĂ©es mĂ©dicales, l’espĂ©rance de vie des personnes touchĂ©es avoisine celle des sĂ©ronĂ©gatifs. Chaque jour, JĂ©rĂ©mie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux Ă  cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un Ă©tranger indĂ©sirable. Mais il Ă©tait lĂ , tout proche ; on Ă©tait condamnĂ©s Ă  la cohabitation. Alors je suis devenu machiavĂ©lique avec lui. » Pour ne plus ĂȘtre simplement victime de sa sĂ©ropositivitĂ©, JĂ©rĂ©mie transforme son virus en support Ă©rotique : il fantasme de le transmettre.

Cette idĂ©e, obsĂ©dante, le pousse Ă  poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique Ă  risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, citĂ©s dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le dĂ©but de l’épidĂ©mie de VIH/sida » – soit l’orĂ©e des annĂ©es 1980 –, puis se serait cultivĂ©e de maniĂšre confidentielle, avant d’ĂȘtre visibilisĂ©e par l’avĂšnement d’internet et la floraison de sites dĂ©diĂ©s qui l’ont accompagnĂ©. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopĂ©e d’entre eux. Sur un site gratuit dĂ©diĂ© aux plans cul, un internaute affiche ĂȘtre en quĂȘte d’hommes « bien chargĂ©s viralement » pour accomplir sa « sĂ©roconversion », et cĂŽtĂ© Grindr des utilisateurs spĂ©cifiant vouloir « ĂȘtre plombĂ© » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas Ă  creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, JĂ©rĂ©mie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un cĂŽtĂ© les gift givers, prĂȘts Ă  « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?

La question se pose spontanĂ©ment, tant cette course Ă  l’infection paraĂźt dĂ©routante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus Ă  la prise en charge mĂ©dicale parfois exorbitante, et dont l’exposition Ă©tait criminalisĂ©e dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans mĂȘme parler des 142 dĂ©cĂšs qui y Ă©taient liĂ©s dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 Ă  l’échelle mondiale l’annĂ©e suivante, d’aprĂšs les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? CroisĂ© sur le forum fĂ©tichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhĂ©rer au barebacking – lors de rapports hĂ©tĂ©ros – par « goĂ»t du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». VoilĂ  deux ans que ce quarantenaire cherche Ă  contracter le VIH auprĂšs de femmes sĂ©ropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », Ă  l’intĂ©rieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dĂ©vastation dans lequel se reconnaĂźt JĂ©rĂ©mie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tĂȘte. » C’est cette mĂȘme « pulsion de mort » qui avait poussĂ© notre interlocuteur Ă  faire un bond vertigineux dans le chemsex.

« Des fĂȘtes sans limite, oĂč tout le monde courrait Ă  sa perte »

Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractĂ©ristique, s’ĂȘtre toujours « sĂ©vĂšrement emmerdĂ© » dans un « coĂŻt classique », multiplie les expĂ©riences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage
 et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » oĂč la consommation de drogues de synthĂšse est « monnaie courante », JĂ©rĂ©mie s’essaye Ă  la « dĂ©charge d’excitation et de dĂ©sinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dĂšs 2010, en slam – c’est-Ă -dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fĂȘtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privĂ©s. Avec de la musique, des pornos projetĂ©s sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimitĂ© de ces soirĂ©es, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagĂ©es d’inconnus, on enchaĂźne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprĂšs de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destinĂ© aux sĂ©ronĂ©gatifs, empĂȘchant la contraction du VIH.

Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et prĂ©sidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothĂšses. « Le slam en lui-mĂȘme peut porter une charge Ă©rotique, avec la ritualisation de la prĂ©paration des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cĂ©rĂ©monielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet Ă©cosystĂšme-ci, ou des pratiques extrĂȘmes gays, on peut aussi supposer une fĂ©tichisation des liquides. » D’un cĂŽtĂ©, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, trĂšs ancrĂ© dans l’enfance, de devenir “frĂšres de sang”. » Et d’autre part, l’absence de prĂ©servatif laisserait libre cours Ă  « une circulation des fluides, pour lĂ©guer une trace de soi en l’autre, par-delĂ  le rapport sexuel ». Avec comme perspective, Ă©ventuellement teintĂ©e BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.

De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prĂ©vention – en l’occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers dĂ©cuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontiĂšres entre le permis et le rĂ©prĂ©hensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de libertĂ© individuelle, Ă  faire ce qu’ils ne “devraient pas” », rĂ©sume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernĂ©s homosexuels, de se « rĂ©approprier » un narratif partagĂ©. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, trĂšs ancrĂ©e dans l’imaginaire commun, d’une personne sĂ©ropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scĂ©narios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutĂŽt qu’ils n’isolent. »

Aprùs l’hospitalisation, l’amour

« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frĂšre, je suis prĂȘt Ă  te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde JĂ©rĂ©mie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On Ă©tait unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empĂȘchait pas de nouer des rapports Ă©troits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds Ă©changes de regards, une sensualitĂ© au moment des rapports
 Toute une poĂ©sie. » NĂ©e d’un penchant romantique ? « Un romantisme trĂšs noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimitĂ© d’un Ă©change de virus. » 

Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en ĂȘtre certain lors de ses premiers « plans bareback », JĂ©rĂ©mie le sait dĂ©sormais : il n’a « sans doute jamais “plombĂ©â€ qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithĂ©rapie a un effet prĂ©ventif, nommĂ© TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point dĂ©finitif Ă  la question dĂ©coulant de l’étude PARTNER dont les rĂ©sultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH Ă  partir d’une personne sĂ©ropositive traitĂ©e », pose Michel Ohayon, directeur mĂ©dical du 190, un centre de sexualitĂ© inclusif basĂ© sur Paris. ConsĂ©quence de quoi, aux yeux de notre spĂ©cialiste, le fantasme du « plombage », « relativement frĂ©quent jusqu’au milieu des annĂ©es 2000 », est devenu caduc. Au sens oĂč « les gens qui l’évoquent ne le rĂ©alisent pas dans les faits ». « TrĂšs anecdotique » selon l’expert, le phĂ©nomĂšne est aussi parfois taxĂ© de sĂ©rophobie dans les cercles qui militent contre la dĂ©sinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, oĂč le mot « plombage » renverrait Ă  un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’ĂȘtre.

« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-ĂȘtre Ă  prendre comme un rite de passage, vers une communautĂ© sĂ©ropositive stigmatisĂ©e, et dont le passĂ© traumatique a marquĂ© l’histoire gay », rĂ©agit JĂ©rĂ©mie, que deux dĂ©cennies de sexualitĂ© « extrĂȘme » ont poussĂ© au bord du prĂ©cipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette rĂ©versibilitĂ© des rĂŽles m’a coĂ»tĂ© cher : en sex party, mon dernier Ă©change de seringues s’est soldĂ© par la contraction de l’hĂ©patite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, Ă  le menacer « pour la vingt-cinquiĂšme fois » d’un divorce, s’il ne dĂ©croche pas. Dos au mur, JĂ©rĂ©mie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brĂ»lure de l’addiction. Mon corps Ă©tait ruinĂ©, je l’avais violĂ© – donnĂ© Ă  violer. AprĂšs tant d’annĂ©es Ă  avoir, plus ou moins consciemment, chercher Ă  Ă©lire ma mort, j’ai compris que ma derniĂšre seringue serait la derniĂšre. Et l’instinct de survie a repris le dessus. » 

Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et aprĂšs trois semaines d’hospitalisation, dĂ©bute une lente reconstruction grĂące au sport, et aux thĂ©rapies EMDR. JĂ©rĂ©mie reprend peu Ă  peu goĂ»t aux choses – la sexualitĂ© mise Ă  part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualitĂ© fade, ou bien de replonger dans mes vieux dĂ©mons. Aucune des deux options ne me tente », expĂ©die-t-il, l’Ɠil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arriĂšre, JĂ©rĂ©mie fait ses adieux Ă  un passĂ© pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualitĂ© classique, mais ça n’a pas Ă©tĂ© le cas. Alors j’ai vĂ©cu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »

« Pas mal sous l’eau » Ă  la tĂȘte de la structure qu’il pilote dĂ©sormais, JĂ©rĂ©mie s’investit aussi dans la prĂ©vention autour du chemsex en participant Ă  des podcasts, et des congrĂšs. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, dĂ©lestĂ©e des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redĂ©ploie ses ailes – mais sous d’autres ciels. 

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Comment j’ai dĂ©gommĂ© Malik au babyfoot pendant mon sĂ©jour en HP

Mi-septembre 2023, aprĂšs un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquĂ©e chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idĂ©e de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses Ă  moitiĂ© (jamais, vivons intensĂ©ment !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchĂ©e de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passĂ©. AprĂšs avoir perdu la tĂȘte auprĂšs de la police, puis avoir Ă©tĂ© envoyĂ©e Ă  l’hĂŽpital Brugmann oĂč, bien Ă©videmment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le mĂ©decin responsable qui m’avait dĂ©jĂ  vue quelques jours plus tĂŽt a pris un « malin plaisir » Ă  m’envoyer Ă  l’hĂŽpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca Ă  Bruxelles. 

« Faut juste que j’arrive Ă  dormir, faut juste que j’arrive Ă  dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dĂ©pose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrĂ©s oĂč se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la derniĂšre chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux Ă  quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols frĂ©quents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volĂ© mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volĂ© mon peigne ? » se dĂ©clenchent le soir. Je pose ma tĂȘte sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, diffĂ©rentes rĂ©alitĂ©s possibles dĂ©filent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai Ă  rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.

Lorsqu’on est enfermĂ©e et condamnĂ©e quelque part, le pire ce sont les rĂ©veils. Voir qu’on est toujours coincĂ©e au mĂȘme endroit pour recommencer la mĂȘme journĂ©e avec les mĂȘmes personnes, les mĂȘmes conversations et surtout au sein des mĂȘmes murs. Ma chambre Ă©tant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer Ă  ma porte, c’est le petit-dĂ©jeuner. Bien Ă©videmment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dĂšs qu’une Ă©motion se prĂ©sentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi
 Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprĂ©cier la vie. »

DĂźners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a dĂ©cidĂ© qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiĂšne et dort dans les fauteuils. Il n’a mĂȘme pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitiĂ© avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tĂȘte, je n’avais besoin que d’un regard rĂ©confortant, quelqu’un qui me voit Ă  travers la folie.

« Hey, t’as pas une clope ? » 

« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours Ă  faire des aller-retour entre le fumoir et le prĂ©au. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosĂ© par les psychĂ©dĂ©liques, c’est ce que j’étais en arrivant Ă  l’hĂŽpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit Ă  un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun Ă  leur tour, les gens passent prĂšs de moi, posĂ©e comme un pot de fleurs Ă  cĂŽtĂ© de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver Ă  me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pĂąte Ă  gĂąteau trop Ă©paisse coincĂ©e sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hĂąte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir prĂšs de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans pĂ©ter Ă  nouveau un cĂąble sous la pression d’ĂȘtre plus longtemps enfermĂ©e entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mĂ©rite sa place ici, Ă©videmment. Certes, ĂȘtre coupĂ©e des stimulis extĂ©rieurs provisoirement aident Ă  retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journĂ©es Ă  Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tĂȘte, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sĂ»rement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez rĂ©active pour elle. AprĂšs lui avoir refusĂ© mon tĂ©lĂ©phone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte Ă  une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre gĂ©nĂ©alogique ! »

AprĂšs trois jours, alors que je suis temporairement privĂ©e d’aller sous le prĂ©au pour la journĂ©e – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaĂźt. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hĂŽpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les dĂ©chets, puis il se met Ă  faire des pompes. Il est grand, a le corps trĂšs sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. TantĂŽt c’est mon ami, tantĂŽt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se prĂ©sente comme un grand philosophe, il va faire des Ă©tudes de mĂ©decine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as Ă©tĂ© naĂŻve Lucie, il ne faut plus que tu sois naĂŻve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je rĂ©ponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases Ă  l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

DĂ©but septembre, il y a eu un sĂ©isme au Maroc. En entrant Ă  l’hĂŽpital, pensant tout diriger avec mes pensĂ©es, je croyais que ce sĂ©isme Ă©tait de ma faute. Malik a touchĂ© droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tĂȘte repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hĂŽpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tĂȘte d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut ĂȘtre fatal. Les pensĂ©es autocentrĂ©es ressurgissent sans considĂ©rer les victimes bien rĂ©elles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillĂ©e d’un blanc d’hĂŽpital dĂ©barque avec son chariot rempli de mĂ©docs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse Ă©tait arrivĂ©e. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la tĂ©lĂ©vision Ă  fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte Ă  clĂ© ou cas oĂč il y aurait un problĂšme. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dĂ©goute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de tĂ©lĂ©vision, on s’assoit autour de lui, il Ă©nonce les activitĂ©s du jour et on lĂšve la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme Ă  de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activitĂ©s de bricolage, des marches organisĂ©es. Tous les matins, j’irai au sport lĂ  oĂč quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation Ă  deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours Ă  moitiĂ© dĂ©braillĂ©e en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, Ă  part moi, la blanche privilĂ©giĂ©e. Elle a raison. Je venais Ă  peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien Ă©tĂ© utiles Ă  Ă©changer contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-lĂ , j’étais d’ailleurs rentrĂ©e de ma visite gĂȘnĂ©e, comme une prisonniĂšre qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidaritĂ© se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps Ă  nettoyer. 

Papy nous Ă  trouvĂ© du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e Ă  notre tour sur le balcon barricadĂ© de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lĂšvres sont brunes et nos yeux fatiguĂ©s. Depuis que j’ai montrĂ© mon tĂ©lĂ©phone et osĂ© mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intĂ©rĂȘt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sĂ»r. AprĂšs tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous Ă©chapper un peu d’ici. Alors on reste lĂ , le regard dans le vide Ă  Ă©couter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s’installe prĂšs de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tĂȘte en basculant entre agressivitĂ© et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence Ă  m’énerver. C’est une vraie pile Ă©lectrique. Pour se dĂ©fouler, il me dĂ©fie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rĂ©tamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussĂ© Ă  bout, je dĂ©testais qu’on me prenne pour une conne Ă  rĂ©pĂ©tition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la premiĂšre partie.

La deuxiĂšme partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tĂȘte entre ses mains pour la calmer et lui chuchote Ă  l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est douĂ©, ça se voit, mais je m’étais entraĂźnĂ©e tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis dĂ©solĂ©. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« – Toi, tu vas te transformer en dĂ©mon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle Ă  la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il dĂ©lire. C’est « eux » qui l’ont violĂ© et agressĂ© dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressĂ©, jamais il ne se serait laissĂ© toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapĂ© Ă  quatre paires de bras et piquĂ© pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et rĂ©pĂšte les mĂȘmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet panĂ© et du riz. Il remarque que je n’arrive pas Ă  quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a lĂ  ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse Ă  elle, ses rĂ©ponses sont cohĂ©rentes, elle aimerait juste parler Ă  la psychologue, ça fait des jours qu’elle la rĂ©clame et elle commence Ă  vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journĂ©e et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraĂźnent dans une danse attendrissante, oĂč elle remue ses Ă©paules deux fois Ă  droite puis deux fois Ă  gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait Ă©galement cinq jours que je rĂ©clamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir dĂ©jĂ  vue Ă  mon arrivĂ©e mais, Ă©tant encore en dĂ©compression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisĂ©e et mon discours Ă©tait si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je dĂ©cide de lui rĂ©diger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohĂ©rente. Peu importe ce que mon pĂšre tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chĂ©rie. »

Se lever, fumer, prendre des mĂ©docs pour certain·es, attendre, aller faire une activitĂ©, fumer, manger, se promener sous le prĂ©au, fumer, fumer, fumer
 Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des mĂ©docs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur rĂ©alitĂ© un peu moins rĂ©pĂ©titive. Rester stoĂŻque face Ă  l’adversitĂ© et patient·e face au temps. 

AprĂšs dix jours qui m’ont paru une Ă©ternitĂ©, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donnĂ© mes derniĂšres bouteilles de coca Boni Ă  Vadim* et doucement dĂ©posĂ© une Ă©norme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagnĂ© une boule de cristal », lui rĂ©pondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’ĂȘtre enfermĂ©e m’avait coupĂ© l’appĂ©tit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours Ă  l’hĂŽpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientĂŽt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongĂ© sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, Ă  Bruxelles. C’est un homme sensible, rĂ©voltĂ© par les injustices et peut-ĂȘtre un peu intense. Il est loin d’ĂȘtre « fou » comme la sociĂ©tĂ© pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protĂ©ger leur identitĂ©.

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DĂ©couvrir The Vaccines le cƓur brisĂ© sur la cĂŽte anglaise

Il y a des moments oĂč on est bien heureux·se que personne ne soit lĂ  pour contempler le pathĂ©tisme dans lequel on se trouve. Et en mĂȘme temps, on retire une certaine satisfaction au dĂ©sƓuvrement d’avoir touchĂ© le fond.

J’étais dans une relation oĂč il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problĂšme apparent, juste un immobilisme paisible. Il Ă©tait mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, Ă  24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il Ă©tait du mĂȘme avis que moi, bien qu’il soit plus ĂągĂ©, et Ă©tait pourtant incapable de prendre la moindre dĂ©cision, comme engluĂ© dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. AprĂšs plusieurs annĂ©es de vie commune, on a vidĂ© notre appartement et eu quelques Ă©changes passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis achetĂ© au Maroc ou le vase chinĂ© aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien Ă  cirer.

J’ai entassĂ© mes cartons dans la cave d’une amie, contemplĂ© une derniĂšre fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie Ă  GĂȘnes. On Ă©tait en juillet, je venais d’ĂȘtre diplĂŽmĂ©e, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler oĂč je voulais mais je n’avais aucune idĂ©e d’oĂč m’installer.

Il m’a suffi de seulement cinq jours pour rĂ©aliser que je frĂŽlais le scĂ©nario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migrĂ© Ă  Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chĂšres.

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L’atmosphĂšre anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idĂ©es en place. Je n’ai pas quittĂ© une seule fois mon impermĂ©able durant la premiĂšre semaine.

« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon dĂ©part. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait Ă  aller Ă  la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer Ă  les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.

J’avais une soif intarissable d’ĂȘtre seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goĂ»t nouveau. J’avais l’impression d’ĂȘtre dans une sorte d’état mĂ©ditatif constant. J’espĂ©rais que l’expĂ©rience m’amĂšnerait Ă  atteindre des zones de mon esprit jusque lĂ  inconnues ; ou atteindre une forme de sĂ©rĂ©nitĂ© durable, un dĂ©tachement de tout et pour toujours.

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Je logeais dans une rĂ©sidence Ă©tudiante quasiment vide pour l’étĂ©. J’ai croisĂ© seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent Ă  couper au couteau m’a empĂȘchĂ© de comprendre ce qu’ils foutaient lĂ . J’ai aussi aperçu un gars Ă  peine plus ĂągĂ© que moi, et qui, le jour de son dĂ©part, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.

Il n’y avait pas de brosse Ă  toilette. La cuisine commune Ă©tait trĂšs sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la piĂšce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, mĂȘme pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volontĂ©. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et rĂ©chauffĂ©s au micro-ondes ou de tomates cerises.

J’ai quand mĂȘme Ă©tĂ© lassĂ©e de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai tĂ©lĂ©chargĂ© Tinder, mis quelques photos et ajoutĂ© comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissĂ© l’application miroiter plusieurs jours. J’ai Ă©changĂ© avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai Ă©tĂ© charmĂ©e par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une Ă©paisse barbe et des boucles blondes qui dĂ©passaient de sa casquette. Il m’a proposĂ© un verre Ă  la fin de la semaine. J’ai rĂ©pondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvĂ©e dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posĂ© sur la table, Ă  contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.

Le courant passait bien. On a changĂ© de bar, pour jouer Ă  A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variĂ©es allant de « What do you admire about your parents? » Ă  « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirĂ©e a rapidement pris une tournure intime et on s’est raconté·es nos rĂȘves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.

Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est achetĂ© des biĂšres dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement Ă©tonnamment trĂšs blanc, propre et rangĂ©. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais dĂ©couvert en feuilletant la programmation du Botanique Ă  Bruxelles, pour offrir une place de concert Ă  mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon Ă©tat d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haĂŻ l’étĂ© – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »

Girl and Girl a Ă©voquĂ© Ă  Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitĂŽt fait Ă©couter. SacrilĂšge, je ne connaissais pas cette pĂ©pite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quĂȘte obsessive de nouvelles perles musicales n’en a Ă©tĂ© que plus alimentĂ©e. Sur le moment, j’ai apprĂ©ciĂ© le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s’employait Ă  explorer la moindre parcelle de mon corps.

J’ai prĂ©fĂ©rĂ© rentrer dormir dans ma rĂ©sidence Ă©tudiante crade. Comme si j’avais assez bafouĂ© l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne mĂ©ritais pas tant de confort. J’ai lancĂ© Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulĂ© une clope et me suis enfoncĂ©e dans l’obscuritĂ© de la nuit et de mon chagrin.

« I can barely look at you
Don’t tell me who you lost it to
Didn’t we say we had a deal?
Didn’t I say how bad I feel? »

J’ai pris un dĂ©tour pour marcher le long de la plage.

« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »

La chanson me mettait en pleine face mon dĂ©ni. Alors je l’ai remise en boucle. Je rĂ©alisais, pour la premiĂšre fois, que ma relation Ă©tait dĂ©truite, consumĂ©e jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arriĂšre. Que je n’étais qu’aux prĂ©misses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.

« Leave it ’til the guilt consumes »

J’étais rongĂ©e par la culpabilitĂ©, je portais sur les Ă©paules la responsabilitĂ© de ma dĂ©cision et de ma fuite.

« I can’t believe you’re feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »

Lors de notre dernier coĂŻt, alors qu’on Ă©tait dĂ©jĂ  sĂ©paré·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en rĂ©cupĂ©rer un Ă©chantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait Ă©tĂ© le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex prĂšs de moi.

« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »

Je cĂŽtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines annĂ©es sans que leur front ne se mette Ă  suer. Je ne fais pas partie de cette catĂ©gorie. Je doute. Tout le temps. Et, Ă  ce moment-lĂ , j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marchĂ© avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprĂ©cie traĂźner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondĂ©ment.

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Je suis restĂ©e un long moment sur un banc, au bord de la jetĂ©e, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritĂ©es par le sel de mes larmes.

Le lendemain, j’ai pris un Flixbus pour rentrer Ă  Bruxelles, terre perdue que je devais reconquĂ©rir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrĂȘter de dilapider mes Ă©conomies. Post break-up sex m’a accompagnĂ©e pendant les dix heures de trajet. À chaque Ă©coute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon Ɠsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, crĂ©ant un trou bĂ©ant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tĂąter la cavitĂ©. Je n’arrivais pas Ă  savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m’arrachais des petits bouts de chair.

L’étĂ© Ă©tait passĂ©, emportant avec lui la motivation d’un nouveau dĂ©part. Je me suis rĂ©solue Ă  trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dĂ» rĂ©apprendre Ă  socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expĂ©rimenter la solitude. Mais ces prĂ©cieux moments d’échange me ramenaient Ă  la vie.

Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.

Écouter du rock avec mon ex Ă©tait le ciment de notre couple. Il a Ă©tĂ© bassiste dans une autre vie et a renforcĂ© ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous Ă  Ă©cumer les artistes qui nous faisaient vibrer Ă  l’unisson, et on dĂ©rogeait Ă  la rĂšgle seulement pour aller Ă  des concerts, autant de groupes de niche que de tĂȘtes d’affiche.

Cette fois, je suis allĂ©e seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyĂ© un message – deux, pour ĂȘtre honnĂȘte – lui proposant de m’accompagner. Il a refusĂ© coup sur coup. J’ai ravalĂ© ma fiertĂ©.

Je portais une chemise Ă  paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemĂ©es sur la scĂšne, des drapĂ©s sur le mur, et une guitare blanche Ă  strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagĂ©e. La cavitĂ© dans ma poitrine Ă©tait toujours lĂ , mais plus petite, je l’ai caressĂ©e avec bienveillance.

Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inĂ©vitable, mais prolonge le temps de rĂ©tablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout Ă  se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-mĂȘme.

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Quand les startups « anti-gaspi » mangent à la place des plus précaires

Je dois avouer que je dĂ©die le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donnĂ© de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littĂ©ralement les vivres dont pourraient bĂ©nĂ©ficier les associations.

En gros, l’activitĂ© de ces startups couplĂ©e Ă  la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont prĂ©fĂ©rer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes. 

Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est alliĂ© Ă  LOCO, un rĂ©seau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai Ă©changĂ© Ă  propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargĂ© de plaidoyer, dans leurs locaux Ă  Bruxelles. AprĂšs une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre lĂ©gal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font Ă©craser et doivent se plier aux rĂšgles qu’ils subissent », rĂ©sume Benjamin. 

VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier :
Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversitĂ©. La majoritĂ© s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes prĂ©caires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, Ă  l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidaritĂ© qui s’organise. Ça peut ĂȘtre Ă  l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire
 Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bĂ©nĂ©voles. Donc c’est un secteur peu professionnalisĂ© et qui a du mal Ă  se fĂ©dĂ©rer pour se dĂ©fendre face Ă  ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a crĂ©Ă© la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la rĂ©colte d’invendus pour eux-mĂȘmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de rĂ©colter
 Tout cet Ă©cosystĂšme est tablĂ© sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchĂ©s hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont Ă©tĂ© faits, notamment avec les chaĂźnes de supermarchĂ©s pour nous permettre de rĂ©colter de l’alimentaire. 

Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privĂ©s sont arrivĂ©s – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnĂ©s comme acteurs complĂ©mentaires Ă  nous. Ils Ă©taient plutĂŽt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite Ă©picerie, la boulangerie, etc. À ce moment-lĂ , leur politique de non-gaspillage Ă©tait respectĂ©e. Nous, on n’était pas sur ce crĂ©neau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancĂ© sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on Ă©tait. 

Dans un premier temps, L’Ilot a pu ĂȘtre protĂ©gĂ© par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste oĂč ils avaient passĂ© un accord avec toutes sortes d’assos pour la rĂ©cupĂ©ration d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bĂ©nĂ©ficier de denrĂ©es [malgrĂ© la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accĂ©lĂ©rateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et IntermarchĂ© qui avaient prĂ©cĂ©dĂ©. À partir de lĂ , chaque gestionnaire peut commencer Ă  nĂ©gocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcĂ©ment plus intĂ©ressante pour les magasins parce que ça valorise financiĂšrement leurs invendus alimentaires. Face Ă  ces gĂ©rant·es de franchises qui sont soumis·es Ă  des contraintes financiĂšres extrĂȘmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs. 

Vous avez perdu beaucoup d’accords ?
Nous on dĂ©pend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financĂ© par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont dĂ©jĂ  perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour Ă  l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problĂšme. Dans tous les cas, le nombre de personnes prĂ©carisĂ©es qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant Ă  leur donner.

Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dĂ©pendent L’Ilot ne sont pas encore entrĂ©s dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protĂ©gĂ©. Mais en Flandre, la chaĂźne Colruyt commence dĂ©jĂ  Ă  passer des accords donc ça nous pend au nez
 Et quand on sait que 90 000 personnes Ă  Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la FĂ©dĂ©ration des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur. 

Quel son de cloche du cĂŽtĂ© des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un systĂšme de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins Ă  poursuivre des dĂ©marches d’aides aux assos. 
L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au dĂ©but, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayĂ© de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords Ă  l’amiable, sans trace Ă©crite, NDLR]. Le fait de ne pas venir dĂ©marcher des supermarchĂ©s avec qui on a dĂ©jĂ  des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgrĂ© notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en rĂ©alitĂ©, ils sont rapidement devenus des vrais prĂ©dateurs sur les mĂȘmes biens que nous – des denrĂ©es dont on peut bĂ©nĂ©ficier, loin de la date de pĂ©remption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables. 

Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rĂŽle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont Ă©tĂ© partenaires avec Happy Hours Market et bĂ©nĂ©ficiaires des dons mais se sont ensuite retirĂ©es de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient Ă©tait de trop mauvaise qualitĂ©. Y’a pas de rĂ©elle volontĂ© d’aider les assos, c’est juste une maniĂšre de se dĂ©charger des dĂ©chets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrĂȘmement coĂ»teuse. À cause de ça, le coĂ»t de dĂ©chets avait doublĂ© dans certaines assos, presque triplĂ©, alors que leur volume de colis distribuĂ©s avait Ă  peine augmentĂ© – vu qu’elles recevaient des produits pĂ©rimĂ©s. 

Est-ce que le succĂšs de ces startups – potentiellement auprĂšs de personnes prĂ©caires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En thĂ©orie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques Ă©lĂ©ments qui laissent penser que leur public n’est pas un public prĂ©caire spĂ©cifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situĂ©es dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond Ă  une catĂ©gorie sociale qui n’est pas prĂ©caire. Et puis, y’a l’élĂ©ment de la fracture numĂ©rique : les plus pauvres ont un moins bon accĂšs Ă  la comprĂ©hension du numĂ©rique. Or, leur modĂšle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le cĂŽtĂ© Ă©cologique de leur activitĂ©. À partir de lĂ , on sait exactement quel public ils visent : plutĂŽt des classes moyennes sensibilisĂ©es aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut ĂȘtre dans des difficultĂ©s d’accĂšs Ă  de la nourriture tout en ayant l’éducation numĂ©rique, c’est les Ă©tudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dĂšche. 

Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gÚre le contact avec les gens ?
La difficultĂ© des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de rĂ©pondre Ă  une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colĂšre et de violence parfois. La majoritĂ© des bĂ©nĂ©voles sont des personnes plus ĂągĂ©es qui sont confrontĂ©es Ă  des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus Ă  ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.

Tu parles d’une violence qui rĂ©pond directement aux violences – ou Ă  la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs diffĂ©rents. Le chĂŽmage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact tĂ©lĂ©phonique ou quelqu’un en face de soi Ă  un guichet pour rĂ©pondre Ă  son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs rĂ©serves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chĂŽmage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pĂštent des cĂąbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une rĂ©elle violence institutionnelle Ă  l’égard des personnes prĂ©caires depuis quelques annĂ©es. 

En dehors de nos frontiĂšres, vous savez comment ça se passe ? 
La France est une des pionniĂšres en Europe de l’encadrement lĂ©gal dans ce secteur. Elle a un cadre lĂ©gal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 Ă  donner leurs invendus aux assos [conformĂ©ment Ă  la Loi Garot, adoptĂ©e en 2016, NDLR]. Et grĂące Ă  cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre lĂ©gal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en thĂ©orie, ressemble Ă  Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs rĂ©coltes en amont de leurs ventes. 

Et de notre cÎté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a dĂ©jĂ  amorcĂ© des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problĂšme de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nĂ©cessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la RĂ©gion bruxelloise, vient de faire passer une lĂ©gislation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 Ă  donner leurs invendus Ă  une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dĂ©die quand mĂȘme de plus en plus d’argent Ă  construire une alternative politique par nous-mĂȘmes, faire passer des messages dans les mĂ©dias, Ă  pousser pour un changement de sociĂ©tĂ© plus global. La situation sociale Ă  Bruxelles ne fait que s’aggraver.

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Faudrait-il renommer les partis politiques belges ?

À l’étranger ou au sein du pays, la complexitĂ© du champ politique en Belgique Ă©tonne souvent – quand il n’en n’écarte pas les gens tant ils sont perdus entre les trois rĂ©gions, les diffĂ©rents niveaux de pouvoirs et les structures Ă©tatiques morcelĂ©es. Entre autres. 

Face Ă  ce large tableau confus, les partis sont nos premiĂšres prises quand il s’agit de scĂšne politique. Ils en sont Ă©videmment la personnification. À l’échelle locale, ce sont eux qui sont prĂ©sents lors de certaines manifestations, ce sont eux pour qui on doit voter sous peine d’amende et ce sont derriĂšre leurs banniĂšres que les politiques prennent la parole concernant les sujets qui nous touchent. 

Ce sont aussi eux dont les noms me font parfois sourciller, tant leur appellation me semble parfois Ă©loignĂ©e de leur vision – ou en tous cas pas trĂšs cohĂ©rente avec l’image que j’en ai, certes subjective. Le temps que je philosophe sur la question, un parti aura sans doute mĂȘme changĂ© de nom. Alors, avant que mes interrogations ne se perdent dans le trou sans fond de mon cerveau, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© contacter un spĂ©cialiste de la question.

Contrairement Ă  moi, Thomas Legein est le genre de personne dont l’encĂ©phale contient une connaissance accrue de la politique belge, ce qui lui permet de saisir un grand nombre de faits et d’enjeux liĂ©s Ă  ce sujet. En tant que chercheur au DĂ©partement de science politique Ă  la Vrije Universiteit Brussel (VUB), son activitĂ© quotidienne consiste Ă  Ă©tudier l’organisation des partis politiques belges et leurs transformations. 

On lui a demandĂ© ce qu’évoque chez lui la question des noms de partis.

VICE : Y’a des aspects prĂ©cis sur lesquels tu portes une attention particuliĂšre ?
Thomas Legein :
J’étudie les questions de dĂ©mocratie au sens large mais je me spĂ©cialise surtout dans l’étude des partis politiques et, en particulier, des stratĂ©gies qu’ils mettent en place pour atteindre leurs objectifs ou pour s’adapter Ă  un contexte qui leur est finalement de plus en plus hostile. Quand dĂ©cident-ils de changer de prĂ©sident·e ? Pourquoi les partis choisissent-ils de se repositionner idĂ©ologiquement ? Quel serait l’intĂ©rĂȘt pour eux d’inclure plus sĂ©rieusement les citoyen·nes dans leur prise de dĂ©cisions internes et qu’est ce qui pourrait motiver ça ? Ce sont toutes des questions que je me pose et que j’essaie de mettre en lien avec le contexte dans lequel ils se trouvent. Les dĂ©faites Ă©lectorales, les scandales ou encore le fait d’ĂȘtre renvoyĂ© dans l’opposition aprĂšs des annĂ©es au pouvoir sont gĂ©nĂ©ralement des dĂ©fis importants qui poussent les partis Ă  rĂ©pondre et Ă  s’adapter Ă  leur nouvelle rĂ©alitĂ©. Et c’est justement leur rĂ©ponse qui m’intĂ©resse.

Ce que fait Georges-Louis Bouchez au MR ou les enjeux auxquels font aujourd’hui face l’OpenVLD ou le CD&V en Belgique sont par exemple tout Ă  fait intĂ©ressants pour moi. Mais on peut voir plus large. Ce qu’il se passe avec la NUPES et les partis qui les composent en France rentre aussi dans ce que j’étudie, et je parle mĂȘme pas du bordel au sein du Parti Conservateur britannique, qui est une vĂ©ritable mine d’or Ă  Ă©tudier.

Il se passe quoi avec l’OpenVLD ou le CD&V au juste ?
On a lĂ  deux partis traditionnels en danger de mort, clairement. L’OpenVLD aurait dĂ» Ă  mon sens dĂ©buter une rĂ©flexion interne dĂšs le lendemain des Ă©lections de 2019 pour Ă©viter de tomber si bas dans les sondages. Malheureusement pour eux, Alexandre De Croo est devenu Premier ministre et le parti est donc totalement dĂ©diĂ© Ă  l’exercice du pouvoir. Ça a aussi crĂ©Ă© un vide de leadership Ă  la tĂȘte du parti, avec une succession de prĂ©sidents moins connus censĂ©s tenir le fort le temps du mandat de De Croo. Le parti est donc incapable de procĂ©der Ă  une refonte nĂ©cessaire, Ă  l’image du cdH par exemple, qui a choisi (ou a Ă©tĂ© forcĂ© dans) l’opposition pour se concentrer sur sa transformation. Les cas Gwendolyn Rutten ou Els Ampe montrent les tensions internes qui existent Ă  quelques mois des Ă©lections.

Le CD&V a dĂ©jĂ  une rĂ©flexion un peu plus aboutie Ă  ce propos. On a vu deux prĂ©sidents de partis successifs, Joachim Coens et Sammy Mahdi, annoncer et procĂ©der Ă  des modifications de l’organisation interne du parti tout en rĂ©affirmant leur attachement Ă  certaines valeurs fondamentales des chrĂ©tiens-dĂ©mocrates. Sammy Mahdi a Ă©galement durci le ton en faisant prendre au CD&V un cap bien Ă  droite, notamment sur des thĂ©matiques comme l’immigration. Les sondages sont dĂ©sastreux pour l’ancien parti tout puissant. Les lignes bougent en consĂ©quence, quitte Ă  adopter les effets d’annonce Ă  la N-VA ou Vlaams Belang.

Est-ce que le nom des partis politiques a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© un objet de rĂ©flexion pour toi ? 
Le nom d’un parti politique c’est hyper important, parce que c’est une sorte de mnĂ©motechnique mais aussi de raccourci pour les Ă©lecteur·ices – surtout quand il est assorti Ă  une couleur. Un peu Ă  l’image d’une mĂ©taphore. Quand on te parle du Parti socialiste, qui a un logo rouge, ça t’évoque directement – mĂȘme inconsciemment – une sĂ©rie de symboles, de visages, d’idĂ©es, de valeurs voire de slogans que tu jugeras positivement ou nĂ©gativement selon ton bord politique. C’est le premier marqueur idĂ©ologique que les gens rencontrent lorsqu’ils ont Ă  faire avec un parti. Pour certains partis extrĂ©mistes et/ou populistes, ça peut par exemple ĂȘtre du coup trĂšs utile d’utiliser ça pour brouiller les pistes en adoptant des noms vagues comme Alternative fĂŒr Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), qui pourrait ĂȘtre le nom d’un parti libĂ©ral classique, Vox, en Espagne, qui Ă©voque Ă  la fois l’idĂ©e transversale de « Voix Â» et Ă  la fois rien de particulier, ou encore le parti polonais Droit et Justice qui mobilise deux thĂšmes majeurs des partis conservateurs classiques. On Ă©tudie au final trĂšs peu l’utilisation des noms par les partis politiques alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu politique en soi.

J’ai rĂ©cemment commencĂ© un petit projet annexe avec un collĂšgue, Arthur Borriello [de l’UNAmur], sur l’évolution des noms des partis politiques Ă  travers le temps : est-ce qu’ils sont tous de plus en plus creux ou est-ce que c’est juste une impression ? La RĂ©publique en Marche en France, Juiste Antwoord 21 (« Juste rĂ©ponse 21 ») aux Pays-Bas ou Azione (Action) en Italie : y’a de quoi s’interroger.

Et quelles grosses diffĂ©rences tu fais avec les noms plus anciens ? 
Dans les faits, c’est pour l’instant compliquĂ© de dessiner de grandes tendances. L’idĂ©e de dĂ©part du projet nous est clairement venu du nouveau nom des EngagĂ©.e.s [ex-cdH], mais aussi de certains Ă©lĂ©ments de langage ou de la communication de certaines personnalitĂ©s politiques comme Emmanuel Macron. OĂč sont encore les marqueurs idĂ©ologiques et comment ils se traduisent dans le nom des partis modernes ? Il faut par contre noter que ça ne concerne pour l’instant pas une majoritĂ© de partis mais plutĂŽt, souvent, de trĂšs vieux partis en grande difficultĂ© ou de nouveaux acteurs fraĂźchement dĂ©barquĂ©s sur la scĂšne politique.

C’est peut-ĂȘtre une idĂ©e reçue, et on espĂšre pouvoir l’infirmer ou le confirmer, mais on a quand mĂȘme l’impression que les anciens noms de parti se fixaient plus explicitement sur une valeur ou un concept clĂ© du projet dĂ©fendu. Aujourd’hui, brouiller les pistes paraĂźt avoir la cote, de prĂ©fĂ©rence en induisant l’idĂ©e de mouvement ou de pro-activitĂ©, comme si la considĂ©ration principale des partis concernĂ©s Ă©tait de montrer qu’ils s’opposent Ă  l’immobilisme politique, dont ils seraient pourtant la cause si on suit leur logique.

Y’a un lien entre dĂ©faite Ă©lectorale et nouvelle appellation ?
On a effectivement vite tendance Ă  faire le lien entre une dĂ©faite Ă©lectorale et changement de nom de parti. C’est rare de voir un parti politique qui gagne soudainement changer de nom, et c’est en mĂȘme temps normal. Changer d’étiquette c’est prendre le risque de perdre l’attention d’une partie de l’électorat qui a bien le nom Ă  l’esprit. Et puis si le parti gagne, ce nom est associĂ© au succĂšs. Changer de nom aprĂšs une dĂ©faite, au contraire, c’est se distancier de cet Ă©pisode douleureux en envoyant un message de modernisation du parti sur la forme ou le contenu.

Mais un changement de nom peut survenir dans d’autres contextes. Dans le cas des EngagĂ©.e.s par exemple, changer de nom Ă©tait moins une question de rĂ©agir aux dĂ©faites Ă©lectorales de 2018 et 2019 que de sortir de l’état de coma artificiel dans lequel le parti Ă©tait depuis pas mal de temps. Les dĂ©faites Ă©taient juste des cerises sur le gĂąteau. Aujourd’hui, le MR envisage trĂšs sĂ©rieusement de changer de nom. Pourtant, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs Ă©lectoraux aux derniĂšres Ă©lections, on ne peut pas dire que le parti ait subi un vĂ©ritable revers Ă©lectoral au point de devoir renouveler son image auprĂšs de l’opinion publique. Il s’agira-lĂ , sauf surprise, de communiquer Ă  l’électorat un nouveau positionnement politique ou de rĂ©affirmer une valeur centrale dĂ©fendue par le parti. Et ce projet fait plus suite Ă  l’arrivĂ©e de Bouchez Ă  la tĂȘte du parti qu’à un vĂ©ritable dĂ©fi politique posĂ© aux libĂ©raux. Et puis un changement de nom ne veut pas obligatoirement dire changer du tout au tout. En 2001, le Socialistische Partij (SP) belge est devenu le Socialistische Partij Anders (sp.a). La diffĂ©rence est minime mais le message est clair : montrer son ouverture Ă  la sociĂ©tĂ© civile tout en marquant l’acceptation du principe d’économie de marchĂ©. Simple et efficace.

À propos du MR, tu disais dans un entretien sur la Revue Politique, qu’il Ă©tait aujourd’hui plus conservateur que libĂ©ral, et que Bouchez incarne bien ce conservatisme – par sa mĂ©thode de communication notamment. J’ai aucune idĂ©e du terme autour duquel leur nouveau nom va s’articuler, mais j’imagine qu’il n’y a aucune chance pour qu’une rĂ©fĂ©rence au terme « conservateur » s’y retrouve, Ă  la façon du parti de droite anglais
 Est-ce que c’est une question culturelle ou l’enjeu se situe ailleurs ?
C’est Ă©videmment impossible d’anticiper ce pour quoi le MR va opter
 s’il change finalement de nom. Simplement Ă©voquer la possibilitĂ© de changer peut aussi faire partie d’une stratĂ©gie de l’ambiguĂŻtĂ©. Dans tous les cas, ce serait une faute politique de le changer si proche de la double Ă©chĂ©ance Ă©lectorale qui nous attend en 2024.

Le MR n’a aucun intĂ©rĂȘt Ă  adopter une Ă©tiquette « conservateur » dans son espace politique mĂȘme si on est pas Ă  l’abri d’une surprise. Aucune force de droite ne lui pose vĂ©ritablement de dĂ©fi pour l’instant. Le parti a donc tout le loisir d’entretenir le flou tant qu’il s’assure que Les EngagĂ©.e.s, maintenant plutĂŽt situĂ© au centre-droit de l’échiquier, ne vienne pas chasser sur ses plates-bandes. Au contraire, ça ne m’étonnerait pas justement que Bouchez – s’il est toujours prĂ©sident aprĂšs les Ă©lections – cherche Ă  remettre le terme de « libĂ©ralisme » en avant. De son point de vue, ses prĂ©dĂ©cesseurs ont volontairement abandonnĂ© le gimmick de « fier d’ĂȘtre libĂ©ral », Ă  son plus grand regret. Quand je te parlais de la stratĂ©gie d’ambiguĂŻtĂ©, on est ici face Ă  un cas-type.

Tu penses qu’il devrait exister un cadre lĂ©gal en ce qui concerne les noms ? 
Je pense pas qu’il faille encadrer lĂ©galement le choix des noms de partis. En Belgique, d’une maniĂšre ou d’une autre, la loi prĂ©voit dĂ©jĂ  l’interdiction de l’utilisation de noms explicitement offensants ou qui peuvent heurter. AprĂšs, tu rentres plus largement ici dans un dĂ©bat plus philosophique sur la dĂ©mocratie et les libertĂ©s politiques. Qu’il s’agisse du nom des partis, de leur financement ou de leur communication, Ă  quel point l’État devrait se mĂȘler de la maniĂšre avec laquelle les personnes engagĂ©es politiquement s’organisent et cherchent Ă  faire prĂ©valoir leur projet de sociĂ©tĂ© ? Puisque c’est ça, au final, un parti politique. Il n’y a pas de bonne rĂ©ponse, tout le monde doit se faire une opinion lĂ -dessus.

OK, mais parfois le nom ne reflĂšte d’aucune maniĂšre le projet de sociĂ©tĂ© d’un parti – comme c’est le cas avec certains noms qu’on pourrait considĂ©rer comme trompeurs ou creux au mieux, comme tu le disais. Y’a quand mĂȘme quelque chose d’un peu manipulatoire et malhonnĂȘte non ? 
Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que le nom d’un parti politique est un enjeu politique en soi. Ils sont vraiment libres de choisir le nom qu’ils veulent et font passer des messages grĂące Ă  celui-ci. On est donc ici, t’as raison, dans la base mĂȘme de la communication politique et, Ă  ce jeu, certains partis sont moins scrupuleux dans leur stratĂ©gie d’entretenir le flou. 

On a rĂ©cemment fait l’exercice avec une collĂšgue d’identifier tous les partis libĂ©raux Ă  travers le monde uniquement sur base de leur nom. Et c’était un vĂ©ritable casse-tĂȘte. PremiĂšrement, certains se nomment explicitement libĂ©raux mais sont en fait carrĂ©ment conservateurs comme le Parti LibĂ©ral-dĂ©mocratique japonais. DeuxiĂšmement, beaucoup de ces partis n’utilisent pas le terme « libĂ©ral », et prĂ©fĂšrent ceux de « rĂ©forme », « libertĂ© » ou « dĂ©mocratie », comme le Parti dĂ©mocratique luxembourgeois ou le Parti de la rĂ©forme estonien par exemple. Mais plus important encore, troisiĂšmement, ça dĂ©pend Ă©videmment du contexte. En Afrique du Nord ou en Asie, quasi aucun parti libĂ©ral n’utilise ce terme, au profit, justement, de ces idĂ©es de libertĂ© et de dĂ©mocratie. Aussi parce que le terme « libĂ©ralisme » peut ĂȘtre nĂ©gativement connotĂ©, comme aux États-Unis oĂč il est utilisĂ© par certains pour dĂ©finir les gens « d’une certaine gauche ».

LĂ  oĂč je veux en venir, c’est qu’on pourrait dĂ©cider de forcer les partis Ă  utiliser des noms en lien avec ce qu’on considĂšre ĂȘtre leur projet politique. Mais qui peut dĂ©cider de la liste des mots qu’ils pourraient lier Ă  leur conception de la sociĂ©tĂ© si ce n’est eux-mĂȘmes ? 

D’ailleurs, c’est quoi ĂȘtre « libĂ©ral » au juste ? C’est devenu trĂšs confus et galvaudĂ© comme terme non ?
Comme le nom d’un parti peut l’ĂȘtre, l’étiquette « libĂ©rale » est parfois mal utilisĂ©e, utilisĂ©e Ă  tort et Ă  travers ou utilisĂ©e pour des raisons stratĂ©giques. La difficultĂ© c’est que l’espace politique n’est pas divisĂ© en deux pĂŽles « Gauche – Droite » mais en quatre dimensions. Je vais pas rentrer dans les dĂ©tails conceptuels ici, mais tu peux par exemple ĂȘtre « de gauche » (ou « progressiste ») sur des questions culturelles/de sociĂ©tĂ©, comme sur la question du droit Ă  l’avortement, mais de droite sur des thĂ©matiques Ă©conomiques comme le montant des taxes sur le travail. Ce qui diffĂ©rencie les libĂ©raux de droite des conservateurs de droite aujourd’hui concerne principalement les questions sociĂ©tales alors que les deux dĂ©fendent assez solidement les principes fondamentaux du capitalisme Ă©conomique et son dĂ©veloppement. L’enjeu de garder une appellation « libĂ©rale » pour un parti de droite est de paraĂźtre – qu’il le soit rĂ©ellement ou non – progressif sur les enjeux contemporains. Le dĂ©fi, c’est de montrer qu’on dĂ©fend les libertĂ©s individuelles.

À ce jeu-lĂ , tu peux par exemple trĂšs facilement diffĂ©rencier les discours de l’OpenVLD et de la N-VA en Flandre, cette derniĂšre s’assumant assez comme force conservatrice. Et c’est lĂ  tout le confort du MR : le parti n’a pas de compĂ©titeur de droite dans son espace politique actuel, alors il n’a pas besoin de choisir un camp ou l’autre, de marquer clairement la dimension du spectre politique dans laquelle il se trouve par rapport aux enjeux contemporains. Donc je pense qu’il a tout intĂ©rĂȘt Ă  garder une image, mĂȘme si elle n’est plus fondĂ©e, de parti « libĂ©ral » mĂȘme si le discours de Georges-Louis Bouchez, dans son contenu, positionne le parti comme force conservatrice.

On a parlé du MR, mais quid du PS ? On peut toujours le considérer comme socialiste ?
Le Parti socialiste n’est pas obligĂ© de s’appeler parti socialiste, qu’il dĂ©fende un programme de gauche ou non. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme historique, comme pensĂ©e par Proudhon, Marx ou Engels par exemple, je dirais que non, le parti socialiste n’est plus socialiste. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme moderne, c’est-Ă -dire telle que dĂ©fendu par les partis socio-dĂ©mocrates europĂ©ens alors oui, le parti socialiste belge est un parti socialiste tout Ă  fait classique. D’ailleurs, il est forcĂ© de garder un message ancrĂ© Ă  gauche pour Ă©viter que le PTB ne prenne le lead sur des thĂ©matiques fondamentales du socialisme comme le travail ou la sĂ©curitĂ© sociale. La diffĂ©rence aujourd’hui, pour caricaturer, est que les partis socio-dĂ©mocrates – ou « de centre-gauche Â» – ont acceptĂ© la logique de marchĂ© et se limitent Ă  chercher Ă  en limiter les dĂ©gĂąts alors qu’auparavant les partis socialistes dĂ©fendaient une logique politique et Ă©conomique alternative au projet capitaliste.

Je ne pense pas que le parti ait intĂ©rĂȘt Ă  changer de nom Ă  court terme puisqu’il reste pour l’instant la force dominante en Wallonie et Ă  Bruxelles. MĂȘme au niveau europĂ©en on observe le parti socialiste belge comme symbole de la rĂ©silience de la sociale-dĂ©mocratie lĂ  oĂč de nombreux partis de gauche classique europĂ©ens se sont effondrĂ©s. Une aura, positive pour certain·es, nĂ©gative pour d’autres, subsiste autour de ce nom historique.

Justement, le PTB est vraiment un « Parti du travail de Belgique » selon toi ? Sans oublier Écolo, Les EngagĂ©s ou DĂ©Fi. Y’en a dont le nom te fait tiquer ?
Rien Ă  redire sur le PTB ou Écolo. Leur nom est en adĂ©quation avec leur projet politique et sont sans ambiguĂŻtĂ©. Je suis plus partagĂ© sur DĂ©Fi. Les initiales n’évoquent pas grand-chose et le parti n’a pas une aura assez large pour que l’opinion publique connaisse vĂ©ritablement le nom complet derriĂšre : DĂ©mocrate FĂ©dĂ©raliste IndĂ©pendant. 

Par contre, je trouve que le choix du nom Les EngagĂ©.e.s est trĂšs drĂŽle. Surtout en sachant que le parti a dĂ©pensĂ© une petite fortune pour que des consultants en com’ brainstorment et arrivent avec cet ovni. C’est pour moi tout ce qu’il ne faut pas faire. Qui en politique n’est pas engagé·e ? Quelle(s) valeur(s) cardinale(s) guide(ent) le parti ? Quel est le projet derriĂšre tout ça ? Ça sonne creux et ça n’évoque rien. En comparaison, le choix rĂ©cent du sp.a de s’appeler Vooruit (« En avant Â») est intĂ©ressant. Le nom est en lui-mĂȘme tout aussi creux mais il rĂ©sonne au moins avec une tendance plus large qu’on observe de plus en plus et, de maniĂšre intĂ©ressante, surtout chez les partis libĂ©raux europĂ©ens : une volontĂ© de faire avancer les choses, d’inspirer un mouvement, de se bouger. Pour autant, l’aspect « valeurs politiques Â» est Ă©galement absent et c’est pour moi une mauvaise stratĂ©gie. Est-ce que c’est une tendance qu’on verra chez de plus en plus de partis Ă  l’avenir ? Je le pense, malheureusement.

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GrĂšve de la faim : le rĂ©cit d’Omar, jour par jour

Dans notre rĂ©cent article sur les rassemblements qui se tiennent tous les soirs Ă  Bruxelles en soutien au peuple palestinien, on notait l’absence d’Omar Karem. Ça fait quelques semaines maintenant qu’il ne vient plus – ou peu. 

Depuis le 31 dĂ©cembre 2023, le journaliste palestinien a entamĂ© une grĂšve de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide mĂ©dicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires Ă  l’encontre d’IsraĂ«l seront adoptĂ©es. L’arrĂȘt du gĂ©nocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrĂȘt du transit de matĂ©riel militaire par la Belgique, l’accĂšs Ă  l’aide humanitaire et mĂ©dicale Ă  Gaza ou encore le recours Ă  la Cour PĂ©nale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrĂȘt contre les dirigeants israĂ©liens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications. 

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, c’est l’absence de rĂ©actions politiques qui a plongĂ© Omar dans cette initiative. NĂ© Ă  Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, oĂč il a obtenu le droit d’asile – mais les limites de l’activisme Ă©crit Ă©tant ce qu’elles sont, cette grĂšve de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un Ă©cran des morts Ă  des milliers de kilomĂštres ne provoque peut-ĂȘtre pas de rĂ©actions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dĂ©pĂ©rir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »  

Quelques mĂ©dias ont relayĂ© son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient rĂ©guliĂšrement les derniĂšres nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-mĂȘme envoyĂ© un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposĂ© de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grĂšve de la faim. 

Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complĂ©mentaires apportĂ©es par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien Ă  Omar. 


Jeudi 18 janvier

Je n’arrive pas Ă  dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est dĂ©traquĂ©. C’est impossible de continuer Ă  vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es Ă  la mort et au silence. Tous les jours sont rythmĂ©s par une violence inimaginable. Quelle cruautĂ© n’a pas encore Ă©tĂ© commise ? Et on se dit « bonne annĂ©e », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se rĂ©jouir ?

Le dĂ©chaĂźnement militaire est intense : les bombes sur les hĂŽpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une Ă©glise, les bombardements Ă  NoĂ«l, au Nouvel An
 Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils dĂ©truisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mĂ©moire, nos traditions, nos oliviers centenaires
 C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ĂŽtĂ©es, tant de vies ĂŽtĂ©es.

Tout est soumis Ă  la brutalitĂ©, au massacre, au gĂ©nocide : le phosphore blanc, l’arrĂȘt forcĂ© des soins intensifs nĂ©onataux, les gens laissĂ©s lĂ  sans nourriture pendant que des camions chargĂ©s de dons alimentaires sont bloquĂ©s, internet coupĂ© pour que le monde ne puisse pas voir les atrocitĂ©s qu’ils commettent, les sources d’eau bĂ©tonnĂ©es, les enfants emprisonnĂ©es sans procĂšs pour avoir jetĂ© des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geĂŽles
 Ils font des vidĂ©os dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les dĂ©combres pendant qu’on essaie de les sauver en dĂ©blayant avec des tongs. Y’a pas un instant de rĂ©pit.

La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au rĂ©el, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.

Vendredi 19 janvier 

TrĂšs tĂŽt le matin, je suis allĂ© Ă  Louise, oĂč se tenait un procĂšs. Des familles originaires de Gaza ont attaquĂ© l’État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrĂȘter la guerre, ouvrir les frontiĂšres Ă  l’aide humanitaire et assurer la sĂ©curitĂ© des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allĂ© leur montrer mon soutien en personne.

Je me suis prĂ©cipitĂ© du tribunal Ă  mon local de l’ULB, oĂč je devais faire une interview avec une personne Ă  Londres, toujours dans la matinĂ©e. J’ai marchĂ© dans la neige, en poussant mon corps au-delĂ  de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencĂ© la grĂšve de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrĂȘter pour respirer et laisser la douleur s’attĂ©nuer. Mais mon corps est devenu mon outil de rĂ©sistance et rien n’est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine. 

L’interview s’est bien passĂ©e. On a fait une vidĂ©o oĂč j’expliquais encore la mĂȘme chose – j’explique toujours la mĂȘme chose, avec des mots diffĂ©rents. Je veux que les gens comprennent. 

Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prĂȘtĂ© â€“ le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation Ă  l’ULB. C’était sympa d’avoir un animal avec moi. L’universitĂ© veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c’est « Ă  cause des examens » mais je suis loin [des bĂątiments principaux du campus] et je ne dĂ©range personne. J’ai demandĂ© Ă  des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.

Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif Ă  Arts-Loi contre les violences en centre fermĂ© m’ont invitĂ© Ă  les rejoindre cet aprĂšs-midi. En mĂȘme temps, il y a aussi eu un Ă©vĂ©nement au MedexMusem Ă  Ixelles, oĂč se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une rĂ©colte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.

À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimĂ© mon action sur des tracts et l’ont distribuĂ© aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle Ă  ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thĂ© et du cafĂ© pour les manifestant·es. Je ne me suis pas Ă©ternisĂ©, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliquĂ© de rester debout pendant plusieurs minutes.

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Samedi 20 janvier

Un entretien en live sur Instagram Ă©tait prĂ©vu dans l’aprĂšs-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grĂšve de la faim.

À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continuĂ© mes activitĂ©s de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles Ă  propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte Ă  travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le mĂȘme pouvoir colonial. Tout le monde doit ĂȘtre libre.

Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grĂšve de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncĂ© qu’il arrĂȘtait. Il Ă©tait en direct de la marche pour la Palestine Ă  GenĂšve. 

Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dĂ©range pas. AprĂšs le live, le collectif Artists4Palestine m’a donnĂ© la parole. J’ai parlĂ© de ma grĂšve de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le gĂ©nocide en cours. La soirĂ©e entiĂšre Ă©tait dĂ©diĂ©e au soutien Ă  la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.

Je suis revenu en tram Ă  l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le tĂ©lĂ©phone qui me donne l’impression d’ĂȘtre vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les rĂ©seaux sociaux. Les vigiles de l’ULB Ă  la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermĂ©. J’ai pris contact avec des mĂ©decins bĂ©nĂ©voles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou MĂ©decins Sans FrontiĂšres refusent de m’aider – pour prĂ©voir un rendez-vous demain histoire de faire un contrĂŽle. J’ai aussi accrochĂ© deux drapeaux palestiniens Ă  ma fenĂȘtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastĂšque, comme ça les gens sauront oĂč je me trouve.

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Dimanche 21 janvier

Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.

Je sais que c’est encore tĂŽt pour avoir des problĂšmes mĂ©dicaux sĂ©rieux, mais j’ai fait un contrĂŽle de routine, juste histoire de vĂ©rifier ma tempĂ©rature, l’état du sang et du cƓur. Le mĂ©decin a dit que tout Ă©tait « OK ».

À la manifestation [une grande marche s’est tenue Ă  Bruxelles ce jour-lĂ , NDLR], j’ai senti Ă  quel point mon Ă©tat de fatigue Ă©tait lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. MalgrĂ© la mĂ©tĂ©o, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marchĂ© dans le monde entier et qui continueront Ă  marcher jusqu’à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons trĂšs bien que notre libertĂ© est incomplĂšte sans la libertĂ© des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimĂ©s qui se battront pour les autres peuples opprimĂ©s.

Il faisait froid Ă  la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J’ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J’ai aussi trouvĂ© quelques personnes qui me soutiennent et qui m’ont aidĂ© Ă  tenir ma banderole. Les manifestant·es s’arrĂȘtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel Ă  l’action Ă©taient Ă©crits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J’ai essayĂ© de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l’autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissĂ© faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand mĂȘme utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j’ai Ă©tĂ© expulsĂ© de la Chambre lors de la journĂ©e de commĂ©moration des gĂ©nocides le 8 dĂ©cembre. Ils ne m’ont pas non plus laissĂ© parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelĂ© la police pour m’arrĂȘter. Michel De Maegd [membre du MR et dĂ©putĂ© fĂ©dĂ©ral, NDLR] s’en est non seulement pris Ă  moi le jour mĂȘme, mais il a aussi continuĂ© sur X, oĂč il a menti en ajoutant des Ă©lĂ©ments qui ne se sont pas produits.

On m’a ramenĂ© Ă  l’ULB aprĂšs la manif. Je continue ma lutte et ma grĂšve de la faim.

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Lundi 22 janvier

J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmentĂ© en plusieurs siestes tout au long de la journĂ©e.

J’ai fait un live sur Tiktok – c’est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.

Chaque jour, je parle avec d’autres personnes qui participent au mouvement international de grĂšve de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discutĂ© des prochaines Ă©tapes et on a aussi pris contact avec une IndonĂ©sienne qui a entamĂ© une grĂšve de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.

J’ai quand mĂȘme trouvĂ© assez de force pour me rendre Ă  l’ambassade de l’Afrique du Sud Ă  TrĂŽne, pour les remercier symboliquement. On a apportĂ© nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidaritĂ© et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on Ă©tait ensemble dans ce combat. On Ă©tait heureux de brandir le drapeau sud-africain Ă  cĂŽtĂ© du nĂŽtre. C’était un moment de joie et de solidaritĂ©.

Mardi 23 janvier

Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problĂšmes de l’administration universitaire et aux services de sĂ©curitĂ©. Ma revendication politique n’est peut-ĂȘtre pas assez claire pour eux
 

Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article. 

C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les rĂ©seaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza Ă  tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l’armĂ©e israĂ©lienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, portĂ© disparu. Il aurait Ă©tĂ© capturĂ© par l’armĂ©e israĂ©lienne, mais l’information n’a pas Ă©tĂ© confirmĂ©e, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont Ă©tĂ© tué·es en si peu de temps. 

Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaĂźt en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchĂ©es, NDLR], les gens ont commencĂ© Ă  manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent Ă  manger des morceaux de cadavres dans la rue. C’est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.

Mercredi 24 janvier

Je bois plus ou moins deux litres d’eau salĂ©e par jour.

Je suis restĂ© quasiment toute la journĂ©e dans mon local. Dans l’aprĂšs-midi, la dĂ©putĂ©e europĂ©enne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposĂ© de nous aider Ă  obtenir plus de visibilitĂ© mĂ©diatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m’aider [avec d’autres eurodĂ©puté·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] Ă  prendre la parole au Parlement europĂ©en la semaine prochaine, le 30.

Concernant l’ULB et les gardes de sĂ©curitĂ©, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je nĂ©gocie avec eux. Ils me refusent des visites, vĂ©rifient les cartes d’identitĂ© des personnes qui viennent
 Certains d’entre eux me compliquent la vie.

J’essaie de me tenir prĂȘt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa dĂ©cision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre IsraĂ«l pour dĂ©noncer le gĂ©nocide. J’aurais voulu aller Ă  La Haye [oĂč siĂšge le CIJ] mais j’étais tellement fatiguĂ© que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grĂ©vistes de la faim aux Pays-Bas.

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Jeudi 25 janvier

Aujourd’hui c’était une journĂ©e un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait trĂšs mal. 

J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passĂ©e ce matin et m’a laissĂ© prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.

MĂȘme si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes Ă  la porte, j’ai toujours cette impression d’ĂȘtre en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vĂȘtements pour les rĂ©fugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J’y suis allĂ© avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontrĂ© des gens de diffĂ©rentes communautĂ©s.

Je continue de contacter des gens sur les rĂ©seaux. Certains rĂ©pondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernĂ©s par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmentĂ© de 300% Ă  Gaza Ă  cause des bombardements israĂ©liens ou de la pĂ©nurie de serviettes hygiĂ©niques pour les femmes qui ont leurs rĂšgles ? Ils ne se soucient pas d’elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hĂŽpitaux Ă  Gaza, tous ont Ă©tĂ© bombardĂ©s [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opĂ©rationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violĂ©.

Vendredi 26 janvier

Ce matin, j’avais besoin de me vider la tĂȘte. Je suis restĂ© dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon tĂ©lĂ©phone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocitĂ©s. 

Mon Ă©vĂ©nement concernant la grĂšve de la faim – organisĂ© avec le RĂ©seau ADES – s’est joint au rassemblement Ă  la Bourse. Mais la dĂ©cision de la CIJ est tombĂ©e et elle s’avĂšre dĂ©cevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette dĂ©ception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espĂ©rait au moins un cessez-le-feu. IsraĂ«l n’arrĂȘtera donc pas de nous tuer. 

C’était malgrĂ© tout une soirĂ©e trĂšs forte en Ă©motions : on a montrĂ© des vidĂ©os de grĂ©vistes de la faim issu·es du monde entier et on a chantĂ© notre hymne national. C’était assez Ă©mouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis trĂšs faible et fatiguĂ©, et que c’est Ă©puisant Ă©motionnellement de se rĂ©pĂ©ter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts de mon peuple. C’était important de montrer qu’il y a beaucoup de gens dans le monde qui mĂšnent une grĂšve de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisĂ© un projecteur pour les afficher et on a relayĂ© leur voix Ă  travers le micro ; ça a soulignĂ© l’aspect mondial de l’action collective.

Ça fait presque 30 jours que j’ai commencĂ© ma grĂšve de la faim ; je peux tenir en au moins 40 â€“ mĂȘme si je commence Ă  avoir du mal Ă  marcher. Ou jusqu’à un cessez-le-feu permanent. 

Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versĂ©s Ă  l’UNRWA, ce qui montre une complicitĂ© et un soutien Ă  la poursuite du nettoyage ethnique par IsraĂ«l ainsi qu’à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des ĂȘtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă  nous affamer et Ă  nous condamner Ă  mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.

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Samedi 27 janvier

C’est dur, j’ai froid. Mon tĂ©lĂ©phone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boĂźte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J’utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans diffĂ©rentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes Ă  l’étranger qui sont aussi en grĂšve de la faim, je reste informĂ© des actions en Belgique et Ă  l’international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des Ăąmes qu’on ne pourra jamais rĂ©cupĂ©rer.

Dimanche 28 janvier

Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l’attention des gens sur le massacre des civil·es et le gĂ©nocide Ă  Gaza. Je pense Ă  ma famille en Palestine, Ă  chaque fois que je pense Ă  eux je pense directement Ă  toutes les autres familles lĂ -bas. Je pense aussi Ă  ces mĂ©dias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prĂȘter attention Ă  cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit lĂ  notre seconde Nakba.

Lundi 29 janvier

Je vais bien. L’insomnie Ă©tait lĂ , encore une fois. Je suis restĂ© Ă©veillĂ©, Ă  regarder toutes ces images, Ă  chercher encore et toujours Ă  entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libĂ©ration de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrĂȘter. 

Ce soir, je vais assister Ă  la projection de Yallah Gaza au CinĂ©ma Aventure – et je prendrai la parole encore une fois.

Ma grĂšve de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s’écoulent, mĂȘme si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volontĂ©, je veux que la Palestine soit libre, et la volontĂ© et le dĂ©vouement c’est ce dont on a besoin pour rĂ©ussir notre combat. Il faut pousser les gens Ă  prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libĂ©ration. On ne peut pas normaliser la violence, on doit ĂȘtre humains, uni·es et mettre fin Ă  l’apartheid.

On doit aussi lutter pour le Soudan, le YĂ©men, le Congo, les OuĂŻghour·es, les peuples aborigĂšnes, les peuples indigĂšnes, le TigrĂ©, HawaĂŻ et tous les peuples opprimĂ©s en quĂȘte de libĂ©ration. J’ai besoin que tout le monde continue Ă  parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez Ă  manifester, Ă  participer aux actions, Ă  envoyer des e-mails aux politiques, Ă  en parler, Ă  vous organiser, Ă  marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu’à ce qu’on soit libres. Free Palestine !

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Un hangar queer au cƓur de la rĂ©sistance politique

Des poules se promĂšnent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourĂ©e de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa rĂ©sonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirĂ©e de fin d’annĂ©e du 29 dĂ©cembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit Ă  petit, vĂȘtu·es de hauts lĂ©opard, bottes Ă  plateforme ou mini-shorts dĂ©chirĂ©s. Il fait 30 degrĂ©s et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animĂ©es.

Ce soir au Hangar – et c’est commun Ă  Porto Rico – les cĂ©lĂ©britĂ©s se mĂ©langent aux Ă©tudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant Ă©chancrĂ©, ne rate jamais leurs Ă©vĂšnements. « Ici, y’a les meilleures soirĂ©es reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. Â» 

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Vers 1 heure du matin, aprĂšs un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king SimĂłn, Mano Santa, DJ emblĂ©matique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement aprĂšs les premiĂšres notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaĂźnent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego CalderĂłn. En laissant son corps marginalisĂ© bouger librement, en se rĂ©appropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identitĂ© culturelle face Ă  l’impĂ©rialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique. 

Party, Bombazo et Mercado

Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs rĂ©fĂ©rence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar Â», « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fĂȘte Â»). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirĂ©e. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expĂ©riences queer et plus globalement de la queerness en termes de reprĂ©sentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. Â»

Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonnĂ© sans eau ni Ă©lectricitĂ© qu’elle rĂ©nove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagĂ© par l’ouragan Maria, quelques mois Ă  peine aprĂšs avoir Ă©tĂ© placĂ© en faillite, faisant prĂšs de 3 000 morts et dĂ©cimant la quasi-totalitĂ© de son systĂšme d’alimentation en Ă©lectricitĂ©. Face Ă  une rĂ©action des États-Unis jugĂ©e trop lente et mĂ©prisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marquĂ© les esprits), une vague d’entraide et de solidaritĂ© naĂźt sur l’üle. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchĂ©es par la catastrophe.

« C’est lĂ  que diffĂ©rentes communautĂ©s comme le Hangar se sont organisĂ©es tout autour de l’üle : ça nous a radicalisé·es Â», raconte Marielle De LeĂłn, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragĂ©die et de tout ce dĂ©sastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communautĂ©. Â» Pour la militante, cette crise a rĂ©vĂ©lĂ© les limites du modĂšle politique actuel, qui relĂšgue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dĂ©pendant·es des aides et des dĂ©cisions des États-Unis. Â« Beaucoup d’entre nous ont dĂ» compter sur nos voisins et voisines pendant cette pĂ©riode, remet Marielle. Dans ces cas-lĂ  on doit apprendre Ă  se gĂ©rer entre nous et ne pas dĂ©pendre du gouvernement. Â» 

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Carla Torres Trujillo, directrice du Hangar.

De fil en aiguille, sur base d’une petite communautĂ© d’entraide qui prend forme, Carla commence Ă  organiser ses premiers Ă©vĂšnements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pĂ©dagogique. « On voulait crĂ©er un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencĂ© Ă  organiser des soirĂ©es mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fĂȘte Â», prĂ©cise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activitĂ©s principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marchĂ© artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical crĂ©Ă© par les esclaves africains Ă  Porto Rico au XVIIĂšme siĂšcle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirĂ©es stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guĂ©rison menstruelle ou encore des cours d’éducation complĂšte Ă  la sexualitĂ©. 

« La base de toutes nos activitĂ©s c’est d’essayer d’offrir un espace safe Ă  la communautĂ© queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisĂ©es et immigrantes Â», rĂ©sume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une rĂ©putation d’üle safe pour les communautĂ©s LGBTQIA+ au sein des CaraĂŻbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste rĂ©alitĂ© pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont Ă©tĂ© assassinĂ©es, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formĂ© au cours de ces derniĂšres dĂ©cennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou mĂȘme Bad Bunny Ɠuvrent pour apporter de la visibilitĂ© aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan Ă  offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sĂ©curitĂ© ni dans les clubs hĂ©tĂ©ros ni dans les boĂźtes de nuit gays classiques. 

« L’idĂ©e du Hangar, c’est plus de crĂ©er des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte prĂ©caire de notre Ăźle que d’ĂȘtre un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’ĂȘtre les clubs gays Â», explique Regner Ramos, chercheur spĂ©cialisĂ© en espaces queer et professeur Ă  l’UniversitĂ© de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays Ă  Porto Rico reproduisent l’esthĂ©tique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas Ă  ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribĂ©en Â» dans sa façon de s’adapter au contexte de la rĂ©gion, de porter fiĂšrement les couleurs du pays et de cĂ©lĂ©brer les Ă©changes interculturels, notamment indigĂšnes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire. 

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DĂ©truire le mythe

Pour le Hangar, se rĂ©approprier son identitĂ© caribĂ©enne et l’honorer fait partie d’une dĂ©marche de rĂ©sistance anti-impĂ©rialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les annĂ©es 1950, l’üle a le statut singulier d’« Ă‰tat libre associĂ© Â» qui confĂšre aux Portoricain·es la citoyennetĂ© amĂ©ricaine sans leur accorder tout Ă  fait les mĂȘmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activitĂ©s organisĂ©es et des thĂšmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indĂ©pendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51Ăšme Ă©tat. 

« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de dĂ©colonisation, affirme Carla. Beaucoup des problĂšmes auxquels on est confrontĂ© sont le rĂ©sultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se rĂ©approprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico diffĂ©rent. Â»

Pour Regner Ramos, le futur de l’üle se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, oĂč la jeune gĂ©nĂ©ration peut faire des rencontres et assister Ă  des Ă©vĂšnements qui lui permettent de faire Ă©voluer sa rĂ©flexion politique. « Je pense que grĂące Ă  des initiatives comme El Hangar et Ă  d’autres projets communautaires, qui nous aident Ă  rĂ©flĂ©chir de façon dĂ©coloniale et Ă  imaginer d’autres façons de faire sociĂ©tĂ©, on finira par comprendre que l’idĂ©e selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, dĂ©veloppe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancĂ©es en termes de droits humains, d’égalitĂ©, de diversitĂ©, de protection de notre territoire seront menĂ©es par les femmes, les personnes racisĂ©es et les personnes queer, qui se rĂ©unissent dans des lieux comme El Hangar. Â»

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Ces derniĂšres annĂ©es, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la rĂ©gion de San Juan, Ă  l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermĂ© aussitĂŽt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un dĂ©fi. « Ă€ Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus lĂ , explique Regner Ramos. On est en rĂ©cession depuis une dĂ©cennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces Ă  cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les AmĂ©ricain·es Ă  venir investir ici, mais qui ne protĂšgent pas les locaux en termes de logement, de crĂ©ation culturelle, de dĂ©veloppement communautaire. Â»

Depuis quelques annĂ©es, les grandes villes et les zones touristiques de l’üle connaissent effectivement un phĂ©nomĂšne inquiĂ©tant de gentrification. En 2022, la moitiĂ© des logements disponibles Ă  San Juan Ă©taient des locations Airbnb [selon une Ă©tude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables oĂč on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvĂ© l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a menĂ© Ă  la dĂ©mission du gouverneur de l’époque Ricardo RossellĂł – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux derniĂšres annĂ©es, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austĂ©ritĂ©, la faillite et la rĂ©ponse fĂ©dĂ©rale des États-Unis Ă  l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience gĂ©nĂ©rale, explique Marielle De LeĂłn. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. Â» Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « Ă€ Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens Ă  l’intĂ©rieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent Ă  cƓur. Â»

Tous les chemins mĂšnent au Hangar

En six ans, El Hangar a eu le temps de se crĂ©er une solide rĂ©putation, gagnant une notoriĂ©tĂ© qui a fini par dĂ©passer le cadre de la communautĂ© queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changĂ©, que c’est devenu mainstream, ils commencent Ă  s’en dĂ©tacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inĂ©vitable qu’il finisse par y avoir quelques avis nĂ©gatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »

Aujourd’hui, Ă  mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communautĂ© est trĂšs protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme Ă  la maison, je sais que je peux venir Ă  n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »

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Ana Macho et son corillo, sa bande.

Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrĂ©e, les groupes se mĂ©langent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mĂȘlĂ©e alcoolisĂ©e surgit l’acteur Ismael Cruz CĂłrdova, qui tient Ă  partager son amour pour son Ăźle : « La vĂ©ritĂ©, c’est que Porto Rico c’est un phĂ©nomĂšne, c’est un trĂ©sor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le dĂ©sert du Sahara et Ă  la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de rĂ©voltes, de dĂ©fense de notre identitĂ©. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, crĂ©atifs, rĂ©silient et ingĂ©nieux qui existe. Â» 

Le comĂ©dien, qui joue actuellement dans la sĂ©rie du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit oĂč tous mes potes vont et oĂč je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mĂšnent au Hangar. Â» 

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En fait, personne n’aime les Ă©jacs

CrĂšme vanille. DĂ©charge finale. Money shot. Peu importe comment vous l’appelez, je pense qu’on peut s’accorder sur le fait que le sperme masculin est la graisse lubrifiante qui fait tourner tout Internet. C’est gluant, c’est salissant et ça se rĂ©pand partout. Parcourez n’importe quel site porno pendant une demi-seconde et vous trouverez des vidĂ©os de femmes en train de se faire Ă©jaculer dans le cou, le dos, le vagin et la raie, bref, sur toutes les parties du corps. Mais existe-t-il une seule personne sur terre qui aime vraiment ça ?

Une nouvelle Ă©tude, publiĂ©e dans la revue universitaire Sexes et judicieusement intitulĂ©e As Long as It’s Not on the Face (Tant que ce n’est pas sur le visage), suggĂšre que les gens sont moins enthousiastes Ă  l’idĂ©e de se faire Ă©jaculer sur la gueule que ce que l’industrie porno voudrait bien nous laisser penser. « Aucune Ă©tude antĂ©rieure ne s’est intĂ©ressĂ©e aux perceptions et aux prĂ©fĂ©rences du public en ce qui concerne les cumshots », Ă©crit l’auteur de l’étude, Eran Shor, de l’universitĂ© McGill. Pour info, « cumshot » est le terme gĂ©nĂ©rique pour dĂ©signer une scĂšne d’éjaculation sur le corps d’une autre personne. Il a interrogĂ© plus de 300 spectateur·ices de films pornos de diffĂ©rentes origines dĂ©mographiques et culturelles et a constatĂ© que « la plupart ne se soucient pas de l’éjaculation masculine ou de son emplacement, ou prĂ©fĂšrent qu’elle se produise dans le vagin de la partenaire fĂ©minine ». Shor suggĂšre Ă©galement que beaucoup de spectateur·ices trouvent « dĂ©rangeantes » les scĂšnes de cumshot dans la bouche ou sur le visage.

Je sais qu’il est prĂ©fĂ©rable de ne pas s’aventurer sur le terrain de la Guerre des sexes, mais le fait que beaucoup trouvent les cumshots dĂ©rangeants ne devrait pas Ă©tonner grand monde. Ça fait des dĂ©cennies qu’une multitude d’universitaires fĂ©ministes affirment que la pornographie, parce qu’elle est gĂ©nĂ©ralement rĂ©alisĂ©e par et pour des hommes, reflĂšte les attentes patriarcales dominantes en matiĂšre de sexualitĂ© fĂ©minine, faisant de l’éjaculation un sujet particuliĂšrement Ă©pineux. Dans son article de 2005, auquel Shor se rĂ©fĂšre dans l’étude, Terrie Schauer, de l’universitĂ© Simon Fraser de Vancouver, affirme ceci : « puisque les hommes sont reprĂ©sentĂ©s en train de dĂ©charger sur le visage, les seins ou les fesses de leur victime — c’est-Ă -dire sur les espaces corporels qui sont les signifiants de la fĂ©minitĂ© — on peut dire que l’éjaculation dĂ©grade mĂ©taphoriquement la fĂ©minitĂ©. »

Bien entendu, ce point de vue n’est pas partagĂ© par toutes les femmes, ni par toutes les fĂ©ministes. Toutefois, ça n’a pas empĂȘchĂ© le rĂ©cit gĂ©nĂ©ral d’aller dans une certaine direction, Ă  savoir : « les fĂ©ministes pensent probablement que les cumshots sont dĂ©gradants, mais les mecs doivent forcĂ©ment kiffer ça. » À premiĂšre vue, les habitudes de consommation du porno semblent confirmer cette idĂ©e. Une Ă©tude rĂ©alisĂ©e en 2021 a rĂ©vĂ©lĂ© que 24% des vidĂ©os les plus regardĂ©es sur Pornhub comportaient une Ă©jaculation masculine sur le visage d’une femme. Il semble donc que la prolifĂ©ration des cumshots dans la pornographie rĂ©pond simplement Ă  une demande masculine.

Or cette Ă©tude rĂ©vĂšle que ce n’est pas le cas. InterrogĂ©s sur leurs prĂ©fĂ©rences, un Ă©chantillon reprĂ©sentatif d’hommes et de femmes, hĂ©tĂ©ro ou non, ont dĂ©noncĂ© la pratique du cumshot – pas uniquement les fĂ©ministes anti-porno, donc. Shor rapporte que la plupart des personnes interrogĂ©es ne s’en soucient pas ou n’ont pas Ă©mis de prĂ©fĂ©rence (27%), voire prĂ©fĂšrent que les hommes Ă©jaculent Ă  l’intĂ©rieur du vagin de la performeuse (38% de toutes les personnes interrogĂ©es et 48% des femmes de l’échantillon). Seuls 9% environ ont dĂ©clarĂ© prĂ©fĂ©rer voir une femme se faire Ă©jaculer sur le visage.

Pour quelques personnes interrogĂ©es, en particulier des hommes hĂ©tĂ©rosexuels, il s’agit moins d’une question de goĂ»t que d’une question de timing. Liam, un Canadien hĂ©tĂ©rosexuel de 25 ans, a dĂ©clarĂ© lors de l’étude : « Je ne suis pas le genre Ă  regarder jusqu’à la fin, donc je n’ai pas de prĂ©fĂ©rence ». Ivan, 22 ans, Ă©tudiant russe hĂ©tĂ©rosexuel, a tenu des propos similaires : « J’arrive jamais jusque-lĂ , donc je m’en fous ». D’autres ont des opinions plus tranchĂ©es sur l’endroit oĂč le type doit dĂ©charger. Christine, 19 ans, Ă©tudiante bisexuelle française, a dĂ©clarĂ© qu’elle prĂ©fĂ©rait l’éjaculation vaginale, « lĂ  oĂč je ne la vois pas ». Pour Julian, un Canadien homosexuel de 20 ans, les artistes masculins devraient Ă©jaculer « sur leur propre corps ; juste, gardez ça pour vous ».

Je ne vais pas sauter sur une table et proclamer que cet Ă©chantillon de quelques centaines d’individus est la preuve irrĂ©futable que personne n’aime les cumshots, mais il semble justifier l’idĂ©e qu’une grande partie du porno se rĂ©sume Ă  la vie sexuelle d’un garçon de 13 ans qui viendrait d’apprendre tout ce qu’il peut faire avec son zgeg. Jizz ! Boum ! Du sperme ! Du sperme ! Trop chouette ! Maintenant, ferme l’onglet, retourne Ă  ton devoir de maths et ne pense surtout pas Ă  la fille qui est en train de se laver le visage dans le lavabo de la salle de bain. Ou bien c’est juste moi qui suis de la vieille Ă©cole ?

« Je suis anti-cumshots, je les trouve un peu dĂ©goĂ»tants », dĂ©clare Bethany, 28 ans, dont le nom a Ă©tĂ© modifiĂ© pour des raisons de confidentialitĂ©, comme d’autres personnes dans cet article. Fiona, 29 ans, va dans le mĂȘme sens. « Je pense que c’est dĂ©gueulasse et je ne veux pas de ça sur mon visage, merci mais non merci. » Et les femmes ne sont pas les seules Ă  partager ces sentiments. « C’est un manque de respect », affirme clairement David, 31 ans. D’autres Ă©mettent des critiques plus pratiques. « C’est une contrainte, dit Tom, 34 ans. C’est pas juste d’obliger les femmes Ă  se laver le visage. »

Fiona est d’avis que l’expression « cumshots are hot » est un « mensonge rĂ©pandu par les hommes », nĂ© tout au plus d’une nĂ©cessitĂ© cinĂ©matographique. « Il s’agit plutĂŽt d’un moyen pour montrer visuellement la conclusion dramatique d’un rĂ©cit pornographique », suggĂšre-t-elle.

Ça nous ramĂšne au cƓur du problĂšme, car le fait que vous aimiez ou dĂ©testiez les cumshots dans votre propre lit n’est pas trĂšs important dans le grand schĂ©ma des choses (aprĂšs tout, vous faites ce que vous voulez chez vous). Ce qui est intĂ©ressant, c’est de savoir pourquoi le porno donne l’impression que le sexe doit se terminer par, eh bien, un final façon cumshot.

« La prĂ©valence des cumshots dans la pornographie grand public soulĂšve une question intrigante », explique Ă  VICE Eldin Hasa, neuroscientifique et expert en comportement humain. « Si seule une minoritĂ© de spectateurs exprime une prĂ©fĂ©rence pour cet acte, pourquoi ces Ă©jaculations sont-elles si courantes dans l’industrie ? »

L’une des explications possibles, selon lui, est que l’industrie porno « rĂ©pond Ă  certaines notions prĂ©conçues de ce qui est attendu, en perpĂ©tuant l’idĂ©e que l’éjaculation masculine sur le visage ou dans la bouche d’une femme est un Ă©lĂ©ment standard des rapports sexuels ».

C’est un cercle vicieux, ajoute-t-il. « La prĂ©valence des cumshots dans les vidĂ©os pornos a le potentiel de façonner les perceptions et les attentes des spectateurs concernant les rapports sexuels rĂ©els, dĂ©clare Hasa. D’un point de vue de l’éducation sexuelle, il est essentiel d’évaluer de maniĂšre critique la reprĂ©sentation des actes sexuels dans la pornographie et de rectifier toute dĂ©sinformation ou attente irrĂ©aliste qu’elle pourrait vĂ©hiculer. »

Selon l’éducatrice sexuelle Emilie Lavinia, le vĂ©ritable problĂšme rĂ©side dans le fonctionnement des sites pornographiques gratuits. « La pornographie sur les sites de tubes suit des schĂ©mas algorithmiques, explique-t-elle, donc plus vous voyez quelque chose, plus vous y serez exposĂ©. C’est pourquoi une page d’accueil sur un site gratuit qui propose des vidĂ©os de cumshots gĂ©nĂ©rera plus de clics et augmentera la demande pour ce type de vidĂ©os. » Mais d’aprĂšs elle, il s’agit d’une « fausse Ă©conomie ». Lavinia revient Ă  l’étude rĂ©cente pour Ă©tayer son argument. « L’étude montre que si le groupe dĂ©mographique de l’échantillon ne cherche gĂ©nĂ©ralement pas ce type de contenu Ă©rotique, il lui est quand mĂȘme proposĂ© sur les sites pornographiques gratuits. »

« Un aspect crucial de toute cette discussion est de savoir si l’éjaculation masculine peut ĂȘtre jouĂ©e et filmĂ©e d’une maniĂšre qui ne serait pas considĂ©rĂ©e comme dĂ©gradante pour les femmes », dĂ©clare Hasa. Pour Lavinia, cela dĂ©pend de l’intention et du langage de la scĂšne. « Si la scĂšne se veut humiliante et que le sperme est prĂ©sentĂ© comme Ă©tant sale, vous pourriez supposer que la personne qui reçoit ce cumshot est censĂ©e en ĂȘtre humiliĂ©e », dit-elle. En revanche, si le destinataire est consentant et semble excitĂ© par la perspective, « il s’agit probablement d’un scĂ©nario beaucoup moins dĂ©gradant ».

Mais Ă©videmment, le porno est une mise en scĂšne. « Une grande partie du problĂšme de comprĂ©hension de l’intention rĂ©side dans le fait de ne pas savoir d’oĂč provient le porno que vous regardez et de n’avoir aucune idĂ©e du bien-ĂȘtre des acteur·ices-performeur·ses », explique Lavinia. « C’est pourquoi je maintiens qu’il est prĂ©fĂ©rable de payer pour son porno et de ne pas utiliser les sites gratuits. »

Pour en revenir aux cumshots, il y a d’autres raisons d’ĂȘtre sceptique quant Ă  l’idĂ©e que tout Ă©jaculat sur le visage, la poitrine ou la bouche est intrinsĂšquement dĂ©gradant pour les femmes. « Il ne faut pas oublier que ce type de final est Ă©galement prĂ©sent dans le porno LGBTQ+ », explique Lavinia. T6X87 se dĂ©crit comme « un homme gay qui regarde beaucoup de porno et qui fait aussi du porno » (T6X87 est son nom de scĂšne). « Il y a des raisons pour lesquelles une personne pourrait prĂ©fĂ©rer ne pas recevoir de sperme en elle, explique-t-il. La principale Ă©tant qu’il y a un risque plus Ă©levĂ© d’attraper une IST si les fluides sont Ă©changĂ©s de cette maniĂšre. »

Si l’on regarde la pornographie des annĂ©es 1980 et 1990, pendant la crise du sida, T6X87 souligne que « les acteurs avaient souvent l’air vraiment effrayĂ©s par le sperme – il Ă©tait projetĂ© sur leurs visages et leurs corps et ils gardaient la bouche fermĂ©e tout en essayant de ne pas en avoir dans les yeux ». Ça a Ă©videmment beaucoup changĂ© depuis, mais le fait qu’on puisse maintenant filmer des scĂšnes de cumshot sans aucune crainte est encore « assez nouveau et excitant », explique-t-il. « Pour beaucoup d’entre nous, ça revient Ă  cĂ©lĂ©brer le fait qu’on a atteint un point dans l’épidĂ©mie oĂč celles et ceux qui ont la chance d’avoir accĂšs Ă  la PrEP, etc. peuvent dĂ©sormais avoir des relations sexuelles sans stresser. »

En fin de compte, l’important n’est peut-ĂȘtre pas l’éjaculation elle-mĂȘme, mais ce que l’on en fait. « Ce qui est misogyne Ă  mon avis, c’est le fait d’ĂȘtre amusĂ© de voir une personne couverte de sperme pour ensuite la qualifier de salope ou de pute parce qu’elle a reçu une dĂ©charge », affirme Lavinia, pointant du doigt le langage de « slut-shaming » utilisĂ© dans les titres de rĂ©fĂ©rencement, les commentaires et les sites de vidĂ©os en ligne. Finalement, la meilleure chose Ă  faire est de prendre toutes les vidĂ©os pornographiques avec un peu de recul.

« Ce sont les rĂ©als qui dĂ©cident de ce que les gens voient Ă  l’écran et il est important de se rappeler que le groupe qu’ils reprĂ©sentent est trĂšs petit par rapport Ă  la taille des audiences, souligne T6X87. Certains peuvent avoir une sorte de vision artistique, mais la plupart du temps, ils font ce qu’ils pensent pouvoir vendre. » En rĂ©sumĂ©, la prochaine fois que vous matez un film porno, gardez en tĂȘte que l’élĂ©ment le plus dĂ©terminant d’un money shot, eh bien c’est l’argent.

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Nourrir les luttes sociales

Au sein d’un fournil improvisĂ© dans la cuisine du bar, Yann* façonne les morceaux de pĂąte Ă  pain taillĂ©s par Marion, et qu’Andrea* avait prĂ©alablement mis Ă  reposer. Les trente morceaux dĂ©coupĂ©s rempliront autant de moules rectangulaires en tĂŽle huilĂ©s. « Inutile de  grigner la pĂąte [entailler pour faciliter la cuisson, NDLR] », lance Yann, dĂ©sormais attelĂ© Ă  surveiller la tempĂ©rature du four, alimentĂ© par du bois de rĂ©cupĂ©ration. InstallĂ© dans la cour du Channel Ă  Calais, un lieu artistique – entre thĂ©Ăątre, libraire, restaurant – situĂ© dans les anciens abattoirs de la ville, le four mettra plus de trois heures Ă  atteindre les 240°C espĂ©rĂ©s. 

Ce mardi de janvier, la petite Ă©quipe produira 60 kilos de pain. La fournĂ©e sera rĂ©cupĂ©rĂ©e par le Secours catholique et distribuĂ©e le lendemain aux migrant·es de Calais. « On s’est engagé·es Ă  leur fournir du pain trois fois par semaine. En Ă©change, l’association finance une partie du projet Â», dĂ©veloppe Yann, Ă  l’origine de cette initiative solidaire Ă  Calais. Ce trentenaire qui porte une petite queue de cheval fait partie de l’Internationale boulangĂšre mobilisĂ©e (IBM), un collectif informel de boulanger·es militant·es crĂ©Ă© en fĂ©vrier 2018, au lendemain de l’abandon du projet d’aĂ©roport Ă  Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement français – les crĂ©ateurs de l’initiative avaient pris part Ă  la ZAD. Le but ? Constituer un rĂ©seau de boulanger·es mobiles pour coordonner des actions de solidaritĂ©. Depuis, au grĂ© des envies de chacun·e, ses membres rejoignent des mobilisations sociales pour lesquelles ils produisent du pain, aidé·es par les fours mobiles de certain·es, construits selon les plans de l’Atelier Paysan, une coopĂ©rative d’auto-construction.

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Dans le fournil calaisien, Andrea, Yann et Marion travaillent la pĂąte grĂące aux dons des membres du rĂ©seau : ​​farine, ustensiles, moules, etc. Le trio le fera pendant quelques semaines avant de passer le relai Ă  d’autres. Le premier, « militant Ă  plein temps Â», est un membre rennais, co-fondateur du rĂ©seau IBM, et possĂšde son propre four mobile, PĂąte Ă  Tract. Le deuxiĂšme est un ingĂ©nieur de formation qui vit dĂ©sormais au RSA, comme Andrea. DĂ©sormais « nomade Â», une premiĂšre carriĂšre Ă©tudiante et professionnelle l’avait conduit Ă  travailler Ă  La DĂ©fense en costard-cravate. « J’ai arrĂȘtĂ© de croire qu’il Ă©tait possible de changer les choses de l’intĂ©rieur Â», explique-t-il. Enfin, l’IsĂ©roise Marion, 21 ans, Ă  la diffĂ©rence des deux autres, souhaite passer son CAP Boulanger « en candidat libre Â» aprĂšs plusieurs stages dans le secteur. D’ailleurs, chaque annĂ©e, le rĂ©seau organise des formations autogĂ©rĂ©es pour celles et ceux qui, comme elle, souhaitent obtenir un diplĂŽme officiel, obligatoire pour lancer sa structure. 

Tous les trois diffusent un savoir-faire artisanal et politique. Car si cet aliment du quotidien attire la sympathie des Français·es, ses conditions de production restent largement mĂ©connues. Pourtant, au sein mĂȘme de boulangeries dites « artisanales Â», elles Ă©chappent rarement Ă  une logique industrielle basĂ©e sur l’achat de machines coĂ»teuses remboursĂ©es au prix d’une course Ă  la rentabilitĂ©. À Calais, seuls les bras travaillent le levain. Ce mĂ©lange de farine et d’eau qui a fermentĂ© permet de s’affranchir de la levure pour faire lever la pĂąte. Plus digeste, il permet de produire un pain plus nourrissant qui se conserve mieux. 

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La production plaĂźt beaucoup aux spectateurs et spectatrices du Channel Ă  qui l’initiative propose, un jour dans la semaine, une vente Ă  prix libre – en moyenne, un pain comme le leur se vend 6 euros le kilo. En revanche, lors des distributions dans les camps de migrant·es, leurs fournĂ©es n’ont pas toujours Ă©tĂ© choisies. « Les exilé·es n’aiment pas notre pain, reconnaissent Andrea et Yann. Au dĂ©part, les bĂ©nĂ©voles du Secours catholique nous le cachaient pour ne pas nous vexer. Â»

Les deux hommes se souviennent en rigolant de la phrase d’un rĂ©fugiĂ© afghan, repoussĂ© par l’aspect compact de leur production : « Avec votre pain, on construit des maisons chez nous. Â» Leur recette subit aussi la concurrence des baguettes, rĂ©cupĂ©rĂ©es dans les supermarchĂ©s environnants et distribuĂ©es par les nombreuses associations de solidaritĂ©. Alors les boulanger·es se sont adapté·es, avec succĂšs, en crĂ©ant une sorte de pain de mie briochĂ© avec du sucre, de l’huile et du lait, dĂ©sormais consommĂ©e. 

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Au fil de leurs fournĂ©es et de leurs rencontres, l’équipe a tentĂ© de partager son savoir-faire avec les rĂ©fugié·es, mais seulement deux d’entre eux sont venus au fournil depuis dĂ©but janvier. « Ça marche plus ou moins bien car leur objectif est de traverser la Manche avant tout. C’est difficile de nouer des relations privilĂ©giĂ©es », regrette Yann. BĂ©nĂ©vole pour l’association Utopia 56 Ă  Calais pendant quelques mois, il souhaitait monter un programme d’entraide qui ne rĂ©pĂšte pas les rapports « professionnels Â» entre les bĂ©nĂ©voles et les exilé·es. « Le but de l’initiative est de produire du pain, certes, mais aussi de s’intĂ©resser Ă  ce qu’il se passe Ă  la frontiĂšre », rappelle le militant, qui assiste parfois aux audiences publiques du Centre de rĂ©tention administrative (CRA) de Coquelles, Ă  quelques kilomĂštres de lĂ .

ÉtalĂ©e de novembre Ă  fĂ©vrier, la prĂ©sence de l’IBM Ă  Calais est l’une des actions les plus importantes du mouvement, avec celle qui avait Ă©tĂ© menĂ©e lors du week-end de manifestations contre la mĂ©ga-bassine de Sainte-Soline en mars dernier : une tonne de pain et 25 000 parts de gĂąteaux avaient Ă©tĂ© produits.

Le 10 fĂ©vrier 2024, l’IBM organise sa rĂ©union annuelle Ă  Paris, au Shakirail

*Les prénoms ont été modifiés pour protéger leur identité.

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« Tout rĂ©apprendre » : ce qu’arrĂȘter l’alcool change dans la vie amoureuse

« J’ai rencontrĂ© un mec qui s’est mis Ă  me raconter sa vie pendant hyper longtemps sans me poser la moindre question. Je m’ennuyais tellement, j’aurais bien aimĂ© boire une pinte de biĂšre. » Clara (29 ans) a fait une pause de l’alcool pendant un mois pour la premiĂšre fois l’annĂ©e passĂ©e. Elle a Ă©tĂ© heureuse de dĂ©couvrir qu’elle n’est « ni moins drĂŽle ni moins intĂ©ressante sobre ». Les gueules de bois ne lui ont pas manquĂ©, ni « l’enfer des premiers rapports bourrĂ©s ». Mais il y a eu quelques moments difficiles, et notamment les premiers dates avec des quasi-inconnus.

La consommation d’alcool baisse, notamment chez les jeunes. En Belgique, on boit deux fois moins de biĂšre qu’il y a 30 ans, d’aprĂšs le dernier rapport annuel des brasseurs belges. Il n’empĂȘche, le bar reste l’un des endroits les plus courants oĂč l’on se fixe un premier rendez-vous. Pour celles et ceux qui ont passĂ© une bonne partie de leur vie amoureuse un verre Ă  la main, ĂȘtre sobre impose un nouvel apprentissage : sans alcool, comment se regarder dans les yeux, oser un premier baiser et plus si affinitĂ©s ?

Premier (bon) Ă©lĂ©ment, rencontrer quelqu’un sobre exclut d’office certaines personnes Ă  qui vous auriez laissĂ© une chance avec quelques verres dans le nez. « BourrĂ©e, j’aurais sans doute Ă©tĂ© contente de plaire, sans me demander si c’était rĂ©ciproque », analyse Clara en repensant Ă  son rendez-vous ratĂ©. « Mais lĂ , sobre, c’était impossible de passer Ă  cĂŽtĂ© du fait que j’étais pas intĂ©ressĂ©e. »

Le pouvoir dĂ©sinhibant de l’alcool prĂ©sente certes la capacitĂ© de lubrifier la rencontre, mais il n’aide pas Ă  prendre les meilleures dĂ©cisions et ses effets sont imprĂ©visibles : « L’éthanol agit sur tellement de neurotransmetteurs qu’on ne peut pas ĂȘtre sĂ»r de ce qui va se passer », explique Catherine Hanak, psychiatre et addictologue au CHU Brugmann, Ă  Bruxelles. Difficile alors d’ĂȘtre dans l’état requis pour bien Ă©valuer la situation qu’on vit face Ă  une nouvelle rencontre. A-t-on apprĂ©ciĂ© cette personne en elle-mĂȘme, sa prĂ©sence ou juste le fait d’avoir enfilĂ© des verres ?

Plusieurs mois aprĂšs la fin de sa pause, Clara a finalement rencontrĂ© quelqu’un lors d’une soirĂ©e alcoolisĂ©e. Heureusement, elle l’apprĂ©cie toujours, mĂȘme quand elle ne boit pas : « Ça se passe hyper bien ! Mais on s’est dit plein de choses sur notre vie dont j’ai aucun souvenir. Maintenant, j’ose pas lui poser certaines questions, de peur qu’on ait dĂ©jĂ  abordĂ© le sujet
 »

Quand vous prenez le parti de chercher l’amour sobre, apprendre Ă  gĂ©rer votre nervositĂ© autrement qu’en vous cachant derriĂšre un verre constitue un dĂ©fi majeur. ValĂ©rie (33 ans)  ne se considĂšre pas comme alcoolique mais elle a toujours bu lors de ses rendez-vous amoureux, notamment « pour faire taire [son] anxiĂ©tĂ© sociale ». AprĂšs « une relation qui s’est trĂšs mal passĂ©e » et Ă  laquelle elle « aurait mis un terme bien plus tĂŽt » si elle avait Ă©tĂ© moins sous l’influence de la boisson, elle s’est totalement sevrĂ©e. Depuis quelques semaines, elle est inscrite sur des applications de rencontres, mais elle n’a pas encore fixĂ© de rendez-vous, car elle apprĂ©hende encore trop le regard des autres : « J’ai peur de pas ĂȘtre Ă  l’aise et de devoir me justifier, ou qu’on me demande pourquoi je bois pas
 »

Maud (24 ans), elle, n’a jamais aimĂ© « se mettre des caisses Â», mais elle a arrĂȘtĂ© de boire aprĂšs une pĂ©riode oĂč elle trouvait « que l’alcool s’installait trop dans [son] quotidien ». AprĂšs avoir stoppĂ©, elle a Ă©tĂ© frappĂ©e par la pression sociale qui fait de l’alcool un automatisme, et les stĂ©rĂ©otypes sexistes qui vont avec : « Quand on est une fille, il faut boire, mais pas trop. Quand je racontais que j’avais dĂ©jĂ  Ă©tĂ© super bourrĂ©e, je sentais que c’était pas en phase avec l’idĂ©al fĂ©minin de certains garçons
 alors qu’on pourrait davantage se questionner sur le fait que tout le monde boit autant, tout le temps. Â» Dans tous les cas, mĂȘme si ça peut s’avĂ©rer peu excitant, et mĂȘme un peu lourd, « c’est important d’expliquer qu’on ne boit pas, pour partir sur des bases saines », juge Catherine Hanak.

Sobre depuis trois ans aprĂšs de longues annĂ©es d’ivresse, l’humoriste Maxime Musqua (36 ans) a dĂ©veloppĂ© des techniques pour dĂ©dramatiser le sujet. « Je donne rendez-vous le dimanche matin, c’est super pratique pour ne pas avoir de dĂ©calage sur la consommation », me dit-il.

Certain·es utilisateur·ices des applications de rencontre semblent Ă©galement ĂȘtre de plus ou plus ouvert·es Ă  l’idĂ©e de faire des dates ailleurs que dans un bar. En 2022, l’application Bumble avait publiĂ© ses prĂ©dictions. Selon leurs conclusions, la consommation d’alcool ne jouait plus un rĂŽle aussi important dans les rencontres ou relations amoureuses qu’auparavant. Sur cette application, 34% des personnes sondĂ©es se dĂ©clarent d’ailleurs plus susceptibles d’avoir un dry date aujourd’hui qu’avant la pandĂ©mie.

Mais en arrĂȘtant de boire ou en diminuant, il est aussi possible que vous ayez tout simplement besoin de mettre en pause votre vie sentimentale. Annabelle (31 ans) a dĂ©cidĂ© de rĂ©duire sa consommation parce qu’elle ne supportait plus les gueules de bois, alors qu’elle consacrait toute son Ă©nergie Ă  d’importants changements dans sa vie : « J’étais en reconversion professionnelle, je suivais une thĂ©rapie
 » Cette pĂ©riode l’a plongĂ©e, au niveau sentimental, dans une traversĂ©e du dĂ©sert d’un peu plus d’un an « plutĂŽt bien vĂ©cue ». « IntĂ©rieurement, c’était trop le chantier pour ĂȘtre avec quelqu’un », estime-t-elle. Depuis quelques semaines, elle voit un garçon rencontrĂ© Ă  son cours de chant – une activitĂ© qu’elle a dĂ©marrĂ©e aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© l’alcool.

Pour Paul (43 ans), c’est encore compliquĂ©. Suivi par un addictologue depuis plusieurs annĂ©es, il s’est rendu compte que son alcoolisme nourrissait une forme de dĂ©pendance affective. « J’enchaĂźnais les rencontres et les verres parce que je manque d’estime de moi et que j’arrive pas Ă  vivre seul, explique-t-il. J’ai peur de rendre les autres malheureux aussi. » Sobre depuis trois mois, il estime avoir besoin de « prendre le temps de [se] soigner et de [se] reconstruire » avant de faire de nouvelles rencontres.

« Le premier bisou, c’est toujours plus difficile, relance Maxime Musqua. Ça peut prendre un peu plus de temps, y’a ce moment oĂč on sait qu’on se plaĂźt sans savoir si c’est le bon moment pour tenter quelque chose
 Et en mĂȘme temps, une fois qu’on y arrive, ça peut aussi ĂȘtre vachement mieux parce qu’on est sĂ»r qu’on en a envie ! On a plus attendu et on a aussi plus de sensations du fait d’ĂȘtre sobre. »

Sans surprise, le sexe est gĂ©nĂ©ralement meilleur quand on dispose de toutes ses facultĂ©s, et qu’on peut s’en rappeler le lendemain. « La communion des corps n’a rien Ă  voir ! », s’enthousiasme la journaliste Charlotte Peyronnet (33 ans). Avec le recul, elle estime que l’alcool l’a accompagnĂ©e dans la « longue errance hĂ©tĂ©rosexuelle » qu’elle raconte dans Et toi, pourquoi tu bois ? (Éditions DenoĂ«l, 2024). « Je pense que j’ai toujours Ă©tĂ© lesbienne mais je me le suis cachĂ© pendant des annĂ©es, l’alcool m’a beaucoup aidĂ©e Ă  me voiler la face, me confie-t-elle. Je buvais des verres de blanc au petit rĂ©veil pour avoir envie de faire l’amour. »

Nefeli (30 ans) trouve que la sobriĂ©tĂ© l’aide Ă  mieux respecter son propre consentement. « Avant, y’avait des tas de fois oĂč je me rĂ©veillais le lendemain matin en me demandant pourquoi j’étais lĂ , dit-elle. Ça me manque pas du tout. » Si elle admet une certaine « nostalgie » au souvenir de « ces nuits oĂč elle embrassait des inconnus » – ce qu’elle n’ose plus –, elle estime avoir « totalement gagnĂ© au change » car elle se sent « plus en sĂ©curitĂ© » et « plus Ă©panouie dans une sexualitĂ© plus douce ».

Faire l’amour sobre n’a pas Ă©tĂ© simple pour Charlotte Peyronnet : « J’avais Ă©normĂ©ment de complexes sur mon corps que je noyais dans l’alcool. Au dĂ©but, j’avais plus du tout de dĂ©sir pour ma partenaire. J’ai passĂ© beaucoup de temps Ă  me masturber, j’ai dĂ» tout rĂ©apprendre, recrĂ©er un nouvel imaginaire avant de me sentir prĂȘte. » Mais elle aussi affirme pouvoir profiter des aspects positifs dĂ©sormais. Car au-delĂ  du rapport Ă  soi-mĂȘme – Ă  son corps et/ou Ă  sa sexualitĂ© –, la sobriĂ©tĂ© peut aussi soulager votre partenaire, si vous ĂȘtes en couple. « Ma copine m’a racontĂ© qu’elle s’inquiĂ©tait tout le temps de devoir gĂ©rer les dĂ©gĂąts causĂ©s par ma consommation, de devoir venir me chercher Ă  l’hĂŽpital
 », poursuit Charlotte. C’est entre autres sa partenaire qui l’a Ă©normĂ©ment aidĂ©e Ă  arrĂȘter de boire : « J’ai vu dans son regard qu’elle m’aimait toujours et qu’elle me soutenait, ça m’a donnĂ© Ă©normĂ©ment de force. »

Ne plus avoir l’alcool comme exutoire peut aussi vous aider Ă  mieux communiquer au sein du couple. « On est plus attentifs l’un·e Ă  l’autre, on Ă©change davantage », estime Evelyne, crĂ©atrice du compte Instagram @sobreetbranchee. AprĂšs son arrĂȘt de l’alcool en septembre 2020, suivi de la diminution de consommation de son compagnon, son couple sort davantage. « On va au resto, au cinĂ©ma ou Ă  la bibliothĂšque ensemble toutes les semaines », s’enthousiasme-t-elle. Les soirĂ©es Ă  deux sont dĂ©sormais plus lĂ©gĂšres, moins centrĂ©es autour de la bouteille ouverte pour le repas et de l’atmosphĂšre pesante qui suivait. Avec moins d’alcool entre eux, la complicitĂ© a regagnĂ© du terrain.

Ces changements s’expliquent en partie par le fait qu’on « est souvent plus prĂ©sent·e dans une relation aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© de boire, surtout si l’alcool Ă©tait au centre de notre vie avant », confirme Catherine Hanak – mĂȘme s’il ne faut pas faire de gĂ©nĂ©ralitĂ©s : il y a des personnes alcooliques qui arrivent Ă  bien gĂ©rer leur couple. « Quand on boit, on attend souvent d’ĂȘtre ivre pour essayer de rĂ©gler ses problĂšmes de couple, remet Maxime Musqua. Sobre, on est obligé·e d’apprendre Ă  rĂ©gler les conflits autrement, en Ă©tant attentif Ă  ses Ă©motions, en mettant des mots dessus, et en assumant de se montrer vulnĂ©rable pour les exposer Ă  notre partenaire. »

Si la sobriĂ©tĂ© amĂšne « beaucoup de choses positives Â» la plupart du temps, Catherine Hanak reconnaĂźt tout de mĂȘme qu’elle peut aussi ĂȘtre source de tensions. « Par exemple, quand c’était le partenaire de la personne qui buvait qui prenait beaucoup de dĂ©cisions pour le couple :  sobre, on se met Ă  donner beaucoup plus son avis. Un nouvel Ă©quilibre est donc Ă  rĂ©inventer. »

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J’ai voulu transmettre le VIH de maniùre intentionnelle – et consentie

AprĂšs quelques secondes d’hĂ©sitation, JĂ©rĂ©mie l’affirme sans dĂ©tour : « Si tout Ă©tait Ă  refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pĂšse sur les Ă©paules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », aprĂšs s’ĂȘtre arrachĂ©, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues annĂ©es passĂ©es Ă  frayer dans le milieu gay du chemsex, associĂ© au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher Ă  cru », qui vise Ă  se passer sciemment de prĂ©servatif. Au souvenir de ses soirĂ©es partouze, et depuis le siĂšge qu’il occupe derriĂšre son Ă©cran d’ordinateur, ce chef de structure Ă©voque des « nuits mortifĂšres ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fĂ©tichisation » du risque de transmission du VIH dont il Ă©tait porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », prĂ©cise le MontpelliĂ©rain.

Un levier Ă©rotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des sĂ©ro-divergents entretiennent un rapport impliquant un nĂ©gatif (neg, dans le jargon) souhaitant ĂȘtre contaminĂ© par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© au grand public au grĂ© d’expositions mĂ©diatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. DĂ©criĂ© comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliquĂ© rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays Ă©taient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, dĂ©menti ce chiffre choc –, le papier avait provoquĂ© une avalanche de rĂ©actions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une lĂ©gende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunitĂ© de brosser, pour la Ă©niĂšme fois, le tableau infamant d’une communautĂ© aux mƓurs aussi perverses que dĂ©bridĂ©es, bien responsable, au fond, du flĂ©au du sida qui l’avait si durement frappĂ©e. Une lecture homophobe au regard de JĂ©rĂ©mie, pour qui le « plombage » reprĂ©sentait avant tout un moyen prĂ©cieux – vital, mĂȘme – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scĂšne sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils Ă  ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».

Devenir « gift giver », pour se relever du VIH

Avant d’endosser son rĂŽle assumĂ© de « plombeur », il a d’abord fallu que JĂ©rĂ©mie encaisse le sĂ©isme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, Ă  27 ans », se remĂ©more-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps Ă  courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les mĂ©dias se souvient de sa jeunesse, passĂ©e au chevet d’une mĂšre atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » RĂ©silient, JĂ©rĂ©mie dĂ©bute sa trithĂ©rapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirĂ©troviraux rĂ©duisent la charge virale du virus, pour l’empĂȘcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. GrĂące Ă  ces avancĂ©es mĂ©dicales, l’espĂ©rance de vie des personnes touchĂ©es avoisine celle des sĂ©ronĂ©gatifs. Chaque jour, JĂ©rĂ©mie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux Ă  cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un Ă©tranger indĂ©sirable. Mais il Ă©tait lĂ , tout proche ; on Ă©tait condamnĂ©s Ă  la cohabitation. Alors je suis devenu machiavĂ©lique avec lui. » Pour ne plus ĂȘtre simplement victime de sa sĂ©ropositivitĂ©, JĂ©rĂ©mie transforme son virus en support Ă©rotique : il fantasme de le transmettre.

Cette idĂ©e, obsĂ©dante, le pousse Ă  poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique Ă  risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, citĂ©s dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le dĂ©but de l’épidĂ©mie de VIH/sida » – soit l’orĂ©e des annĂ©es 1980 –, puis se serait cultivĂ©e de maniĂšre confidentielle, avant d’ĂȘtre visibilisĂ©e par l’avĂšnement d’internet et la floraison de sites dĂ©diĂ©s qui l’ont accompagnĂ©. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopĂ©e d’entre eux. Sur un site gratuit dĂ©diĂ© aux plans cul, un internaute affiche ĂȘtre en quĂȘte d’hommes « bien chargĂ©s viralement » pour accomplir sa « sĂ©roconversion », et cĂŽtĂ© Grindr des utilisateurs spĂ©cifiant vouloir « ĂȘtre plombĂ© » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas Ă  creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, JĂ©rĂ©mie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un cĂŽtĂ© les gift givers, prĂȘts Ă  « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?

La question se pose spontanĂ©ment, tant cette course Ă  l’infection paraĂźt dĂ©routante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus Ă  la prise en charge mĂ©dicale parfois exorbitante, et dont l’exposition Ă©tait criminalisĂ©e dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans mĂȘme parler des 142 dĂ©cĂšs qui y Ă©taient liĂ©s dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 Ă  l’échelle mondiale l’annĂ©e suivante, d’aprĂšs les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? CroisĂ© sur le forum fĂ©tichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhĂ©rer au barebacking – lors de rapports hĂ©tĂ©ros – par « goĂ»t du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». VoilĂ  deux ans que ce quarantenaire cherche Ă  contracter le VIH auprĂšs de femmes sĂ©ropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », Ă  l’intĂ©rieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dĂ©vastation dans lequel se reconnaĂźt JĂ©rĂ©mie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tĂȘte. » C’est cette mĂȘme « pulsion de mort » qui avait poussĂ© notre interlocuteur Ă  faire un bond vertigineux dans le chemsex.

« Des fĂȘtes sans limite, oĂč tout le monde courrait Ă  sa perte »

Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractĂ©ristique, s’ĂȘtre toujours « sĂ©vĂšrement emmerdĂ© » dans un « coĂŻt classique », multiplie les expĂ©riences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage
 et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » oĂč la consommation de drogues de synthĂšse est « monnaie courante », JĂ©rĂ©mie s’essaye Ă  la « dĂ©charge d’excitation et de dĂ©sinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dĂšs 2010, en slam – c’est-Ă -dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fĂȘtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privĂ©s. Avec de la musique, des pornos projetĂ©s sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimitĂ© de ces soirĂ©es, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagĂ©es d’inconnus, on enchaĂźne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprĂšs de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destinĂ© aux sĂ©ronĂ©gatifs, empĂȘchant la contraction du VIH.

Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et prĂ©sidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothĂšses. « Le slam en lui-mĂȘme peut porter une charge Ă©rotique, avec la ritualisation de la prĂ©paration des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cĂ©rĂ©monielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet Ă©cosystĂšme-ci, ou des pratiques extrĂȘmes gays, on peut aussi supposer une fĂ©tichisation des liquides. » D’un cĂŽtĂ©, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, trĂšs ancrĂ© dans l’enfance, de devenir “frĂšres de sang”. » Et d’autre part, l’absence de prĂ©servatif laisserait libre cours Ă  « une circulation des fluides, pour lĂ©guer une trace de soi en l’autre, par-delĂ  le rapport sexuel ». Avec comme perspective, Ă©ventuellement teintĂ©e BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.

De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prĂ©vention – en l’occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers dĂ©cuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontiĂšres entre le permis et le rĂ©prĂ©hensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de libertĂ© individuelle, Ă  faire ce qu’ils ne “devraient pas” », rĂ©sume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernĂ©s homosexuels, de se « rĂ©approprier » un narratif partagĂ©. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, trĂšs ancrĂ©e dans l’imaginaire commun, d’une personne sĂ©ropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scĂ©narios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutĂŽt qu’ils n’isolent. »

Aprùs l’hospitalisation, l’amour

« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frĂšre, je suis prĂȘt Ă  te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde JĂ©rĂ©mie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On Ă©tait unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empĂȘchait pas de nouer des rapports Ă©troits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds Ă©changes de regards, une sensualitĂ© au moment des rapports
 Toute une poĂ©sie. » NĂ©e d’un penchant romantique ? « Un romantisme trĂšs noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimitĂ© d’un Ă©change de virus. » 

Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en ĂȘtre certain lors de ses premiers « plans bareback », JĂ©rĂ©mie le sait dĂ©sormais : il n’a « sans doute jamais “plombĂ©â€ qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithĂ©rapie a un effet prĂ©ventif, nommĂ© TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point dĂ©finitif Ă  la question dĂ©coulant de l’étude PARTNER dont les rĂ©sultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH Ă  partir d’une personne sĂ©ropositive traitĂ©e », pose Michel Ohayon, directeur mĂ©dical du 190, un centre de sexualitĂ© inclusif basĂ© sur Paris. ConsĂ©quence de quoi, aux yeux de notre spĂ©cialiste, le fantasme du « plombage », « relativement frĂ©quent jusqu’au milieu des annĂ©es 2000 », est devenu caduc. Au sens oĂč « les gens qui l’évoquent ne le rĂ©alisent pas dans les faits ». « TrĂšs anecdotique » selon l’expert, le phĂ©nomĂšne est aussi parfois taxĂ© de sĂ©rophobie dans les cercles qui militent contre la dĂ©sinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, oĂč le mot « plombage » renverrait Ă  un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’ĂȘtre.

« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-ĂȘtre Ă  prendre comme un rite de passage, vers une communautĂ© sĂ©ropositive stigmatisĂ©e, et dont le passĂ© traumatique a marquĂ© l’histoire gay », rĂ©agit JĂ©rĂ©mie, que deux dĂ©cennies de sexualitĂ© « extrĂȘme » ont poussĂ© au bord du prĂ©cipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette rĂ©versibilitĂ© des rĂŽles m’a coĂ»tĂ© cher : en sex party, mon dernier Ă©change de seringues s’est soldĂ© par la contraction de l’hĂ©patite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, Ă  le menacer « pour la vingt-cinquiĂšme fois » d’un divorce, s’il ne dĂ©croche pas. Dos au mur, JĂ©rĂ©mie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brĂ»lure de l’addiction. Mon corps Ă©tait ruinĂ©, je l’avais violĂ© – donnĂ© Ă  violer. AprĂšs tant d’annĂ©es Ă  avoir, plus ou moins consciemment, chercher Ă  Ă©lire ma mort, j’ai compris que ma derniĂšre seringue serait la derniĂšre. Et l’instinct de survie a repris le dessus. » 

Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et aprĂšs trois semaines d’hospitalisation, dĂ©bute une lente reconstruction grĂące au sport, et aux thĂ©rapies EMDR. JĂ©rĂ©mie reprend peu Ă  peu goĂ»t aux choses – la sexualitĂ© mise Ă  part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualitĂ© fade, ou bien de replonger dans mes vieux dĂ©mons. Aucune des deux options ne me tente », expĂ©die-t-il, l’Ɠil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arriĂšre, JĂ©rĂ©mie fait ses adieux Ă  un passĂ© pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualitĂ© classique, mais ça n’a pas Ă©tĂ© le cas. Alors j’ai vĂ©cu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »

« Pas mal sous l’eau » Ă  la tĂȘte de la structure qu’il pilote dĂ©sormais, JĂ©rĂ©mie s’investit aussi dans la prĂ©vention autour du chemsex en participant Ă  des podcasts, et des congrĂšs. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, dĂ©lestĂ©e des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redĂ©ploie ses ailes – mais sous d’autres ciels. 

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Comment j’ai dĂ©gommĂ© Malik au babyfoot pendant mon sĂ©jour en HP

Mi-septembre 2023, aprĂšs un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquĂ©e chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idĂ©e de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses Ă  moitiĂ© (jamais, vivons intensĂ©ment !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchĂ©e de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passĂ©. AprĂšs avoir perdu la tĂȘte auprĂšs de la police, puis avoir Ă©tĂ© envoyĂ©e Ă  l’hĂŽpital Brugmann oĂč, bien Ă©videmment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le mĂ©decin responsable qui m’avait dĂ©jĂ  vue quelques jours plus tĂŽt a pris un « malin plaisir » Ă  m’envoyer Ă  l’hĂŽpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca Ă  Bruxelles. 

« Faut juste que j’arrive Ă  dormir, faut juste que j’arrive Ă  dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dĂ©pose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrĂ©s oĂč se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la derniĂšre chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux Ă  quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols frĂ©quents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volĂ© mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volĂ© mon peigne ? » se dĂ©clenchent le soir. Je pose ma tĂȘte sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, diffĂ©rentes rĂ©alitĂ©s possibles dĂ©filent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai Ă  rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.

Lorsqu’on est enfermĂ©e et condamnĂ©e quelque part, le pire ce sont les rĂ©veils. Voir qu’on est toujours coincĂ©e au mĂȘme endroit pour recommencer la mĂȘme journĂ©e avec les mĂȘmes personnes, les mĂȘmes conversations et surtout au sein des mĂȘmes murs. Ma chambre Ă©tant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer Ă  ma porte, c’est le petit-dĂ©jeuner. Bien Ă©videmment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dĂšs qu’une Ă©motion se prĂ©sentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi
 Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprĂ©cier la vie. »

DĂźners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a dĂ©cidĂ© qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiĂšne et dort dans les fauteuils. Il n’a mĂȘme pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitiĂ© avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tĂȘte, je n’avais besoin que d’un regard rĂ©confortant, quelqu’un qui me voit Ă  travers la folie.

« Hey, t’as pas une clope ? » 

« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours Ă  faire des aller-retour entre le fumoir et le prĂ©au. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosĂ© par les psychĂ©dĂ©liques, c’est ce que j’étais en arrivant Ă  l’hĂŽpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit Ă  un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun Ă  leur tour, les gens passent prĂšs de moi, posĂ©e comme un pot de fleurs Ă  cĂŽtĂ© de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver Ă  me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pĂąte Ă  gĂąteau trop Ă©paisse coincĂ©e sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hĂąte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir prĂšs de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans pĂ©ter Ă  nouveau un cĂąble sous la pression d’ĂȘtre plus longtemps enfermĂ©e entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mĂ©rite sa place ici, Ă©videmment. Certes, ĂȘtre coupĂ©e des stimulis extĂ©rieurs provisoirement aident Ă  retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journĂ©es Ă  Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tĂȘte, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sĂ»rement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez rĂ©active pour elle. AprĂšs lui avoir refusĂ© mon tĂ©lĂ©phone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte Ă  une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre gĂ©nĂ©alogique ! »

AprĂšs trois jours, alors que je suis temporairement privĂ©e d’aller sous le prĂ©au pour la journĂ©e – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaĂźt. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hĂŽpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les dĂ©chets, puis il se met Ă  faire des pompes. Il est grand, a le corps trĂšs sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. TantĂŽt c’est mon ami, tantĂŽt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se prĂ©sente comme un grand philosophe, il va faire des Ă©tudes de mĂ©decine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as Ă©tĂ© naĂŻve Lucie, il ne faut plus que tu sois naĂŻve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je rĂ©ponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases Ă  l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

DĂ©but septembre, il y a eu un sĂ©isme au Maroc. En entrant Ă  l’hĂŽpital, pensant tout diriger avec mes pensĂ©es, je croyais que ce sĂ©isme Ă©tait de ma faute. Malik a touchĂ© droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tĂȘte repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hĂŽpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tĂȘte d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut ĂȘtre fatal. Les pensĂ©es autocentrĂ©es ressurgissent sans considĂ©rer les victimes bien rĂ©elles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillĂ©e d’un blanc d’hĂŽpital dĂ©barque avec son chariot rempli de mĂ©docs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse Ă©tait arrivĂ©e. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la tĂ©lĂ©vision Ă  fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte Ă  clĂ© ou cas oĂč il y aurait un problĂšme. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dĂ©goute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de tĂ©lĂ©vision, on s’assoit autour de lui, il Ă©nonce les activitĂ©s du jour et on lĂšve la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme Ă  de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activitĂ©s de bricolage, des marches organisĂ©es. Tous les matins, j’irai au sport lĂ  oĂč quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation Ă  deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours Ă  moitiĂ© dĂ©braillĂ©e en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, Ă  part moi, la blanche privilĂ©giĂ©e. Elle a raison. Je venais Ă  peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien Ă©tĂ© utiles Ă  Ă©changer contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-lĂ , j’étais d’ailleurs rentrĂ©e de ma visite gĂȘnĂ©e, comme une prisonniĂšre qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidaritĂ© se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps Ă  nettoyer. 

Papy nous Ă  trouvĂ© du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e Ă  notre tour sur le balcon barricadĂ© de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lĂšvres sont brunes et nos yeux fatiguĂ©s. Depuis que j’ai montrĂ© mon tĂ©lĂ©phone et osĂ© mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intĂ©rĂȘt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sĂ»r. AprĂšs tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous Ă©chapper un peu d’ici. Alors on reste lĂ , le regard dans le vide Ă  Ă©couter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s’installe prĂšs de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tĂȘte en basculant entre agressivitĂ© et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence Ă  m’énerver. C’est une vraie pile Ă©lectrique. Pour se dĂ©fouler, il me dĂ©fie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rĂ©tamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussĂ© Ă  bout, je dĂ©testais qu’on me prenne pour une conne Ă  rĂ©pĂ©tition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la premiĂšre partie.

La deuxiĂšme partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tĂȘte entre ses mains pour la calmer et lui chuchote Ă  l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est douĂ©, ça se voit, mais je m’étais entraĂźnĂ©e tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis dĂ©solĂ©. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« – Toi, tu vas te transformer en dĂ©mon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle Ă  la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il dĂ©lire. C’est « eux » qui l’ont violĂ© et agressĂ© dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressĂ©, jamais il ne se serait laissĂ© toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapĂ© Ă  quatre paires de bras et piquĂ© pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et rĂ©pĂšte les mĂȘmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet panĂ© et du riz. Il remarque que je n’arrive pas Ă  quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a lĂ  ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse Ă  elle, ses rĂ©ponses sont cohĂ©rentes, elle aimerait juste parler Ă  la psychologue, ça fait des jours qu’elle la rĂ©clame et elle commence Ă  vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journĂ©e et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraĂźnent dans une danse attendrissante, oĂč elle remue ses Ă©paules deux fois Ă  droite puis deux fois Ă  gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait Ă©galement cinq jours que je rĂ©clamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir dĂ©jĂ  vue Ă  mon arrivĂ©e mais, Ă©tant encore en dĂ©compression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisĂ©e et mon discours Ă©tait si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je dĂ©cide de lui rĂ©diger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohĂ©rente. Peu importe ce que mon pĂšre tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chĂ©rie. »

Se lever, fumer, prendre des mĂ©docs pour certain·es, attendre, aller faire une activitĂ©, fumer, manger, se promener sous le prĂ©au, fumer, fumer, fumer
 Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des mĂ©docs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur rĂ©alitĂ© un peu moins rĂ©pĂ©titive. Rester stoĂŻque face Ă  l’adversitĂ© et patient·e face au temps. 

AprĂšs dix jours qui m’ont paru une Ă©ternitĂ©, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donnĂ© mes derniĂšres bouteilles de coca Boni Ă  Vadim* et doucement dĂ©posĂ© une Ă©norme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagnĂ© une boule de cristal », lui rĂ©pondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’ĂȘtre enfermĂ©e m’avait coupĂ© l’appĂ©tit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours Ă  l’hĂŽpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientĂŽt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongĂ© sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, Ă  Bruxelles. C’est un homme sensible, rĂ©voltĂ© par les injustices et peut-ĂȘtre un peu intense. Il est loin d’ĂȘtre « fou » comme la sociĂ©tĂ© pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protĂ©ger leur identitĂ©.

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DĂ©couvrir The Vaccines le cƓur brisĂ© sur la cĂŽte anglaise

Il y a des moments oĂč on est bien heureux·se que personne ne soit lĂ  pour contempler le pathĂ©tisme dans lequel on se trouve. Et en mĂȘme temps, on retire une certaine satisfaction au dĂ©sƓuvrement d’avoir touchĂ© le fond.

J’étais dans une relation oĂč il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problĂšme apparent, juste un immobilisme paisible. Il Ă©tait mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, Ă  24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il Ă©tait du mĂȘme avis que moi, bien qu’il soit plus ĂągĂ©, et Ă©tait pourtant incapable de prendre la moindre dĂ©cision, comme engluĂ© dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. AprĂšs plusieurs annĂ©es de vie commune, on a vidĂ© notre appartement et eu quelques Ă©changes passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis achetĂ© au Maroc ou le vase chinĂ© aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien Ă  cirer.

J’ai entassĂ© mes cartons dans la cave d’une amie, contemplĂ© une derniĂšre fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie Ă  GĂȘnes. On Ă©tait en juillet, je venais d’ĂȘtre diplĂŽmĂ©e, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler oĂč je voulais mais je n’avais aucune idĂ©e d’oĂč m’installer.

Il m’a suffi de seulement cinq jours pour rĂ©aliser que je frĂŽlais le scĂ©nario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migrĂ© Ă  Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chĂšres.

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L’atmosphĂšre anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idĂ©es en place. Je n’ai pas quittĂ© une seule fois mon impermĂ©able durant la premiĂšre semaine.

« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon dĂ©part. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait Ă  aller Ă  la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer Ă  les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.

J’avais une soif intarissable d’ĂȘtre seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goĂ»t nouveau. J’avais l’impression d’ĂȘtre dans une sorte d’état mĂ©ditatif constant. J’espĂ©rais que l’expĂ©rience m’amĂšnerait Ă  atteindre des zones de mon esprit jusque lĂ  inconnues ; ou atteindre une forme de sĂ©rĂ©nitĂ© durable, un dĂ©tachement de tout et pour toujours.

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Je logeais dans une rĂ©sidence Ă©tudiante quasiment vide pour l’étĂ©. J’ai croisĂ© seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent Ă  couper au couteau m’a empĂȘchĂ© de comprendre ce qu’ils foutaient lĂ . J’ai aussi aperçu un gars Ă  peine plus ĂągĂ© que moi, et qui, le jour de son dĂ©part, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.

Il n’y avait pas de brosse Ă  toilette. La cuisine commune Ă©tait trĂšs sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la piĂšce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, mĂȘme pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volontĂ©. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et rĂ©chauffĂ©s au micro-ondes ou de tomates cerises.

J’ai quand mĂȘme Ă©tĂ© lassĂ©e de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai tĂ©lĂ©chargĂ© Tinder, mis quelques photos et ajoutĂ© comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissĂ© l’application miroiter plusieurs jours. J’ai Ă©changĂ© avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai Ă©tĂ© charmĂ©e par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une Ă©paisse barbe et des boucles blondes qui dĂ©passaient de sa casquette. Il m’a proposĂ© un verre Ă  la fin de la semaine. J’ai rĂ©pondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvĂ©e dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posĂ© sur la table, Ă  contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.

Le courant passait bien. On a changĂ© de bar, pour jouer Ă  A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variĂ©es allant de « What do you admire about your parents? » Ă  « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirĂ©e a rapidement pris une tournure intime et on s’est raconté·es nos rĂȘves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.

Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est achetĂ© des biĂšres dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement Ă©tonnamment trĂšs blanc, propre et rangĂ©. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais dĂ©couvert en feuilletant la programmation du Botanique Ă  Bruxelles, pour offrir une place de concert Ă  mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon Ă©tat d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haĂŻ l’étĂ© – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »

Girl and Girl a Ă©voquĂ© Ă  Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitĂŽt fait Ă©couter. SacrilĂšge, je ne connaissais pas cette pĂ©pite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quĂȘte obsessive de nouvelles perles musicales n’en a Ă©tĂ© que plus alimentĂ©e. Sur le moment, j’ai apprĂ©ciĂ© le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s’employait Ă  explorer la moindre parcelle de mon corps.

J’ai prĂ©fĂ©rĂ© rentrer dormir dans ma rĂ©sidence Ă©tudiante crade. Comme si j’avais assez bafouĂ© l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne mĂ©ritais pas tant de confort. J’ai lancĂ© Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulĂ© une clope et me suis enfoncĂ©e dans l’obscuritĂ© de la nuit et de mon chagrin.

« I can barely look at you
Don’t tell me who you lost it to
Didn’t we say we had a deal?
Didn’t I say how bad I feel? »

J’ai pris un dĂ©tour pour marcher le long de la plage.

« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »

La chanson me mettait en pleine face mon dĂ©ni. Alors je l’ai remise en boucle. Je rĂ©alisais, pour la premiĂšre fois, que ma relation Ă©tait dĂ©truite, consumĂ©e jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arriĂšre. Que je n’étais qu’aux prĂ©misses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.

« Leave it ’til the guilt consumes »

J’étais rongĂ©e par la culpabilitĂ©, je portais sur les Ă©paules la responsabilitĂ© de ma dĂ©cision et de ma fuite.

« I can’t believe you’re feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »

Lors de notre dernier coĂŻt, alors qu’on Ă©tait dĂ©jĂ  sĂ©paré·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en rĂ©cupĂ©rer un Ă©chantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait Ă©tĂ© le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex prĂšs de moi.

« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »

Je cĂŽtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines annĂ©es sans que leur front ne se mette Ă  suer. Je ne fais pas partie de cette catĂ©gorie. Je doute. Tout le temps. Et, Ă  ce moment-lĂ , j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marchĂ© avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprĂ©cie traĂźner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondĂ©ment.

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Je suis restĂ©e un long moment sur un banc, au bord de la jetĂ©e, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritĂ©es par le sel de mes larmes.

Le lendemain, j’ai pris un Flixbus pour rentrer Ă  Bruxelles, terre perdue que je devais reconquĂ©rir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrĂȘter de dilapider mes Ă©conomies. Post break-up sex m’a accompagnĂ©e pendant les dix heures de trajet. À chaque Ă©coute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon Ɠsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, crĂ©ant un trou bĂ©ant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tĂąter la cavitĂ©. Je n’arrivais pas Ă  savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m’arrachais des petits bouts de chair.

L’étĂ© Ă©tait passĂ©, emportant avec lui la motivation d’un nouveau dĂ©part. Je me suis rĂ©solue Ă  trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dĂ» rĂ©apprendre Ă  socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expĂ©rimenter la solitude. Mais ces prĂ©cieux moments d’échange me ramenaient Ă  la vie.

Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.

Écouter du rock avec mon ex Ă©tait le ciment de notre couple. Il a Ă©tĂ© bassiste dans une autre vie et a renforcĂ© ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous Ă  Ă©cumer les artistes qui nous faisaient vibrer Ă  l’unisson, et on dĂ©rogeait Ă  la rĂšgle seulement pour aller Ă  des concerts, autant de groupes de niche que de tĂȘtes d’affiche.

Cette fois, je suis allĂ©e seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyĂ© un message – deux, pour ĂȘtre honnĂȘte – lui proposant de m’accompagner. Il a refusĂ© coup sur coup. J’ai ravalĂ© ma fiertĂ©.

Je portais une chemise Ă  paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemĂ©es sur la scĂšne, des drapĂ©s sur le mur, et une guitare blanche Ă  strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagĂ©e. La cavitĂ© dans ma poitrine Ă©tait toujours lĂ , mais plus petite, je l’ai caressĂ©e avec bienveillance.

Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inĂ©vitable, mais prolonge le temps de rĂ©tablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout Ă  se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-mĂȘme.

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Quand les startups « anti-gaspi » mangent à la place des plus précaires

Je dois avouer que je dĂ©die le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donnĂ© de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littĂ©ralement les vivres dont pourraient bĂ©nĂ©ficier les associations.

En gros, l’activitĂ© de ces startups couplĂ©e Ă  la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont prĂ©fĂ©rer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes. 

Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est alliĂ© Ă  LOCO, un rĂ©seau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai Ă©changĂ© Ă  propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargĂ© de plaidoyer, dans leurs locaux Ă  Bruxelles. AprĂšs une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre lĂ©gal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font Ă©craser et doivent se plier aux rĂšgles qu’ils subissent », rĂ©sume Benjamin. 

VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier :
Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversitĂ©. La majoritĂ© s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes prĂ©caires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, Ă  l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidaritĂ© qui s’organise. Ça peut ĂȘtre Ă  l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire
 Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bĂ©nĂ©voles. Donc c’est un secteur peu professionnalisĂ© et qui a du mal Ă  se fĂ©dĂ©rer pour se dĂ©fendre face Ă  ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a crĂ©Ă© la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la rĂ©colte d’invendus pour eux-mĂȘmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de rĂ©colter
 Tout cet Ă©cosystĂšme est tablĂ© sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchĂ©s hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont Ă©tĂ© faits, notamment avec les chaĂźnes de supermarchĂ©s pour nous permettre de rĂ©colter de l’alimentaire. 

Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privĂ©s sont arrivĂ©s – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnĂ©s comme acteurs complĂ©mentaires Ă  nous. Ils Ă©taient plutĂŽt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite Ă©picerie, la boulangerie, etc. À ce moment-lĂ , leur politique de non-gaspillage Ă©tait respectĂ©e. Nous, on n’était pas sur ce crĂ©neau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancĂ© sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on Ă©tait. 

Dans un premier temps, L’Ilot a pu ĂȘtre protĂ©gĂ© par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste oĂč ils avaient passĂ© un accord avec toutes sortes d’assos pour la rĂ©cupĂ©ration d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bĂ©nĂ©ficier de denrĂ©es [malgrĂ© la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accĂ©lĂ©rateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et IntermarchĂ© qui avaient prĂ©cĂ©dĂ©. À partir de lĂ , chaque gestionnaire peut commencer Ă  nĂ©gocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcĂ©ment plus intĂ©ressante pour les magasins parce que ça valorise financiĂšrement leurs invendus alimentaires. Face Ă  ces gĂ©rant·es de franchises qui sont soumis·es Ă  des contraintes financiĂšres extrĂȘmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs. 

Vous avez perdu beaucoup d’accords ?
Nous on dĂ©pend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financĂ© par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont dĂ©jĂ  perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour Ă  l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problĂšme. Dans tous les cas, le nombre de personnes prĂ©carisĂ©es qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant Ă  leur donner.

Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dĂ©pendent L’Ilot ne sont pas encore entrĂ©s dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protĂ©gĂ©. Mais en Flandre, la chaĂźne Colruyt commence dĂ©jĂ  Ă  passer des accords donc ça nous pend au nez
 Et quand on sait que 90 000 personnes Ă  Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la FĂ©dĂ©ration des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur. 

Quel son de cloche du cĂŽtĂ© des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un systĂšme de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins Ă  poursuivre des dĂ©marches d’aides aux assos. 
L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au dĂ©but, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayĂ© de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords Ă  l’amiable, sans trace Ă©crite, NDLR]. Le fait de ne pas venir dĂ©marcher des supermarchĂ©s avec qui on a dĂ©jĂ  des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgrĂ© notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en rĂ©alitĂ©, ils sont rapidement devenus des vrais prĂ©dateurs sur les mĂȘmes biens que nous – des denrĂ©es dont on peut bĂ©nĂ©ficier, loin de la date de pĂ©remption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables. 

Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rĂŽle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont Ă©tĂ© partenaires avec Happy Hours Market et bĂ©nĂ©ficiaires des dons mais se sont ensuite retirĂ©es de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient Ă©tait de trop mauvaise qualitĂ©. Y’a pas de rĂ©elle volontĂ© d’aider les assos, c’est juste une maniĂšre de se dĂ©charger des dĂ©chets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrĂȘmement coĂ»teuse. À cause de ça, le coĂ»t de dĂ©chets avait doublĂ© dans certaines assos, presque triplĂ©, alors que leur volume de colis distribuĂ©s avait Ă  peine augmentĂ© – vu qu’elles recevaient des produits pĂ©rimĂ©s. 

Est-ce que le succĂšs de ces startups – potentiellement auprĂšs de personnes prĂ©caires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En thĂ©orie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques Ă©lĂ©ments qui laissent penser que leur public n’est pas un public prĂ©caire spĂ©cifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situĂ©es dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond Ă  une catĂ©gorie sociale qui n’est pas prĂ©caire. Et puis, y’a l’élĂ©ment de la fracture numĂ©rique : les plus pauvres ont un moins bon accĂšs Ă  la comprĂ©hension du numĂ©rique. Or, leur modĂšle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le cĂŽtĂ© Ă©cologique de leur activitĂ©. À partir de lĂ , on sait exactement quel public ils visent : plutĂŽt des classes moyennes sensibilisĂ©es aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut ĂȘtre dans des difficultĂ©s d’accĂšs Ă  de la nourriture tout en ayant l’éducation numĂ©rique, c’est les Ă©tudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dĂšche. 

Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gÚre le contact avec les gens ?
La difficultĂ© des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de rĂ©pondre Ă  une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colĂšre et de violence parfois. La majoritĂ© des bĂ©nĂ©voles sont des personnes plus ĂągĂ©es qui sont confrontĂ©es Ă  des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus Ă  ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.

Tu parles d’une violence qui rĂ©pond directement aux violences – ou Ă  la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs diffĂ©rents. Le chĂŽmage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact tĂ©lĂ©phonique ou quelqu’un en face de soi Ă  un guichet pour rĂ©pondre Ă  son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs rĂ©serves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chĂŽmage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pĂštent des cĂąbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une rĂ©elle violence institutionnelle Ă  l’égard des personnes prĂ©caires depuis quelques annĂ©es. 

En dehors de nos frontiĂšres, vous savez comment ça se passe ? 
La France est une des pionniĂšres en Europe de l’encadrement lĂ©gal dans ce secteur. Elle a un cadre lĂ©gal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 Ă  donner leurs invendus aux assos [conformĂ©ment Ă  la Loi Garot, adoptĂ©e en 2016, NDLR]. Et grĂące Ă  cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre lĂ©gal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en thĂ©orie, ressemble Ă  Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs rĂ©coltes en amont de leurs ventes. 

Et de notre cÎté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a dĂ©jĂ  amorcĂ© des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problĂšme de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nĂ©cessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la RĂ©gion bruxelloise, vient de faire passer une lĂ©gislation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 Ă  donner leurs invendus Ă  une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dĂ©die quand mĂȘme de plus en plus d’argent Ă  construire une alternative politique par nous-mĂȘmes, faire passer des messages dans les mĂ©dias, Ă  pousser pour un changement de sociĂ©tĂ© plus global. La situation sociale Ă  Bruxelles ne fait que s’aggraver.

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Faudrait-il renommer les partis politiques belges ?

À l’étranger ou au sein du pays, la complexitĂ© du champ politique en Belgique Ă©tonne souvent – quand il n’en n’écarte pas les gens tant ils sont perdus entre les trois rĂ©gions, les diffĂ©rents niveaux de pouvoirs et les structures Ă©tatiques morcelĂ©es. Entre autres. 

Face Ă  ce large tableau confus, les partis sont nos premiĂšres prises quand il s’agit de scĂšne politique. Ils en sont Ă©videmment la personnification. À l’échelle locale, ce sont eux qui sont prĂ©sents lors de certaines manifestations, ce sont eux pour qui on doit voter sous peine d’amende et ce sont derriĂšre leurs banniĂšres que les politiques prennent la parole concernant les sujets qui nous touchent. 

Ce sont aussi eux dont les noms me font parfois sourciller, tant leur appellation me semble parfois Ă©loignĂ©e de leur vision – ou en tous cas pas trĂšs cohĂ©rente avec l’image que j’en ai, certes subjective. Le temps que je philosophe sur la question, un parti aura sans doute mĂȘme changĂ© de nom. Alors, avant que mes interrogations ne se perdent dans le trou sans fond de mon cerveau, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© contacter un spĂ©cialiste de la question.

Contrairement Ă  moi, Thomas Legein est le genre de personne dont l’encĂ©phale contient une connaissance accrue de la politique belge, ce qui lui permet de saisir un grand nombre de faits et d’enjeux liĂ©s Ă  ce sujet. En tant que chercheur au DĂ©partement de science politique Ă  la Vrije Universiteit Brussel (VUB), son activitĂ© quotidienne consiste Ă  Ă©tudier l’organisation des partis politiques belges et leurs transformations. 

On lui a demandĂ© ce qu’évoque chez lui la question des noms de partis.

VICE : Y’a des aspects prĂ©cis sur lesquels tu portes une attention particuliĂšre ?
Thomas Legein :
J’étudie les questions de dĂ©mocratie au sens large mais je me spĂ©cialise surtout dans l’étude des partis politiques et, en particulier, des stratĂ©gies qu’ils mettent en place pour atteindre leurs objectifs ou pour s’adapter Ă  un contexte qui leur est finalement de plus en plus hostile. Quand dĂ©cident-ils de changer de prĂ©sident·e ? Pourquoi les partis choisissent-ils de se repositionner idĂ©ologiquement ? Quel serait l’intĂ©rĂȘt pour eux d’inclure plus sĂ©rieusement les citoyen·nes dans leur prise de dĂ©cisions internes et qu’est ce qui pourrait motiver ça ? Ce sont toutes des questions que je me pose et que j’essaie de mettre en lien avec le contexte dans lequel ils se trouvent. Les dĂ©faites Ă©lectorales, les scandales ou encore le fait d’ĂȘtre renvoyĂ© dans l’opposition aprĂšs des annĂ©es au pouvoir sont gĂ©nĂ©ralement des dĂ©fis importants qui poussent les partis Ă  rĂ©pondre et Ă  s’adapter Ă  leur nouvelle rĂ©alitĂ©. Et c’est justement leur rĂ©ponse qui m’intĂ©resse.

Ce que fait Georges-Louis Bouchez au MR ou les enjeux auxquels font aujourd’hui face l’OpenVLD ou le CD&V en Belgique sont par exemple tout Ă  fait intĂ©ressants pour moi. Mais on peut voir plus large. Ce qu’il se passe avec la NUPES et les partis qui les composent en France rentre aussi dans ce que j’étudie, et je parle mĂȘme pas du bordel au sein du Parti Conservateur britannique, qui est une vĂ©ritable mine d’or Ă  Ă©tudier.

Il se passe quoi avec l’OpenVLD ou le CD&V au juste ?
On a lĂ  deux partis traditionnels en danger de mort, clairement. L’OpenVLD aurait dĂ» Ă  mon sens dĂ©buter une rĂ©flexion interne dĂšs le lendemain des Ă©lections de 2019 pour Ă©viter de tomber si bas dans les sondages. Malheureusement pour eux, Alexandre De Croo est devenu Premier ministre et le parti est donc totalement dĂ©diĂ© Ă  l’exercice du pouvoir. Ça a aussi crĂ©Ă© un vide de leadership Ă  la tĂȘte du parti, avec une succession de prĂ©sidents moins connus censĂ©s tenir le fort le temps du mandat de De Croo. Le parti est donc incapable de procĂ©der Ă  une refonte nĂ©cessaire, Ă  l’image du cdH par exemple, qui a choisi (ou a Ă©tĂ© forcĂ© dans) l’opposition pour se concentrer sur sa transformation. Les cas Gwendolyn Rutten ou Els Ampe montrent les tensions internes qui existent Ă  quelques mois des Ă©lections.

Le CD&V a dĂ©jĂ  une rĂ©flexion un peu plus aboutie Ă  ce propos. On a vu deux prĂ©sidents de partis successifs, Joachim Coens et Sammy Mahdi, annoncer et procĂ©der Ă  des modifications de l’organisation interne du parti tout en rĂ©affirmant leur attachement Ă  certaines valeurs fondamentales des chrĂ©tiens-dĂ©mocrates. Sammy Mahdi a Ă©galement durci le ton en faisant prendre au CD&V un cap bien Ă  droite, notamment sur des thĂ©matiques comme l’immigration. Les sondages sont dĂ©sastreux pour l’ancien parti tout puissant. Les lignes bougent en consĂ©quence, quitte Ă  adopter les effets d’annonce Ă  la N-VA ou Vlaams Belang.

Est-ce que le nom des partis politiques a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© un objet de rĂ©flexion pour toi ? 
Le nom d’un parti politique c’est hyper important, parce que c’est une sorte de mnĂ©motechnique mais aussi de raccourci pour les Ă©lecteur·ices – surtout quand il est assorti Ă  une couleur. Un peu Ă  l’image d’une mĂ©taphore. Quand on te parle du Parti socialiste, qui a un logo rouge, ça t’évoque directement – mĂȘme inconsciemment – une sĂ©rie de symboles, de visages, d’idĂ©es, de valeurs voire de slogans que tu jugeras positivement ou nĂ©gativement selon ton bord politique. C’est le premier marqueur idĂ©ologique que les gens rencontrent lorsqu’ils ont Ă  faire avec un parti. Pour certains partis extrĂ©mistes et/ou populistes, ça peut par exemple ĂȘtre du coup trĂšs utile d’utiliser ça pour brouiller les pistes en adoptant des noms vagues comme Alternative fĂŒr Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), qui pourrait ĂȘtre le nom d’un parti libĂ©ral classique, Vox, en Espagne, qui Ă©voque Ă  la fois l’idĂ©e transversale de « Voix Â» et Ă  la fois rien de particulier, ou encore le parti polonais Droit et Justice qui mobilise deux thĂšmes majeurs des partis conservateurs classiques. On Ă©tudie au final trĂšs peu l’utilisation des noms par les partis politiques alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu politique en soi.

J’ai rĂ©cemment commencĂ© un petit projet annexe avec un collĂšgue, Arthur Borriello [de l’UNAmur], sur l’évolution des noms des partis politiques Ă  travers le temps : est-ce qu’ils sont tous de plus en plus creux ou est-ce que c’est juste une impression ? La RĂ©publique en Marche en France, Juiste Antwoord 21 (« Juste rĂ©ponse 21 ») aux Pays-Bas ou Azione (Action) en Italie : y’a de quoi s’interroger.

Et quelles grosses diffĂ©rences tu fais avec les noms plus anciens ? 
Dans les faits, c’est pour l’instant compliquĂ© de dessiner de grandes tendances. L’idĂ©e de dĂ©part du projet nous est clairement venu du nouveau nom des EngagĂ©.e.s [ex-cdH], mais aussi de certains Ă©lĂ©ments de langage ou de la communication de certaines personnalitĂ©s politiques comme Emmanuel Macron. OĂč sont encore les marqueurs idĂ©ologiques et comment ils se traduisent dans le nom des partis modernes ? Il faut par contre noter que ça ne concerne pour l’instant pas une majoritĂ© de partis mais plutĂŽt, souvent, de trĂšs vieux partis en grande difficultĂ© ou de nouveaux acteurs fraĂźchement dĂ©barquĂ©s sur la scĂšne politique.

C’est peut-ĂȘtre une idĂ©e reçue, et on espĂšre pouvoir l’infirmer ou le confirmer, mais on a quand mĂȘme l’impression que les anciens noms de parti se fixaient plus explicitement sur une valeur ou un concept clĂ© du projet dĂ©fendu. Aujourd’hui, brouiller les pistes paraĂźt avoir la cote, de prĂ©fĂ©rence en induisant l’idĂ©e de mouvement ou de pro-activitĂ©, comme si la considĂ©ration principale des partis concernĂ©s Ă©tait de montrer qu’ils s’opposent Ă  l’immobilisme politique, dont ils seraient pourtant la cause si on suit leur logique.

Y’a un lien entre dĂ©faite Ă©lectorale et nouvelle appellation ?
On a effectivement vite tendance Ă  faire le lien entre une dĂ©faite Ă©lectorale et changement de nom de parti. C’est rare de voir un parti politique qui gagne soudainement changer de nom, et c’est en mĂȘme temps normal. Changer d’étiquette c’est prendre le risque de perdre l’attention d’une partie de l’électorat qui a bien le nom Ă  l’esprit. Et puis si le parti gagne, ce nom est associĂ© au succĂšs. Changer de nom aprĂšs une dĂ©faite, au contraire, c’est se distancier de cet Ă©pisode douleureux en envoyant un message de modernisation du parti sur la forme ou le contenu.

Mais un changement de nom peut survenir dans d’autres contextes. Dans le cas des EngagĂ©.e.s par exemple, changer de nom Ă©tait moins une question de rĂ©agir aux dĂ©faites Ă©lectorales de 2018 et 2019 que de sortir de l’état de coma artificiel dans lequel le parti Ă©tait depuis pas mal de temps. Les dĂ©faites Ă©taient juste des cerises sur le gĂąteau. Aujourd’hui, le MR envisage trĂšs sĂ©rieusement de changer de nom. Pourtant, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs Ă©lectoraux aux derniĂšres Ă©lections, on ne peut pas dire que le parti ait subi un vĂ©ritable revers Ă©lectoral au point de devoir renouveler son image auprĂšs de l’opinion publique. Il s’agira-lĂ , sauf surprise, de communiquer Ă  l’électorat un nouveau positionnement politique ou de rĂ©affirmer une valeur centrale dĂ©fendue par le parti. Et ce projet fait plus suite Ă  l’arrivĂ©e de Bouchez Ă  la tĂȘte du parti qu’à un vĂ©ritable dĂ©fi politique posĂ© aux libĂ©raux. Et puis un changement de nom ne veut pas obligatoirement dire changer du tout au tout. En 2001, le Socialistische Partij (SP) belge est devenu le Socialistische Partij Anders (sp.a). La diffĂ©rence est minime mais le message est clair : montrer son ouverture Ă  la sociĂ©tĂ© civile tout en marquant l’acceptation du principe d’économie de marchĂ©. Simple et efficace.

À propos du MR, tu disais dans un entretien sur la Revue Politique, qu’il Ă©tait aujourd’hui plus conservateur que libĂ©ral, et que Bouchez incarne bien ce conservatisme – par sa mĂ©thode de communication notamment. J’ai aucune idĂ©e du terme autour duquel leur nouveau nom va s’articuler, mais j’imagine qu’il n’y a aucune chance pour qu’une rĂ©fĂ©rence au terme « conservateur » s’y retrouve, Ă  la façon du parti de droite anglais
 Est-ce que c’est une question culturelle ou l’enjeu se situe ailleurs ?
C’est Ă©videmment impossible d’anticiper ce pour quoi le MR va opter
 s’il change finalement de nom. Simplement Ă©voquer la possibilitĂ© de changer peut aussi faire partie d’une stratĂ©gie de l’ambiguĂŻtĂ©. Dans tous les cas, ce serait une faute politique de le changer si proche de la double Ă©chĂ©ance Ă©lectorale qui nous attend en 2024.

Le MR n’a aucun intĂ©rĂȘt Ă  adopter une Ă©tiquette « conservateur » dans son espace politique mĂȘme si on est pas Ă  l’abri d’une surprise. Aucune force de droite ne lui pose vĂ©ritablement de dĂ©fi pour l’instant. Le parti a donc tout le loisir d’entretenir le flou tant qu’il s’assure que Les EngagĂ©.e.s, maintenant plutĂŽt situĂ© au centre-droit de l’échiquier, ne vienne pas chasser sur ses plates-bandes. Au contraire, ça ne m’étonnerait pas justement que Bouchez – s’il est toujours prĂ©sident aprĂšs les Ă©lections – cherche Ă  remettre le terme de « libĂ©ralisme » en avant. De son point de vue, ses prĂ©dĂ©cesseurs ont volontairement abandonnĂ© le gimmick de « fier d’ĂȘtre libĂ©ral », Ă  son plus grand regret. Quand je te parlais de la stratĂ©gie d’ambiguĂŻtĂ©, on est ici face Ă  un cas-type.

Tu penses qu’il devrait exister un cadre lĂ©gal en ce qui concerne les noms ? 
Je pense pas qu’il faille encadrer lĂ©galement le choix des noms de partis. En Belgique, d’une maniĂšre ou d’une autre, la loi prĂ©voit dĂ©jĂ  l’interdiction de l’utilisation de noms explicitement offensants ou qui peuvent heurter. AprĂšs, tu rentres plus largement ici dans un dĂ©bat plus philosophique sur la dĂ©mocratie et les libertĂ©s politiques. Qu’il s’agisse du nom des partis, de leur financement ou de leur communication, Ă  quel point l’État devrait se mĂȘler de la maniĂšre avec laquelle les personnes engagĂ©es politiquement s’organisent et cherchent Ă  faire prĂ©valoir leur projet de sociĂ©tĂ© ? Puisque c’est ça, au final, un parti politique. Il n’y a pas de bonne rĂ©ponse, tout le monde doit se faire une opinion lĂ -dessus.

OK, mais parfois le nom ne reflĂšte d’aucune maniĂšre le projet de sociĂ©tĂ© d’un parti – comme c’est le cas avec certains noms qu’on pourrait considĂ©rer comme trompeurs ou creux au mieux, comme tu le disais. Y’a quand mĂȘme quelque chose d’un peu manipulatoire et malhonnĂȘte non ? 
Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que le nom d’un parti politique est un enjeu politique en soi. Ils sont vraiment libres de choisir le nom qu’ils veulent et font passer des messages grĂące Ă  celui-ci. On est donc ici, t’as raison, dans la base mĂȘme de la communication politique et, Ă  ce jeu, certains partis sont moins scrupuleux dans leur stratĂ©gie d’entretenir le flou. 

On a rĂ©cemment fait l’exercice avec une collĂšgue d’identifier tous les partis libĂ©raux Ă  travers le monde uniquement sur base de leur nom. Et c’était un vĂ©ritable casse-tĂȘte. PremiĂšrement, certains se nomment explicitement libĂ©raux mais sont en fait carrĂ©ment conservateurs comme le Parti LibĂ©ral-dĂ©mocratique japonais. DeuxiĂšmement, beaucoup de ces partis n’utilisent pas le terme « libĂ©ral », et prĂ©fĂšrent ceux de « rĂ©forme », « libertĂ© » ou « dĂ©mocratie », comme le Parti dĂ©mocratique luxembourgeois ou le Parti de la rĂ©forme estonien par exemple. Mais plus important encore, troisiĂšmement, ça dĂ©pend Ă©videmment du contexte. En Afrique du Nord ou en Asie, quasi aucun parti libĂ©ral n’utilise ce terme, au profit, justement, de ces idĂ©es de libertĂ© et de dĂ©mocratie. Aussi parce que le terme « libĂ©ralisme » peut ĂȘtre nĂ©gativement connotĂ©, comme aux États-Unis oĂč il est utilisĂ© par certains pour dĂ©finir les gens « d’une certaine gauche ».

LĂ  oĂč je veux en venir, c’est qu’on pourrait dĂ©cider de forcer les partis Ă  utiliser des noms en lien avec ce qu’on considĂšre ĂȘtre leur projet politique. Mais qui peut dĂ©cider de la liste des mots qu’ils pourraient lier Ă  leur conception de la sociĂ©tĂ© si ce n’est eux-mĂȘmes ? 

D’ailleurs, c’est quoi ĂȘtre « libĂ©ral » au juste ? C’est devenu trĂšs confus et galvaudĂ© comme terme non ?
Comme le nom d’un parti peut l’ĂȘtre, l’étiquette « libĂ©rale » est parfois mal utilisĂ©e, utilisĂ©e Ă  tort et Ă  travers ou utilisĂ©e pour des raisons stratĂ©giques. La difficultĂ© c’est que l’espace politique n’est pas divisĂ© en deux pĂŽles « Gauche – Droite » mais en quatre dimensions. Je vais pas rentrer dans les dĂ©tails conceptuels ici, mais tu peux par exemple ĂȘtre « de gauche » (ou « progressiste ») sur des questions culturelles/de sociĂ©tĂ©, comme sur la question du droit Ă  l’avortement, mais de droite sur des thĂ©matiques Ă©conomiques comme le montant des taxes sur le travail. Ce qui diffĂ©rencie les libĂ©raux de droite des conservateurs de droite aujourd’hui concerne principalement les questions sociĂ©tales alors que les deux dĂ©fendent assez solidement les principes fondamentaux du capitalisme Ă©conomique et son dĂ©veloppement. L’enjeu de garder une appellation « libĂ©rale » pour un parti de droite est de paraĂźtre – qu’il le soit rĂ©ellement ou non – progressif sur les enjeux contemporains. Le dĂ©fi, c’est de montrer qu’on dĂ©fend les libertĂ©s individuelles.

À ce jeu-lĂ , tu peux par exemple trĂšs facilement diffĂ©rencier les discours de l’OpenVLD et de la N-VA en Flandre, cette derniĂšre s’assumant assez comme force conservatrice. Et c’est lĂ  tout le confort du MR : le parti n’a pas de compĂ©titeur de droite dans son espace politique actuel, alors il n’a pas besoin de choisir un camp ou l’autre, de marquer clairement la dimension du spectre politique dans laquelle il se trouve par rapport aux enjeux contemporains. Donc je pense qu’il a tout intĂ©rĂȘt Ă  garder une image, mĂȘme si elle n’est plus fondĂ©e, de parti « libĂ©ral » mĂȘme si le discours de Georges-Louis Bouchez, dans son contenu, positionne le parti comme force conservatrice.

On a parlé du MR, mais quid du PS ? On peut toujours le considérer comme socialiste ?
Le Parti socialiste n’est pas obligĂ© de s’appeler parti socialiste, qu’il dĂ©fende un programme de gauche ou non. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme historique, comme pensĂ©e par Proudhon, Marx ou Engels par exemple, je dirais que non, le parti socialiste n’est plus socialiste. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme moderne, c’est-Ă -dire telle que dĂ©fendu par les partis socio-dĂ©mocrates europĂ©ens alors oui, le parti socialiste belge est un parti socialiste tout Ă  fait classique. D’ailleurs, il est forcĂ© de garder un message ancrĂ© Ă  gauche pour Ă©viter que le PTB ne prenne le lead sur des thĂ©matiques fondamentales du socialisme comme le travail ou la sĂ©curitĂ© sociale. La diffĂ©rence aujourd’hui, pour caricaturer, est que les partis socio-dĂ©mocrates – ou « de centre-gauche Â» – ont acceptĂ© la logique de marchĂ© et se limitent Ă  chercher Ă  en limiter les dĂ©gĂąts alors qu’auparavant les partis socialistes dĂ©fendaient une logique politique et Ă©conomique alternative au projet capitaliste.

Je ne pense pas que le parti ait intĂ©rĂȘt Ă  changer de nom Ă  court terme puisqu’il reste pour l’instant la force dominante en Wallonie et Ă  Bruxelles. MĂȘme au niveau europĂ©en on observe le parti socialiste belge comme symbole de la rĂ©silience de la sociale-dĂ©mocratie lĂ  oĂč de nombreux partis de gauche classique europĂ©ens se sont effondrĂ©s. Une aura, positive pour certain·es, nĂ©gative pour d’autres, subsiste autour de ce nom historique.

Justement, le PTB est vraiment un « Parti du travail de Belgique » selon toi ? Sans oublier Écolo, Les EngagĂ©s ou DĂ©Fi. Y’en a dont le nom te fait tiquer ?
Rien Ă  redire sur le PTB ou Écolo. Leur nom est en adĂ©quation avec leur projet politique et sont sans ambiguĂŻtĂ©. Je suis plus partagĂ© sur DĂ©Fi. Les initiales n’évoquent pas grand-chose et le parti n’a pas une aura assez large pour que l’opinion publique connaisse vĂ©ritablement le nom complet derriĂšre : DĂ©mocrate FĂ©dĂ©raliste IndĂ©pendant. 

Par contre, je trouve que le choix du nom Les EngagĂ©.e.s est trĂšs drĂŽle. Surtout en sachant que le parti a dĂ©pensĂ© une petite fortune pour que des consultants en com’ brainstorment et arrivent avec cet ovni. C’est pour moi tout ce qu’il ne faut pas faire. Qui en politique n’est pas engagé·e ? Quelle(s) valeur(s) cardinale(s) guide(ent) le parti ? Quel est le projet derriĂšre tout ça ? Ça sonne creux et ça n’évoque rien. En comparaison, le choix rĂ©cent du sp.a de s’appeler Vooruit (« En avant Â») est intĂ©ressant. Le nom est en lui-mĂȘme tout aussi creux mais il rĂ©sonne au moins avec une tendance plus large qu’on observe de plus en plus et, de maniĂšre intĂ©ressante, surtout chez les partis libĂ©raux europĂ©ens : une volontĂ© de faire avancer les choses, d’inspirer un mouvement, de se bouger. Pour autant, l’aspect « valeurs politiques Â» est Ă©galement absent et c’est pour moi une mauvaise stratĂ©gie. Est-ce que c’est une tendance qu’on verra chez de plus en plus de partis Ă  l’avenir ? Je le pense, malheureusement.

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GrĂšve de la faim : le rĂ©cit d’Omar, jour par jour

Dans notre rĂ©cent article sur les rassemblements qui se tiennent tous les soirs Ă  Bruxelles en soutien au peuple palestinien, on notait l’absence d’Omar Karem. Ça fait quelques semaines maintenant qu’il ne vient plus – ou peu. 

Depuis le 31 dĂ©cembre 2023, le journaliste palestinien a entamĂ© une grĂšve de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide mĂ©dicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires Ă  l’encontre d’IsraĂ«l seront adoptĂ©es. L’arrĂȘt du gĂ©nocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrĂȘt du transit de matĂ©riel militaire par la Belgique, l’accĂšs Ă  l’aide humanitaire et mĂ©dicale Ă  Gaza ou encore le recours Ă  la Cour PĂ©nale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrĂȘt contre les dirigeants israĂ©liens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications. 

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, c’est l’absence de rĂ©actions politiques qui a plongĂ© Omar dans cette initiative. NĂ© Ă  Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, oĂč il a obtenu le droit d’asile – mais les limites de l’activisme Ă©crit Ă©tant ce qu’elles sont, cette grĂšve de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un Ă©cran des morts Ă  des milliers de kilomĂštres ne provoque peut-ĂȘtre pas de rĂ©actions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dĂ©pĂ©rir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »  

Quelques mĂ©dias ont relayĂ© son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient rĂ©guliĂšrement les derniĂšres nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-mĂȘme envoyĂ© un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposĂ© de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grĂšve de la faim. 

Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complĂ©mentaires apportĂ©es par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien Ă  Omar. 


Jeudi 18 janvier

Je n’arrive pas Ă  dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est dĂ©traquĂ©. C’est impossible de continuer Ă  vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es Ă  la mort et au silence. Tous les jours sont rythmĂ©s par une violence inimaginable. Quelle cruautĂ© n’a pas encore Ă©tĂ© commise ? Et on se dit « bonne annĂ©e », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se rĂ©jouir ?

Le dĂ©chaĂźnement militaire est intense : les bombes sur les hĂŽpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une Ă©glise, les bombardements Ă  NoĂ«l, au Nouvel An
 Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils dĂ©truisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mĂ©moire, nos traditions, nos oliviers centenaires
 C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ĂŽtĂ©es, tant de vies ĂŽtĂ©es.

Tout est soumis Ă  la brutalitĂ©, au massacre, au gĂ©nocide : le phosphore blanc, l’arrĂȘt forcĂ© des soins intensifs nĂ©onataux, les gens laissĂ©s lĂ  sans nourriture pendant que des camions chargĂ©s de dons alimentaires sont bloquĂ©s, internet coupĂ© pour que le monde ne puisse pas voir les atrocitĂ©s qu’ils commettent, les sources d’eau bĂ©tonnĂ©es, les enfants emprisonnĂ©es sans procĂšs pour avoir jetĂ© des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geĂŽles
 Ils font des vidĂ©os dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les dĂ©combres pendant qu’on essaie de les sauver en dĂ©blayant avec des tongs. Y’a pas un instant de rĂ©pit.

La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au rĂ©el, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.

Vendredi 19 janvier 

TrĂšs tĂŽt le matin, je suis allĂ© Ă  Louise, oĂč se tenait un procĂšs. Des familles originaires de Gaza ont attaquĂ© l’État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrĂȘter la guerre, ouvrir les frontiĂšres Ă  l’aide humanitaire et assurer la sĂ©curitĂ© des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allĂ© leur montrer mon soutien en personne.

Je me suis prĂ©cipitĂ© du tribunal Ă  mon local de l’ULB, oĂč je devais faire une interview avec une personne Ă  Londres, toujours dans la matinĂ©e. J’ai marchĂ© dans la neige, en poussant mon corps au-delĂ  de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencĂ© la grĂšve de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrĂȘter pour respirer et laisser la douleur s’attĂ©nuer. Mais mon corps est devenu mon outil de rĂ©sistance et rien n’est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine. 

L’interview s’est bien passĂ©e. On a fait une vidĂ©o oĂč j’expliquais encore la mĂȘme chose – j’explique toujours la mĂȘme chose, avec des mots diffĂ©rents. Je veux que les gens comprennent. 

Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prĂȘtĂ© â€“ le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation Ă  l’ULB. C’était sympa d’avoir un animal avec moi. L’universitĂ© veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c’est « Ă  cause des examens » mais je suis loin [des bĂątiments principaux du campus] et je ne dĂ©range personne. J’ai demandĂ© Ă  des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.

Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif Ă  Arts-Loi contre les violences en centre fermĂ© m’ont invitĂ© Ă  les rejoindre cet aprĂšs-midi. En mĂȘme temps, il y a aussi eu un Ă©vĂ©nement au MedexMusem Ă  Ixelles, oĂč se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une rĂ©colte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.

À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimĂ© mon action sur des tracts et l’ont distribuĂ© aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle Ă  ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thĂ© et du cafĂ© pour les manifestant·es. Je ne me suis pas Ă©ternisĂ©, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliquĂ© de rester debout pendant plusieurs minutes.

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Samedi 20 janvier

Un entretien en live sur Instagram Ă©tait prĂ©vu dans l’aprĂšs-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grĂšve de la faim.

À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continuĂ© mes activitĂ©s de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles Ă  propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte Ă  travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le mĂȘme pouvoir colonial. Tout le monde doit ĂȘtre libre.

Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grĂšve de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncĂ© qu’il arrĂȘtait. Il Ă©tait en direct de la marche pour la Palestine Ă  GenĂšve. 

Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dĂ©range pas. AprĂšs le live, le collectif Artists4Palestine m’a donnĂ© la parole. J’ai parlĂ© de ma grĂšve de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le gĂ©nocide en cours. La soirĂ©e entiĂšre Ă©tait dĂ©diĂ©e au soutien Ă  la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.

Je suis revenu en tram Ă  l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le tĂ©lĂ©phone qui me donne l’impression d’ĂȘtre vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les rĂ©seaux sociaux. Les vigiles de l’ULB Ă  la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermĂ©. J’ai pris contact avec des mĂ©decins bĂ©nĂ©voles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou MĂ©decins Sans FrontiĂšres refusent de m’aider – pour prĂ©voir un rendez-vous demain histoire de faire un contrĂŽle. J’ai aussi accrochĂ© deux drapeaux palestiniens Ă  ma fenĂȘtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastĂšque, comme ça les gens sauront oĂč je me trouve.

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Dimanche 21 janvier

Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.

Je sais que c’est encore tĂŽt pour avoir des problĂšmes mĂ©dicaux sĂ©rieux, mais j’ai fait un contrĂŽle de routine, juste histoire de vĂ©rifier ma tempĂ©rature, l’état du sang et du cƓur. Le mĂ©decin a dit que tout Ă©tait « OK ».

À la manifestation [une grande marche s’est tenue Ă  Bruxelles ce jour-lĂ , NDLR], j’ai senti Ă  quel point mon Ă©tat de fatigue Ă©tait lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. MalgrĂ© la mĂ©tĂ©o, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marchĂ© dans le monde entier et qui continueront Ă  marcher jusqu’à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons trĂšs bien que notre libertĂ© est incomplĂšte sans la libertĂ© des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimĂ©s qui se battront pour les autres peuples opprimĂ©s.

Il faisait froid Ă  la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J’ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J’ai aussi trouvĂ© quelques personnes qui me soutiennent et qui m’ont aidĂ© Ă  tenir ma banderole. Les manifestant·es s’arrĂȘtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel Ă  l’action Ă©taient Ă©crits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J’ai essayĂ© de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l’autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissĂ© faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand mĂȘme utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j’ai Ă©tĂ© expulsĂ© de la Chambre lors de la journĂ©e de commĂ©moration des gĂ©nocides le 8 dĂ©cembre. Ils ne m’ont pas non plus laissĂ© parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelĂ© la police pour m’arrĂȘter. Michel De Maegd [membre du MR et dĂ©putĂ© fĂ©dĂ©ral, NDLR] s’en est non seulement pris Ă  moi le jour mĂȘme, mais il a aussi continuĂ© sur X, oĂč il a menti en ajoutant des Ă©lĂ©ments qui ne se sont pas produits.

On m’a ramenĂ© Ă  l’ULB aprĂšs la manif. Je continue ma lutte et ma grĂšve de la faim.

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Lundi 22 janvier

J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmentĂ© en plusieurs siestes tout au long de la journĂ©e.

J’ai fait un live sur Tiktok – c’est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.

Chaque jour, je parle avec d’autres personnes qui participent au mouvement international de grĂšve de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discutĂ© des prochaines Ă©tapes et on a aussi pris contact avec une IndonĂ©sienne qui a entamĂ© une grĂšve de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.

J’ai quand mĂȘme trouvĂ© assez de force pour me rendre Ă  l’ambassade de l’Afrique du Sud Ă  TrĂŽne, pour les remercier symboliquement. On a apportĂ© nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidaritĂ© et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on Ă©tait ensemble dans ce combat. On Ă©tait heureux de brandir le drapeau sud-africain Ă  cĂŽtĂ© du nĂŽtre. C’était un moment de joie et de solidaritĂ©.

Mardi 23 janvier

Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problĂšmes de l’administration universitaire et aux services de sĂ©curitĂ©. Ma revendication politique n’est peut-ĂȘtre pas assez claire pour eux
 

Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article. 

C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les rĂ©seaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza Ă  tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l’armĂ©e israĂ©lienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, portĂ© disparu. Il aurait Ă©tĂ© capturĂ© par l’armĂ©e israĂ©lienne, mais l’information n’a pas Ă©tĂ© confirmĂ©e, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont Ă©tĂ© tué·es en si peu de temps. 

Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaĂźt en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchĂ©es, NDLR], les gens ont commencĂ© Ă  manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent Ă  manger des morceaux de cadavres dans la rue. C’est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.

Mercredi 24 janvier

Je bois plus ou moins deux litres d’eau salĂ©e par jour.

Je suis restĂ© quasiment toute la journĂ©e dans mon local. Dans l’aprĂšs-midi, la dĂ©putĂ©e europĂ©enne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposĂ© de nous aider Ă  obtenir plus de visibilitĂ© mĂ©diatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m’aider [avec d’autres eurodĂ©puté·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] Ă  prendre la parole au Parlement europĂ©en la semaine prochaine, le 30.

Concernant l’ULB et les gardes de sĂ©curitĂ©, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je nĂ©gocie avec eux. Ils me refusent des visites, vĂ©rifient les cartes d’identitĂ© des personnes qui viennent
 Certains d’entre eux me compliquent la vie.

J’essaie de me tenir prĂȘt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa dĂ©cision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre IsraĂ«l pour dĂ©noncer le gĂ©nocide. J’aurais voulu aller Ă  La Haye [oĂč siĂšge le CIJ] mais j’étais tellement fatiguĂ© que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grĂ©vistes de la faim aux Pays-Bas.

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Jeudi 25 janvier

Aujourd’hui c’était une journĂ©e un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait trĂšs mal. 

J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passĂ©e ce matin et m’a laissĂ© prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.

MĂȘme si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes Ă  la porte, j’ai toujours cette impression d’ĂȘtre en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vĂȘtements pour les rĂ©fugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J’y suis allĂ© avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontrĂ© des gens de diffĂ©rentes communautĂ©s.

Je continue de contacter des gens sur les rĂ©seaux. Certains rĂ©pondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernĂ©s par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmentĂ© de 300% Ă  Gaza Ă  cause des bombardements israĂ©liens ou de la pĂ©nurie de serviettes hygiĂ©niques pour les femmes qui ont leurs rĂšgles ? Ils ne se soucient pas d’elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hĂŽpitaux Ă  Gaza, tous ont Ă©tĂ© bombardĂ©s [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opĂ©rationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violĂ©.

Vendredi 26 janvier

Ce matin, j’avais besoin de me vider la tĂȘte. Je suis restĂ© dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon tĂ©lĂ©phone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocitĂ©s. 

Mon Ă©vĂ©nement concernant la grĂšve de la faim – organisĂ© avec le RĂ©seau ADES – s’est joint au rassemblement Ă  la Bourse. Mais la dĂ©cision de la CIJ est tombĂ©e et elle s’avĂšre dĂ©cevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette dĂ©ception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espĂ©rait au moins un cessez-le-feu. IsraĂ«l n’arrĂȘtera donc pas de nous tuer. 

C’était malgrĂ© tout une soirĂ©e trĂšs forte en Ă©motions : on a montrĂ© des vidĂ©os de grĂ©vistes de la faim issu·es du monde entier et on a chantĂ© notre hymne national. C’était assez Ă©mouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis trĂšs faible et fatiguĂ©, et que c’est Ă©puisant Ă©motionnellement de se rĂ©pĂ©ter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts de mon peuple. C’était important de montrer qu’il y a beaucoup de gens dans le monde qui mĂšnent une grĂšve de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisĂ© un projecteur pour les afficher et on a relayĂ© leur voix Ă  travers le micro ; ça a soulignĂ© l’aspect mondial de l’action collective.

Ça fait presque 30 jours que j’ai commencĂ© ma grĂšve de la faim ; je peux tenir en au moins 40 â€“ mĂȘme si je commence Ă  avoir du mal Ă  marcher. Ou jusqu’à un cessez-le-feu permanent. 

Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versĂ©s Ă  l’UNRWA, ce qui montre une complicitĂ© et un soutien Ă  la poursuite du nettoyage ethnique par IsraĂ«l ainsi qu’à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des ĂȘtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă  nous affamer et Ă  nous condamner Ă  mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.

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Samedi 27 janvier

C’est dur, j’ai froid. Mon tĂ©lĂ©phone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boĂźte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J’utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans diffĂ©rentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes Ă  l’étranger qui sont aussi en grĂšve de la faim, je reste informĂ© des actions en Belgique et Ă  l’international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des Ăąmes qu’on ne pourra jamais rĂ©cupĂ©rer.

Dimanche 28 janvier

Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l’attention des gens sur le massacre des civil·es et le gĂ©nocide Ă  Gaza. Je pense Ă  ma famille en Palestine, Ă  chaque fois que je pense Ă  eux je pense directement Ă  toutes les autres familles lĂ -bas. Je pense aussi Ă  ces mĂ©dias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prĂȘter attention Ă  cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit lĂ  notre seconde Nakba.

Lundi 29 janvier

Je vais bien. L’insomnie Ă©tait lĂ , encore une fois. Je suis restĂ© Ă©veillĂ©, Ă  regarder toutes ces images, Ă  chercher encore et toujours Ă  entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libĂ©ration de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrĂȘter. 

Ce soir, je vais assister Ă  la projection de Yallah Gaza au CinĂ©ma Aventure – et je prendrai la parole encore une fois.

Ma grĂšve de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s’écoulent, mĂȘme si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volontĂ©, je veux que la Palestine soit libre, et la volontĂ© et le dĂ©vouement c’est ce dont on a besoin pour rĂ©ussir notre combat. Il faut pousser les gens Ă  prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libĂ©ration. On ne peut pas normaliser la violence, on doit ĂȘtre humains, uni·es et mettre fin Ă  l’apartheid.

On doit aussi lutter pour le Soudan, le YĂ©men, le Congo, les OuĂŻghour·es, les peuples aborigĂšnes, les peuples indigĂšnes, le TigrĂ©, HawaĂŻ et tous les peuples opprimĂ©s en quĂȘte de libĂ©ration. J’ai besoin que tout le monde continue Ă  parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez Ă  manifester, Ă  participer aux actions, Ă  envoyer des e-mails aux politiques, Ă  en parler, Ă  vous organiser, Ă  marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu’à ce qu’on soit libres. Free Palestine !

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Un hangar queer au cƓur de la rĂ©sistance politique

Des poules se promĂšnent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourĂ©e de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa rĂ©sonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirĂ©e de fin d’annĂ©e du 29 dĂ©cembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit Ă  petit, vĂȘtu·es de hauts lĂ©opard, bottes Ă  plateforme ou mini-shorts dĂ©chirĂ©s. Il fait 30 degrĂ©s et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animĂ©es.

Ce soir au Hangar – et c’est commun Ă  Porto Rico – les cĂ©lĂ©britĂ©s se mĂ©langent aux Ă©tudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant Ă©chancrĂ©, ne rate jamais leurs Ă©vĂšnements. « Ici, y’a les meilleures soirĂ©es reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. Â» 

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Vers 1 heure du matin, aprĂšs un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king SimĂłn, Mano Santa, DJ emblĂ©matique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement aprĂšs les premiĂšres notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaĂźnent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego CalderĂłn. En laissant son corps marginalisĂ© bouger librement, en se rĂ©appropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identitĂ© culturelle face Ă  l’impĂ©rialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique. 

Party, Bombazo et Mercado

Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs rĂ©fĂ©rence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar Â», « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fĂȘte Â»). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirĂ©e. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expĂ©riences queer et plus globalement de la queerness en termes de reprĂ©sentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. Â»

Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonnĂ© sans eau ni Ă©lectricitĂ© qu’elle rĂ©nove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagĂ© par l’ouragan Maria, quelques mois Ă  peine aprĂšs avoir Ă©tĂ© placĂ© en faillite, faisant prĂšs de 3 000 morts et dĂ©cimant la quasi-totalitĂ© de son systĂšme d’alimentation en Ă©lectricitĂ©. Face Ă  une rĂ©action des États-Unis jugĂ©e trop lente et mĂ©prisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marquĂ© les esprits), une vague d’entraide et de solidaritĂ© naĂźt sur l’üle. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchĂ©es par la catastrophe.

« C’est lĂ  que diffĂ©rentes communautĂ©s comme le Hangar se sont organisĂ©es tout autour de l’üle : ça nous a radicalisé·es Â», raconte Marielle De LeĂłn, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragĂ©die et de tout ce dĂ©sastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communautĂ©. Â» Pour la militante, cette crise a rĂ©vĂ©lĂ© les limites du modĂšle politique actuel, qui relĂšgue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dĂ©pendant·es des aides et des dĂ©cisions des États-Unis. Â« Beaucoup d’entre nous ont dĂ» compter sur nos voisins et voisines pendant cette pĂ©riode, remet Marielle. Dans ces cas-lĂ  on doit apprendre Ă  se gĂ©rer entre nous et ne pas dĂ©pendre du gouvernement. Â» 

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Carla Torres Trujillo, directrice du Hangar.

De fil en aiguille, sur base d’une petite communautĂ© d’entraide qui prend forme, Carla commence Ă  organiser ses premiers Ă©vĂšnements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pĂ©dagogique. « On voulait crĂ©er un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencĂ© Ă  organiser des soirĂ©es mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fĂȘte Â», prĂ©cise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activitĂ©s principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marchĂ© artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical crĂ©Ă© par les esclaves africains Ă  Porto Rico au XVIIĂšme siĂšcle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirĂ©es stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guĂ©rison menstruelle ou encore des cours d’éducation complĂšte Ă  la sexualitĂ©. 

« La base de toutes nos activitĂ©s c’est d’essayer d’offrir un espace safe Ă  la communautĂ© queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisĂ©es et immigrantes Â», rĂ©sume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une rĂ©putation d’üle safe pour les communautĂ©s LGBTQIA+ au sein des CaraĂŻbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste rĂ©alitĂ© pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont Ă©tĂ© assassinĂ©es, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formĂ© au cours de ces derniĂšres dĂ©cennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou mĂȘme Bad Bunny Ɠuvrent pour apporter de la visibilitĂ© aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan Ă  offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sĂ©curitĂ© ni dans les clubs hĂ©tĂ©ros ni dans les boĂźtes de nuit gays classiques. 

« L’idĂ©e du Hangar, c’est plus de crĂ©er des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte prĂ©caire de notre Ăźle que d’ĂȘtre un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’ĂȘtre les clubs gays Â», explique Regner Ramos, chercheur spĂ©cialisĂ© en espaces queer et professeur Ă  l’UniversitĂ© de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays Ă  Porto Rico reproduisent l’esthĂ©tique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas Ă  ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribĂ©en Â» dans sa façon de s’adapter au contexte de la rĂ©gion, de porter fiĂšrement les couleurs du pays et de cĂ©lĂ©brer les Ă©changes interculturels, notamment indigĂšnes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire. 

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DĂ©truire le mythe

Pour le Hangar, se rĂ©approprier son identitĂ© caribĂ©enne et l’honorer fait partie d’une dĂ©marche de rĂ©sistance anti-impĂ©rialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les annĂ©es 1950, l’üle a le statut singulier d’« Ă‰tat libre associĂ© Â» qui confĂšre aux Portoricain·es la citoyennetĂ© amĂ©ricaine sans leur accorder tout Ă  fait les mĂȘmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activitĂ©s organisĂ©es et des thĂšmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indĂ©pendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51Ăšme Ă©tat. 

« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de dĂ©colonisation, affirme Carla. Beaucoup des problĂšmes auxquels on est confrontĂ© sont le rĂ©sultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se rĂ©approprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico diffĂ©rent. Â»

Pour Regner Ramos, le futur de l’üle se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, oĂč la jeune gĂ©nĂ©ration peut faire des rencontres et assister Ă  des Ă©vĂšnements qui lui permettent de faire Ă©voluer sa rĂ©flexion politique. « Je pense que grĂące Ă  des initiatives comme El Hangar et Ă  d’autres projets communautaires, qui nous aident Ă  rĂ©flĂ©chir de façon dĂ©coloniale et Ă  imaginer d’autres façons de faire sociĂ©tĂ©, on finira par comprendre que l’idĂ©e selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, dĂ©veloppe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancĂ©es en termes de droits humains, d’égalitĂ©, de diversitĂ©, de protection de notre territoire seront menĂ©es par les femmes, les personnes racisĂ©es et les personnes queer, qui se rĂ©unissent dans des lieux comme El Hangar. Â»

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Ces derniĂšres annĂ©es, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la rĂ©gion de San Juan, Ă  l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermĂ© aussitĂŽt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un dĂ©fi. « Ă€ Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus lĂ , explique Regner Ramos. On est en rĂ©cession depuis une dĂ©cennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces Ă  cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les AmĂ©ricain·es Ă  venir investir ici, mais qui ne protĂšgent pas les locaux en termes de logement, de crĂ©ation culturelle, de dĂ©veloppement communautaire. Â»

Depuis quelques annĂ©es, les grandes villes et les zones touristiques de l’üle connaissent effectivement un phĂ©nomĂšne inquiĂ©tant de gentrification. En 2022, la moitiĂ© des logements disponibles Ă  San Juan Ă©taient des locations Airbnb [selon une Ă©tude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables oĂč on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvĂ© l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a menĂ© Ă  la dĂ©mission du gouverneur de l’époque Ricardo RossellĂł – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux derniĂšres annĂ©es, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austĂ©ritĂ©, la faillite et la rĂ©ponse fĂ©dĂ©rale des États-Unis Ă  l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience gĂ©nĂ©rale, explique Marielle De LeĂłn. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. Â» Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « Ă€ Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens Ă  l’intĂ©rieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent Ă  cƓur. Â»

Tous les chemins mĂšnent au Hangar

En six ans, El Hangar a eu le temps de se crĂ©er une solide rĂ©putation, gagnant une notoriĂ©tĂ© qui a fini par dĂ©passer le cadre de la communautĂ© queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changĂ©, que c’est devenu mainstream, ils commencent Ă  s’en dĂ©tacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inĂ©vitable qu’il finisse par y avoir quelques avis nĂ©gatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »

Aujourd’hui, Ă  mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communautĂ© est trĂšs protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme Ă  la maison, je sais que je peux venir Ă  n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »

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Ana Macho et son corillo, sa bande.

Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrĂ©e, les groupes se mĂ©langent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mĂȘlĂ©e alcoolisĂ©e surgit l’acteur Ismael Cruz CĂłrdova, qui tient Ă  partager son amour pour son Ăźle : « La vĂ©ritĂ©, c’est que Porto Rico c’est un phĂ©nomĂšne, c’est un trĂ©sor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le dĂ©sert du Sahara et Ă  la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de rĂ©voltes, de dĂ©fense de notre identitĂ©. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, crĂ©atifs, rĂ©silient et ingĂ©nieux qui existe. Â» 

Le comĂ©dien, qui joue actuellement dans la sĂ©rie du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit oĂč tous mes potes vont et oĂč je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mĂšnent au Hangar. Â» 

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Deux semaines à bord de l’Ocean Viking

C’est un mardi aprĂšs-midi de dĂ©cembre, il fait plein soleil. J’arrive dans le port de Livourne et l’Ocean Viking se dresse devant moi, un navire de 70 mĂštres de long. L’humeur est joyeuse Ă  bord et je suis accueilli Ă  bras ouverts. L’équipage est opĂ©rationnel depuis le dĂ©but du mois et revient de sa premiĂšre patrouille. 26 personnes ont Ă©tĂ© secourues, toutes sont saines et sauves. Le lendemain, on va quitter le port pour mettre le cap vers le sud.

La mer MĂ©diterranĂ©e est la route migratoire la plus meurtriĂšre au monde – plus de 2 500 victimes en 2023. Depuis 2016, avec d’autres ONG, SOS MĂ©diterranĂ©e navigue entre l’Italie, la Tunisie et la Libye pour secourir les personnes en dĂ©tresse – d’abord avec le navire Aquarius, puis avec l’Ocean Viking Ă  partir de juillet 2019. Ces derniĂšres annĂ©es, une partie de « l’opinion publique » en Europe – notamment des activistes d’extrĂȘme droite – les ont pris pour cible, sans parler des autoritĂ©s italiennes qui adoptent toutes sortes de mesures qui rendent leur travail plus difficile. Le rĂ©cent dĂ©cret Piantedosi, par exemple, oblige les ONG Ă  naviguer sans dĂ©lai vers le port assignĂ© aprĂšs un sauvetage. « Dans le passĂ©, on devait parfois attendre 15 jours avant que l’Italie nous attribue un port de dĂ©barquement, mais ça nous permettait au moins de sauver d’autres personnes, explique JĂ©rĂŽme, secouriste. LĂ , on a sauvĂ© 26 personnes et on a dĂ» aller jusqu’au nord de l’Italie. Et si on n’obĂ©it pas, on se fait immobiliser le navire. »

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La journĂ©e Ă  bord commence toujours par une rĂ©union Ă  8h15. Tout le monde se rassemble et Anita, la coordinatrice de recherche et de sauvetage, donne le briefing. Elle nous explique qu’on va devoir affronter une tempĂȘte pendant deux jours, avant de pouvoir naviguer vers la zone d’opĂ©ration qui se trouve entre l’Italie et la Libye. 

En ce qui me concerne, mes premiers jours seront focalisĂ©s sur les rencontres et les formations. Je reçois un talkie-walkie, on m’apprend Ă  effectuer une manƓuvre d’homme Ă  la mer et on m’explique la façon dont ça s’organise quand il y a des survivant·es Ă  bord. Les membres de l’équipage appellent volontairement les personnes secourues « survivant·es » pour Ă©viter de porter un quelconque jugement sur les raisons pour lesquelles les gens se trouvaient en mer Ă  ce moment-lĂ . « En vertu du droit maritime international, on a l’obligation de fournir une assistance et non de chercher Ă  savoir qui sont ces personnes, me dit JĂ©rĂŽme. Je suis sauveteur, pas juge – et je serais un criminel si je ne sauvais pas les personnes en dĂ©tresse. »

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Le jour de NoĂ«l, on fait un exercice pour que chacun·e se sente en sĂ©curitĂ© sur le canot pneumatique semi-rigide (RHIB, pour « Rigid-hulled Inflatable Boat ») avec lequel les sauvetages sont effectuĂ©s. « C’est important qu’il y ait des journalistes Ă  bord pour voir ce qu’on fait ici et comment on opĂšre, lance Charlie, sauveteur. Mary, sa collĂšgue, confirme : « La mer, ça peut vraiment ĂȘtre sans foi ni loi si y’a personne pour surveiller ce qui se passe. On voit de prĂšs ce que font les garde-cĂŽtes libyens dans les eaux internationales. Ils rapatrient les gens vers la Libye, avec le soutien de l’Europe et de l’Italie. Ça va totalement Ă  l’encontre des rĂšgles convenues au niveau international et ça, sans nous et d’autres ONG, on serait pas au courant. »

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Anita Ă©voque ensuite le cadre juridique dans lequel l’ONG opĂšre : « Il existe diffĂ©rentes conventions qui dĂ©terminent quand on aperçoit des personnes en dĂ©tresse. On Ă©value toujours l’état du bateau Ă  secourir d’abord et puis on transmet ces informations aux autoritĂ©s compĂ©tentes en Libye, Ă  Malte et en Italie. Tous ces mails et preuves c’est particulier, mais comme les autoritĂ©s nous rendent la vie dure, on veut juste s’assurer qu’on est en mesure de prouver qu’on fait rien d’illĂ©gal. Je fais mon devoir pour sauver les gens en mer, c’est tout. Le fait qu’on s’acharne autant sur nous, ça me dĂ©passe. Chaque sauvetage est un combat. »

Le lendemain, on arrive dans la zone d’opĂ©ration au nord de la Libye. La tempĂȘte s’est calmĂ©e et le beau temps se pose pour quelques jours. Ça signifie potentiellement que beaucoup de gens vont tenter la traversĂ©e. Tout au long de la journĂ©e, des messages arrivent concernant des embarcations qui ont besoin d’aide. Au niveau de la passerelle, le centre de commandement du navire, il y a toujours quelqu’un de garde, Ă  scruter l’horizon avec des jumelles. Le talkie-walkie crache souvent : « Bridge, bridge, pour Charlie, tu peux vĂ©rifier Ă  tribord s’il te plaĂźt ? »

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Le 27, Ă  1 heure du matin, tout le monde se rĂ©veille d’un coup. L’équipage se prĂ©cipite vers les casiers et, Ă  peine quelques instants plus tard, les trois RHIB sont Ă  l’eau. Autour du navire, les plateformes pĂ©troliĂšres libyennes crachent du feu. La pleine lune illumine l’horizon. Les canots de sauvetage naviguent vers les coordonnĂ©es spĂ©cifiĂ©es et le vaisseau mĂšre suit de prĂšs. Anita prĂ©vient : « Y’a un bateau des garde-cĂŽtes libyens et un bateau en bois en dĂ©tresse. » L’équipage est inquiet ; les garde-cĂŽtes libyens sont imprĂ©visibles et s’ils sont dĂ©jĂ  occupĂ©s Ă  transfĂ©rer des personnes sur leur bateau, on ne pourra plus rien faire. Les rescapé·es seront ensuite ramené·es en Libye et placé·es dans des camps de dĂ©tention, les mĂȘmes qui  ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  plusieurs reprises par l’ONU pour traitements inhumains.

On s’approche du bateau en bois. Les gens sont assis les un·es Ă  cĂŽtĂ© des autres. Ces types d’embarcations sont instables et si trop de gens se penchent du mĂȘme cĂŽtĂ©, ils risquent de chavirer. Quand l’équipage leur fait comprendre qu’on ne vient pas de Libye et qu’ils sont dĂ©sormais en sĂ©curitĂ©, certain·es commencent Ă  s’embrasser. Un autre lĂšve les mains en l’air et remercie Dieu. 

Des rescapĂ©s affirment que les garde-cĂŽtes libyens ont eu des problĂšmes de moteur et n’étaient donc pas en mesure d’effectuer le sauvetage. Au lieu de charger les gens sur leur navire et de les ramener en Libye comme ils le font habituellement, ils ont alors contactĂ© l’Ocean Viking et ont demandĂ© de l’aide. Certaines personnes Ă  bord du bateau en bois s’étaient dĂ©jĂ  aspergĂ©es d’essence, prĂȘtes Ă  s’immoler si les garde-cĂŽtes libyens s’approchaient d’elles. La peur d’ĂȘtre ramené·es dans un endroit oĂč les droits humains sont violĂ©s est tangible.

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Photo : Camille ToulmĂ© / SOS MÉDITERRANÉE

122 personnes sont embarquĂ©es en toute sĂ©curitĂ©. Elles reçoivent ensuite une aide mĂ©dicale, avant de pouvoir se doucher et manger. AprĂšs une longue nuit, le calme revient sur l’Ocean Viking. « Le sauvetage n’est officiellement terminĂ© qu’une fois que tout le monde est transportĂ© en lieu sĂ»r, m’explique JĂ©rĂŽme. Et sur la route mĂ©diterranĂ©enne centrale, au large des cĂŽtes libyennes et tunisiennes que ces personnes fuient, le lieu sĂ»r le plus proche c’est l’Italie. » 

Les autoritĂ©s italiennes ont dĂ©signĂ© Bari, dans le sud de l’Italie, comme port de dĂ©barquement. Une nouvelle aussi heureuse qu’inattendue. Depuis l’introduction du dĂ©cret Piantedosi en 2023, l’attribution rĂ©pĂ©tĂ©e de ports Ă©loignĂ©s au nord de l’Italie ont forcĂ© l’Ocean Viking Ă  naviguer l’équivalent de plus de deux mois supplĂ©mentaires – soit 21 000 kilomĂštres en plus –, ce qui a entraĂźnĂ© un surcoĂ»t considĂ©rable de 500 000 euros pour le carburant.

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Vers 11h30, un nouveau cas potentiel est aperçu au loin depuis la passerelle. Alors que la nuit de sommeil n’a Ă©tĂ© que trĂšs courte, la radio sonne Ă  nouveau : « All crew, all crew. Ready for rescue. Ready for rescue. » Les RHIB partent. Un bateau en bois bleu est en dĂ©tresse. Colibri 2, un avion de l’ONG Pilotes Volontaires, survole au-dessus de nos tĂȘtes.

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Sur le pont, d’intenses nĂ©gociations sont en cours entre Rome et l’Ocean Viking. C’est Colibri 2 qui a effectuĂ© l’appel officiel concernant le bateau en dĂ©tresse. L’Ocean Viking a ensuite demandĂ© aux centres de secours de Libye, d’Italie et de Malte de procĂ©der au sauvetage – les autoritĂ©s compĂ©tentes pour cette zone de recherche et de sauvetage. Selon le nouveau dĂ©cret Piantedosi, un seul sauvetage peut ĂȘtre effectuĂ© Ă  la fois. Anita les recontacte et leur dit explicitement que le bateau est en dĂ©tresse, qu’il est peu probable qu’ils atteignent leur destination et qu’il y a des femmes enceintes et des enfants Ă  bord : « Donc, vous ĂȘtes en train de nous ordonner d’abandonner ce bateau en dĂ©tresse ? » Finalement, Rome cĂšde.

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Ce second sauvetage permet de mettre en sĂ©curitĂ© 106 adultes, dont deux femmes enceintes et 17 enfants. Lors du transfert, un nouvel appel d’urgence tombe – le troisiĂšme en 24 heures –, toujours de Colibri 2. Deux des trois canots de sauvetage repartent. Anita est tendue, le contact visuel avec les RHIB est perdu. Heureusement, le Colibri 2 assure le contact radio entre les canots et le vaisseau mĂšre. Anita rappelle Rome et obtient le feu vert pour procĂ©der au sauvetage. Selon l’équipage, c’est un petit miracle que trois sauvetages d’affilĂ©e aient pu ĂȘtre autorisĂ©s. Un peu plus tard, les RHIB rĂ©apparaissent Ă  l’horizon avec 16 personnes rescapĂ©es Ă  bord.

Il y a beaucoup d’agitation sur le pont du navire. 244 vies ont Ă©tĂ© sauvĂ©es. Il y a des gens du Pakistan, du Bangladesh, de Syrie, d’Égypte, d’ÉrythrĂ©e et du Soudan du Sud.

Vers 18 heures, un quatriĂšme appel de dĂ©tresse provient d’un navire dans la zone. Rome dĂ©clare expressĂ©ment qu’on ne doit pas dĂ©vier de notre cap. Anita dĂ©cide quand mĂȘme de naviguer vers l’embarcation, comme l’exige le droit maritime dans ce cas, jusqu’à ce qu’elle obtienne plus d’informations sur qui procĂšdera au sauvetage. Mais au bout d’un moment, les coordonnĂ©es s’avĂšrent beaucoup plus Ă©loignĂ©es que prĂ©vu. On reprend la route vers Bari. L’heure d’arrivĂ©e estimĂ©e reste la mĂȘme.

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AprĂšs une nuit agitĂ©e et une journĂ©e tout aussi chargĂ©e, ça se rĂ©veille Ă  bord du navire. Les enfants jouent sur le pont avec des craies, des jouets et des talkies-walkies. Sur les cartes, certains montrent le voyage qu’ils ont accompli tandis que d’autres discutent en buvant du thĂ©. Lors d’un discours de bienvenue, l’équipage me prĂ©sente comme le journaliste du navire. Je reçois un accueil chaleureux. On m’apprend quelques mots en arabe, on m’entraĂźne dans un groupe pour danser et on me raconte certains parcours.

La mer est trĂšs calme. Pas une vague Ă  l’horizon. Keah, un jeune sud-soudanais de 18 ans, se tient Ă  cĂŽtĂ© de moi et regarde au loin. « La mer, elle est tellement diffĂ©rente ici. On dirait que la couleur est plus claire et que l’eau est plus calme. Quand on a quittĂ© la Libye, elle ressemblait juste Ă  une grosse toile d’araignĂ©e faite de plein de vagues. C’était difficile de trouver un passage. On a dĂ» s’accrocher. Personne ne savait vraiment comment le bateau et le GPS fonctionnaient. On a regardĂ© des vidĂ©os YouTube, ça nous a un peu aidĂ©. Â»

Plus tard, Keah me partage un bout de son histoire. Alors qu’il avait 9 ans, lui et sa famille ont fui le Soudan du Sud vers le Soudan Ă  cause de la guerre civile. L’an dernier, il a dĂ©cidĂ© de rejoindre l’Europe via la Libye, mais il a Ă©tĂ© envoyĂ© dans un camp de travail pendant trois mois, oĂč il s’est notamment fait battre pour de l’argent par des Libyens – on lui a cassĂ© la mĂąchoire avec une pierre. MalgrĂ© ça, il a travaillĂ© jour et nuit dans la construction pour pouvoir payer un passeur. « Ça a Ă©tĂ© un long voyage et j’ai vĂ©cu des choses terribles. Personne sur le bateau n’avait la certitude qu’on atteindrait l’Italie, mais Dieu nous a donnĂ© la force. Un jour, j’aimerais revoir ma famille et peut-ĂȘtre aussi apporter du changement et de la paix, dans un pays oĂč la guerre fait rage. »

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La protection team tente de savoir qui a dĂ©jĂ  de la famille en Europe, pour le regroupement, et collecter les numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone des proches et des familles en question. Elle transmet les infos Ă  la Croix-Rouge et leur fait savoir que tout le monde est en sĂ©curitĂ© Ă  bord de l’Ocean Viking. 

Souvent, les survivant·es souhaitent tenir leur famille au courant mais en haute mer, c’est quasiment impossible. Dans les moments oĂč la portĂ©e est meilleure, des groupes se rassemblent sur le pont autour d’un ou plusieurs tĂ©lĂ©phones portables. Certain·es laissent couler des larmes de joie. L’attente d’un contact avec leur mĂšre, leur partenaire ou leurs enfants a Ă©tĂ© longue.

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Le soleil se couche Ă  l’horizon, mais le calme ne revient pas pour autant Ă  bord du navire. Au contraire. Un groupe de Syriens se met Ă  chanter prĂšs de la zone fumeur. L’un d’eux lance le mouvement, les autres suivent. Dans la section des hommes, un peu plus loin, les Bangladais se mettent aussi Ă  chanter. L’un d’eux donne le rythme sur un djembĂ©. C’est un chaos orchestrĂ©, et le « leader » loupe parfois une parole ou manque la mesure, mais se reprend habilement, sous le regard amusĂ© de ses compagnons.

Le 30, aprĂšs deux jours de navigation, on arrive presque Ă  Bari. Tout le monde paraĂźt heureux. Certain·es crient « Italy, Italy ! » Mais alors qu’on se rapproche de la cĂŽte, un bateau de la police des frontiĂšres italiennes avance vers nous. La confusion gagne les esprits. Un rescapĂ© demande, inquiet, s’il s’agit de garde-cĂŽtes libyens. Je lui rĂ©pond que c’est l’Italie. Il sourit.

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Au port, nous attendent une importante dĂ©lĂ©gation de journalistes, des membres de la Croix-Rouge et surtout beaucoup policier·es. Les survivant·es dĂ©barquent et disparaissent progressivement. L’équipage ne saura jamais ce qui va leur arriver aprĂšs. On n’a ni le temps ni les ressources pour chercher Ă  le savoir. De l’autre cĂŽtĂ© de la mer, un autre groupe se prĂ©pare probablement dĂ©jĂ  Ă  entreprendre la dangereuse traversĂ©e. L’équipage de l’Ocean Viking veut reprendre la mer au plus vite.

Anita a passĂ© tout l’aprĂšs-midi au commissariat avec le capitaine. Elle revient le soir avec une mauvaise nouvelle : l’Ocean Viking sera retenu pendant 20 jours. Les directives de Rome n’auraient pas Ă©tĂ© respectĂ©es, parce que le navire a dĂ©viĂ© de sa route aprĂšs le troisiĂšme sauvetage – la fois oĂč l’embarcation en dĂ©tresse Ă©tait finalement trop Ă©loignĂ©e. 

« C’est fou de voir comment ils font tout ce qu’ils peuvent pour entraver notre boulot, dit Mary. J’ai du mal Ă  comprendre comment il peut y avoir un manque d’humanitĂ© pareil. Cette politique punit les gens qui veulent aider les autres. Et ça se voit Ă  toutes les frontiĂšres en Europe. C’est pas ça, la solution. Si on construit plus de murs, y’aura juste plus de morts. Je suis fiĂšre qu’on arrive encore Ă  persĂ©vĂ©rer malgrĂ© tout. Ils nous mettent des bĂątons dans les roues et ça nous coĂ»te beaucoup d’argent, de temps et d’énergie, mais ça ne nous arrĂȘte pas. On doit ĂȘtre plus fort·es qu’eux, maintenant plus que jamais. »

Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos.

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La liste politique des livres sur la Palestine, par la librairie Météores

Des premiĂšres oppressions classistes du 12Ăšme siĂšcle aux manifestations pour le suffrage universel, la Bataille ou l’OpĂ©ration matelas, le quartier des Marolles Ă  Bruxelles a forgĂ© son identitĂ© de haut lieu de rĂ©sistance, au fort ancrage socialiste. La police y a sorti les fusils Ă  maintes reprises au cours des derniers siĂšcles, dans l’espoir de faire taire les diffĂ©rentes contestations. 

Aujourd’hui, mĂȘme si le nombre important de logements sociaux Ă©vite aux Marolles de disparaĂźtre sous les projets de modernisation enclenchĂ©s par la machine capitaliste, les premiĂšres pierres de la gentrification sont posĂ©es depuis un petit temps, entre galeries d’art aux oeuvres dĂ©gueulasses et logements privĂ©s aux prix Ă©levĂ©s – le quartier du Sablon n’est pas loin.

Dans ce qu’il reste de cet Ăźlot historique, la librairie MĂ©tĂ©ores continue de faire exister l’ñme militante du quartier, au 207 de la rue Blaes, au rez-de-chaussĂ©e du bĂątiment auquel est accrochĂ©e une imposante enseigne en fer « Palais du PANTALON ». « La librairie est nĂ©e en septembre 2020 d’un constat : les nouveaux plans d’urbanisme faisaient disparaĂźtre les lieux dans lesquels nous pouvions encore ralentir le temps et nous voir en dehors de nos disciplines et catĂ©gories quotidiennes », dit le texte de prĂ©sentation sur leur site.

La sĂ©lection des frĂšres Sanli est composĂ©e de livres qui les animent, orientĂ©e par leurs sensibilitĂ©s politiques. Entre les numĂ©ros du PavĂ© dans les Marolles et les premiĂšres publications de leur propre catalogue en tant qu’éditeur, des gros noms cĂŽtoient ceux plus confidentiels ou Ă©mergents, comme AlĂšssi Dell’Umbria, Julien Talpin, Jean-Marc Rouillan, Irene ou tienstiens

Alors que le massacre perdure en Palestine, la propagande sioniste scabreuse du gouvernement israĂ©lien est toujours poussĂ©e Ă  la tĂ©lĂ© et sur internet Ă  coups d’investissements colossaux. Pour contrer le bourrage de crĂąne, ou simplement pour vous informer mieux, vos onglets ont certainement dĂ» se multiplier ces derniers mois, Ă  tel point qu’il y avait peut-ĂȘtre trop Ă  lire sur votre navigateur, dans la hĂąte et sans direction claire – tout ça pour une lecture tronçonnĂ©e des faits et enjeux dont il est question. 

Je me suis moi-mĂȘme pris la tĂȘte avec des gens sur les rĂ©seaux sociaux, dont les pseudo-arguments boiteux semblaient moins reflĂ©ter une bĂȘtise pure qu’une comprĂ©hension morcelĂ©e ou dĂ©viĂ©e. Dans ces cas-lĂ , se poser hors Ă©cran pourrait peut-ĂȘtre constituer un cadre plus propice Ă  l’analyse, dans une temporalitĂ© diffĂ©rente (c’est un conseil appuyĂ© Ă  qui se reconnaĂźtra). En tous cas, si la flemme gagne, le livre en tant qu’objet laisse au moins la possibilitĂ© physique d’y revenir plus tard.

Pour retrouver des bases saines dans ce marasme intellectuel, on a sollicitĂ© les conseils de Renaud-Selim Sanli. Il nous a dressĂ© une liste de quelques rĂ©fĂ©rences importantes qui permettent d’y voir plus clair. Ses commentaires personnels sont Ă©crits entre guillemets.

Oeuvres – Écrits politiques, thĂ©Ăątre, poĂ©sie et nouvelles de Mohamed Boudia  (Premiers Matins de Novembre) 

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« On connaßt trop peu Mohamed Boudia, poÚte, dramaturge et écrivain algérien, mais surtout militant politique, qui fait le pont entre la cause algérienne et la cause palestinienne. »

Homme d’engagement, d’action et de thĂ©Ăątre, Boudia lie trĂšs tĂŽt ces trois aspects de sa vie. Il fait notamment sauter Ă  l’explosif un pipeline Ă  Marseille, monte des piĂšces aux Baumettes pour sensibiliser Ă  la cause du FLN et sortir ses pairs de l’emprisonnement psychologique, avant de littĂ©ralement s’évader et rejoindre le FPLP. Il en deviendra d’ailleurs l’un des membres les plus actifs en France et en Europe, si bien que son nom sera vite ajoutĂ© Ă  la liste des cibles Ă  abattre du Mossad. AprĂšs avoir fait exploser d’autres lieux en Europe et en IsraĂ«l liĂ©s au sionisme (un dĂ©pĂŽt de carburant israĂ©lien Ă  Rotterdam, par exemple), il est finalement assassinĂ© en 1973 Ă  Paris, Ă  l’ñge de 41 ans.

« Ce qui est important dans ses Ă©crits, c’est la place qu’il donne Ă  des disciplines esthĂ©tiques, littĂ©raires ou culturelles dans un projet rĂ©volutionnaire – ce qui nous montre aussi qu’a lieu en ce moment une extermination culturelle de la Palestine. Il pose la question majeure de la place de l’esthĂ©tique dans la rĂ©volution mais aussi dans les projets d’indĂ©pendance et de libĂ©ration post-rĂ©volution. »

Je ne partirai pas – mon histoire est celle de la Palestine de Mohammad Sabaaneh (Alifbata)

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« Comme une fatalitĂ©, la BD de l’auteur palestinien Mohammad Sabaaneh est sortie en septembre 2023, soit peu de temps avant l’offensive du Hamas et l’extermination en cours opĂ©rĂ©e par l’État d’IsraĂ«l. »

« Le livre raconte le caractĂšre quasi-carcĂ©ral de la Palestine telle qu’elle existe maintenant, les dĂ©boires d’une population enfermĂ©e et, malgrĂ© tout, les beautĂ©s qui font que les habitant·es tiennent profondĂ©ment Ă  leur terre ancestrale. La BD de Sabaaneh nous montre ce refus viscĂ©ral de partir, qui concerne pourtant un peuple martyrisĂ© sous les yeux de tous et toutes depuis 70 ans. »

Gaza (articles pour Haaretz, 2006-2009) de Gideon LĂ©vy (La Fabrique)

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Le journaliste Gideon LĂ©vy ne se dĂ©place plus sans garde du corps. C’est ce qui arrive quand on fait partie des voix dissidentes les plus importantes en IsraĂ«l. Il fait d’ailleurs partie de la direction d’Haaretz, le plus grand quotidien de gauche lĂ -bas.

« C’est une voix de gauche israĂ©lienne, et qui parle de Gaza aux IsraĂ©lien·nes, ainsi que des horreurs commises par Tsahal et les dirigeants ultra-nationalistes en place – des crimes de guerres, voire de crimes contre l’humanitĂ©. » 

Ce livre, publiĂ© par La Fabrique, prĂ©sente des articles Ă©crits sur Haaretz entre 2005 et 2009. « Ces articles gardent toute leur actualitĂ© et luttent contre l’indiffĂ©rence des IsraĂ©lien·nes mais aussi la nĂŽtre, en miroir. C’est un rare exemple contemporain de journalisme de combat. »

Stratégie pour la libération de la Palestine du FPLP (Foreign Language Press)

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L’organisation marxiste rĂ©volutionnaire occupe une place centrale dans l’histoire de la Palestine. Mais son influence s’est considĂ©rablement dĂ©gradĂ©e au fil des derniĂšres dĂ©cennies, ce qui a laissĂ© davantage de place et de pouvoir au Fatah et au Hamas. MalgrĂ© tout, ses militant·es continuent Ă  porter l’espoir d’une Palestine libre Ă  travers leur lutte.

« Peu accessible en français, la maison d’édition marxiste Foreign Language Press est la seule Ă  avoir jusqu’ici publiĂ© et rĂ©uni en français les textes du FPLP pour une stratĂ©gie de la libĂ©ration de la Palestine. Ces textes sont importants historiquement, mais aussi pour le prĂ©sent, pour nous rappeler qu’il a existĂ© et existe encore des tentatives rĂ©volutionnaires internationalistes en Palestine – comme Samidoun par exemple. »

L’affaire Georges Ibrahim Abdallah de Saïd Bouamama (Premiers Matins de Novembre)

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« Comment ne pas parler de la cause palestinienne sans parler de Georges Ibrahim Abdallah ? » Militant communiste libanais, Abdallah est l’une des figures historiques du Front Populaire de LibĂ©ration de la Palestine (FPLP) et de la Fraction armĂ©e rĂ©volutionnaire libanaise (FARL). C’est avec ces groupes qu’il s’est engagĂ© en faveur des causes palestinienne et libanaise. « [Au sein du FPLP,] il Ă©tait le chef des opĂ©rations extĂ©rieures depuis la France, oĂč il a menĂ© plusieurs actions rĂ©volutionnaires contre l’impĂ©rialisme amĂ©ricain, au nom de la libĂ©ration de la Palestine. »

EnfermĂ© depuis bientĂŽt quarante ans – ce qui en fait le plus ancien prisonnier politique d’Europe –, il multiplie les demandes de libĂ©ration mais la France reste inflexible. « Pourtant, il est lĂ©galement libĂ©rable sous conditions, mais les nouvelles lois antiterroristes françaises donnent un “appui lĂ©gal” au gouvernement pour empĂȘcher sa sortie. »

« Le rĂ©cit de la vie de Georges Ibrahim Abdallah, Ă©crit par le militant marxiste antiraciste SaĂŻd Bouamama, raconte non seulement l’histoire des luttes de la Palestine, de ses alliances et de la rĂ©pression internationale, mais aussi du prix Ă  payer quand on lutte pour une Palestine libre. »

Le film Fedayin, le combat de Georges Ibrahim Abdallah raconte aussi son parcours. 

DerriĂšre les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothĂ©rapeute palestinienne sous occupation de la Dr. Samah Jabr (Premiers Matins de Novembre)

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La Dr. Samah Jabr est une figure majeure dans le domaine de la psychiatrie. AprĂšs avoir obtenu son diplĂŽme de mĂ©decine gĂ©nĂ©rale, elle se spĂ©cialise dans diffĂ©rents pays du monde, avant d’ĂȘtre nommĂ©e responsable de l’UnitĂ© de santĂ© mentale au ministĂšre palestinien de la SantĂ©. Elle pratique en Cisjordanie et articule notamment son activitĂ© autour des dommages psychologiques provoquĂ©s par l’occupation israĂ©lienne. 

« Dans la lignĂ©e de Frantz Fanon qui analysait les sĂ©quelles mĂ©dicales et psychiatriques sur les personnes colonisĂ©es Ă  partir de sa pratique en AlgĂ©rie, elle montre trĂšs clairement les impacts psychiques des politiques ethnocides et coloniales de l’État d’IsraĂ«l. La dĂ©tresse psychique est aussi une politique dĂ©libĂ©rĂ©ment contre-rĂ©volutionnaire, puisqu’elle mĂšne Ă  l’abattement ou Ă  une intĂ©riorisation de la violence qui se dĂ©chaĂźne contre soi plutĂŽt que dans une optique d’indĂ©pendance. »

Le livre, publiĂ© chez Premiers Matins de Novembre, compile certains textes rĂ©digĂ©s par la Dr. Jabr depuis 2003. « TrĂšs clairement dans l’optique d’une libĂ©ration et une indĂ©pendance de la Palestine, elle cherche dans ses chroniques la possibilitĂ© d’une paix avec les IsraĂ©lien·nes, sans pour autant trouver un acteur crĂ©dible avec qui dialoguer. Elle rappelle notamment que la gauche laĂŻque israĂ©lienne est une gauche qui n’a pas hĂ©sitĂ© Ă  s’allier historiquement Ă  la bourgeoisie impĂ©rialiste. »

Le documentaire DerriĂšre les fronts : rĂ©sistances et rĂ©siliences en Palestine d’Alexandra Dols prĂ©sente aussi son travail.

Prisonnier de JĂ©rusalem – Un dĂ©tenu politique en Palestine occupĂ©e de Salah Hamouri (Libertalia) 

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Ses multiples arrestations par les services de sĂ©curitĂ© israĂ©liens au cours des deux derniĂšres dĂ©cennies rendent considĂ©rablement dense la page WikipĂ©dia de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri. « Il a Ă©tĂ© dĂ©tenu plus de dix ans dans les prisons israĂ©liennes pour des faits qu’il n’aurait pas commis. En 2022, il a Ă©tĂ© inculpĂ© par un tribunal militaire puis sous dĂ©tention administrative, donc sans rĂ©el jugement, avant d’ĂȘtre dĂ©portĂ© en France sans possibilitĂ© de retour. »

La révolution captive de Nahla Abdo (Blast)

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« Un slogan circule actuellement concernant les otages israĂ©lien·nes : “Bring them back home”. La demande est lĂ©gitime Ă  l’égard du pouvoir sioniste en IsraĂ«l, mais il faudrait aussi pouvoir rappeler tou·tes les palestinien·nes retenu·es sans procĂšs dans les prisons israĂ©liennes aussi – dont des mineur·es. » 

Depuis 1967, 40% d’hommes palestiniens auraient Ă©tĂ© incarcĂ©rĂ©s par IsraĂ«l Ă  un moment de leur vie. À la mi-dĂ©cembre 2023, on parlait de prĂšs de 7 000 Palestinien·nes dĂ©tenu·es dans les geĂŽles israĂ©liennes – dont plus de 2 000 sans inculpation ni procĂšs, pour qui la dĂ©tention est renouvelĂ©e tous les six mois, sur plusieurs annĂ©es parfois. En ce qui concerne les mineur·es d’ñge, les autoritĂ©s israĂ©liennes procĂšdent chaque annĂ©es Ă  l’arrestation de pas moins de 700 enfants et ados.

« Ces politiques d’incarcĂ©rations sont aussi une atteinte grave aux droits des femmes. Pourquoi exclure la cause palestinienne de la cause fĂ©ministe quand tant de femmes sont incarcĂ©rĂ©es quotidiennement ? Ou encore quand les conditions mĂȘmes de l’occupation israĂ©lienne – ou de ses politiques d’anĂ©antissement actuelles – leur refusent tous les droits Ă©lĂ©mentaires ? »

Nahla Abo a elle aussi connu la prison. Dans son livre La rĂ©volution captive, la sociologue palestinienne montre, sur base d’enquĂȘtes de terrain, que les femmes palestiniennes combattent depuis prĂšs d’un siĂšcle le colonialisme et sont toujours actives dans la rĂ©volution pour la libĂ©ration de la Palestine. Pour ces raisons, des milliers d’entre elles ont Ă©tĂ© emprisonnĂ©es par IsraĂ«l – dans des conditions inhumaines et sans procĂšs. 

« Ça va Ă  l’encontre d’un discours dominant orientaliste et islamophobe qui les cantonneraient Ă  ĂȘtre “les femmes des terroristes”. Elles sont considĂ©rĂ©es en Palestine comme des prisonniĂšres politiques aux mĂȘmes Ă©gards que les hommes palestiniens. Les tortures sexuelles font partie des outils de domination de l’armĂ©e israĂ©lienne qui contrĂŽlent les prisons politiques. L’autrice revient aussi de maniĂšre salutaire et historique sur la place des femmes dans les diffĂ©rents moments de soulĂšvement et d’Intifada. »

Boycott, DĂ©sinvestissement, Sanctions d’Omar Barghouti (La Fabrique)

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Originaire d’une famille palestinienne de Jordanie, Omar Barghouti est le cofondateur de la campagne BDS (le mouvement est aussi prĂ©sent en Belgique, notamment Ă  l’ULB). Dans son analyse, le militant analyse la colonisation israĂ©lienne sur le modĂšle de l’apartheid en Afrique du Sud. « De maniĂšre complĂ©mentaire aux luttes de libĂ©ration, Barghouti propose une voie pacifique, non-violente et internationale contre les colonies israĂ©liennes et leurs soutiens institutionnels : celui du Boycott, du DĂ©sinvestissement et des Sanctions Ă©conomiques, politiques, culturelles et institutionnelles. »

Avec BDS, il s’agit d’affaiblir les acteurs israĂ©liens qui soutiennent les colonies – des universitĂ©s aux entreprises –, mais aussi de peser sur l’économie des entreprises internationales, entre autres, « pour que celles-ci se dĂ©sengagent progressivement de leurs politiques de soutien au projet de colonisation en Palestine ». « Ces derniers mois, on a pu voir McDonald’s, Zara, Starbucks ou encore Carrefour subir d’importantes pertes en raison de leurs politiques Ă©conomiques pro-IsraĂ«l. »

Les Blancs, les Juifs et nous – Vers une politique de l’amour rĂ©volutionnaire d’Houria Bouteldja (La Fabrique)

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Si le livre prend le ton polĂ©mique de l’essai, on a rarement vu une telle levĂ©e de boucliers, voire de campagne de dĂ©nigrement, Ă  l’encontre de Houria Bouteldja, Ă  gauche comme Ă  droite. « Pourtant ce que l’autrice tente ici Ă©tait tant nĂ©cessaire qu’attendu : il faut comprendre le champ politique blanc comme une pyramide d’oppressions qui se nouent l’une Ă  l’autre Ă  travers les questions raciales. »

« Pour Bouteldja, historiquement, les Juif·ves ne sont pas blanc·hes, mais Ă  travers l’instrumentalisation blanche de la guerre entre IsraĂ«l et la Palestine, un Ă©cart politique risque de se creuser entre indigĂšnes issu·es des colonies et les groupes politiques juifs. Par cette instrumentalisation blanche, les pouvoirs en place tentent de faire rĂ©gner l’idĂ©e selon laquelle l’antisĂ©mitisme serait le fait principalement des populations arabo-musulmanes. Cette instrumentalisation permet en retour d’opprimer davantage les populations arabo-musulmanes, sans pour autant s’attaquer aux racines de l’antisĂ©mitisme profondĂ©ment occidentales.* »

« À la suite d’autres militant·es pro-palestinien·ne, elle rappelle l’importance de la libĂ©ration palestinienne pour les peuples du Sud global. La question de la libĂ©ration de la Palestine reste une question politique structurant le champ blanc ou du Nord global, c’est ce qu’elle appelle : “la preuve par la Palestine”. Il suffit de voir les pays en faveur de la plainte de l’Afrique du Sud Ă  la Cour internationale de justice qui condamne IsraĂ«l de gĂ©nocide. Pas un seul pays du Nord global ne soutient la rĂ©solution. »

IsraĂ«l, Palestine – L’égalitĂ© ou rien d’Edward SaĂŻd (La Fabrique)

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« On connaĂźt le cĂ©lĂšbre thĂ©oricien palestinien Edward SaĂŻd pour L’orientalisme, dont le sous-titre explicite donne le contenu : L’Orient crĂ©Ă© par l’Occident. Ce qu’on sait parfois moins, c’est que cet intellectuel “en exil” Ă©tait aussi un fervent dĂ©fenseur de la cause de sa terre et de son pays. TrĂšs influencĂ© par la proposition de Walter Benjamin selon laquelle “il n’existe aucune preuve de civilisation qui ne soit en mĂȘme temps une preuve de barbarie”, SaĂŻd va combattre sans relĂąche les fantasmes culturels coloniaux et leurs impacts politiques concrets. »

En 1979, un an aprĂšs avoir publiĂ© L’Orientalisme – qui est d’ailleurs encore considĂ©rĂ© comme l’un des textes majeurs des Ă©tudes postcoloniales –, SaĂŻd Ă©crit un autre ouvrage important, The question of Palestine. En 1995, il Ă©crit Peace and its Discontents: Essays on Palestine in the Middle East Peace Process

« Y’a encore trop peu de ses livres qui sont disponibles en français. L’ouvrage publiĂ© par La Fabrique reprend les articles de presse de SaĂŻd en faveur de la cause palestinienne et ses liens avec les rĂ©seaux palestiniens – notamment des textes Ă©crits Ă  la suite des accords d’Oslo. C’est l’un des premiers livres sur la Palestine publiĂ© par La Fabrique, qui est l’un des Ă©diteurs en France qui a le plus dĂ©blayĂ© la voie pour une critique radicale des politiques israĂ©liennes et de ses soutiens. »

À travers les murs – L’architecture de la nouvelle guerre urbaine d’Eyal Weizman (La Fabrique)

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« Dans la lignĂ©e de travaux qui nous montrent que l’architecture est un art de la guerre coloniale, ce livre explique comment l’armĂ©e d’occupation israĂ©lienne Ă  pu repenser ses stratĂ©gies militaires Ă  partir d’une expertise architecturale des territoires occupĂ©s de Palestine. »

En gros, la quatriĂšme de couverture explique qu’en 2002, l’armĂ©e israĂ©lienne a adoptĂ© une tactique inĂ©dite pour son offensive militaire : passer Ă  travers les murs et les planchers, Ă  l’intĂ©rieur des immeubles, au lieu d’arpenter les rues, en extĂ©rieur. On parle de  « gĂ©omĂ©trie inversĂ©e » ou mĂȘme de « tournant postmoderne » dans la guerre en milieu urbain. « Ce qu’il y a d’autant plus Ă©tonnant, c’est l’utilisation trĂšs libre et dĂ©tachĂ©e de philosophies contemporaines â€“ comme Debord, Deleuze et Guattari – par Tsahal pour penser leurs nouvelles politiques de d’occupation et d’interventions militaires criminelles en Palestine. »

L’architecte israĂ©lien Eyal Weizman est l’un des fondateurs de Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire qui enquĂȘte sur des cas de violence d’État et de violations de droits humains. Le laboratoire utilise des techniques et des technologies architecturales comme des logiciels de reconstruction, d’outils statistiques, d’analyses mĂ©tĂ©orologiques ou acoustiques, entre autres, pour recouper une variĂ©tĂ© de sources de preuves. « Ils et elles ont notamment pu travailler sur les homicides volontaires de Frontex en MĂ©diterranĂ©e – qui laisse littĂ©ralement mourir des centaines de personnes quotidiennement, en les laissant couler. »

La politique du bulldozer – La ruine palestinienne comme projet israĂ©lien de LĂ©opold Lambert (B2)

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LĂ©opold Lambert est aussi architecte, en plus d’ĂȘtre le fondateur et rĂ©dacteur-en-chef de The Funambulist, une revue critique et dĂ©coloniale d’architecture.

« Son premier ouvrage traite, de maniĂšre complĂ©mentaire au livre de Weizman, des politiques de destruction architecturale d’IsraĂ«l en Palestine occupĂ©e. Par un aller-retour entre architecture sioniste et destruction de la Palestine, il nous montre aussi que la politique de bombardements et de destruction n’est pas gratuite ou non-rĂ©flĂ©chie, en tĂ©moigne les arguments rĂ©pĂ©tĂ©s d’IsraĂ«l selon lesquels les Palestinien·nes utilisent leurs bĂątiments civils et maisons comme des bases militaires, comme des boucliers pour les forces armĂ©es. Ces arguments permettraient de crĂ©er des “bases lĂ©gales” Ă  la destruction massive de Gaza. »

Dans ce court essai – 72 pages –, Lambert revient sur l’histoire des destructions rĂ©pĂ©tĂ©es dans l’histoire de la Palestine occupĂ©e. Le « bulldozer » du titre fait rĂ©fĂ©rence Ă  Ariel Sharon, dont c’était l’un des surnoms – au hasard, « Roi d’IsraĂ«l » en Ă©tait un autre. « Lambert analyse la destruction de la Palestine comme le cƓur d’une politique architecturale contre-insurrectionnelle, qui laisse la population face Ă  des territoires dĂ©vastĂ©s, parfois toxiques, qu’elle doit Ă  chaque fois tenter de reconstruire. Cette politique des dĂ©bris participe aussi d’une impossibilitĂ© d’une politique palestinienne sur le long cours. »

La rĂ©sistance des bijoux – Contre les gĂ©ographies coloniales d’Ariella AĂŻsha Azoulay (Rot Bot Krik)

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En fouillant dans des documents personnels quand son pĂšre meurt, Ariella Azoulay dĂ©couvre que sa grand-mĂšre portait le prĂ©nom AĂŻcha. La thĂ©oricienne et essayiste franco-israĂ©lienne met alors tout en Ɠuvre pour retracer l’histoire fragmentĂ©e de sa famille et la dĂ©ployer Ă  travers des catalogues de bijoux et des archives. En rĂ©sulte son livre, un format hybride entre autobiographie et thĂ©orie politique. 

« C’est un livre publiĂ© par les excellentes nouvelles Éditions RĂČt-BĂČ-Krik [fondĂ©es en 2021, NDLR]. Il nous fait circuler entre diffĂ©rentes matĂ©rialitĂ©s politiques, historiques et esthĂ©tiques coloniales. C’est Ă  partir de sa propre histoire, et plus particuliĂšrement des bijoux de sa mĂšre, que Arielle AĂŻsha Azoulay dĂ©fait les nƓuds coloniaux intriquĂ©s entre l’intime et le familial, entre l’intime et le colonial – qui fera l’intersection entre deux histoires encore trop refoulĂ©es : celle de l’AlgĂ©rie colonisĂ©e par la France et celle de la Palestine colonisĂ©e par IsraĂ«l. »

« Elle nous montre, grĂące aux bijoux laissĂ©s par sa mĂšre, que les histoires d’un monde juif-musulman peuvent encore avoir une force, loin d’une volontĂ© de pure sĂ©paration ethnique. Elle Ă©voque aussi une sĂ©paration entre les objets traditionnels – on pense aussi aux musĂ©es – et les personnes qui les vivent ou qui en vivent, puisque l’autrice a aussi pour volontĂ© de rĂ©veiller une mĂ©moire musculaire recouverte par l’impĂ©rialisme : celle de sa famille juive joaillĂšre. »

Sumud, La portée internationale de la résistance palestinienne (Antidote)

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« On est toujours heureux quand des ouvrages internationalistes paraissent depuis la Belgique. Antidote fait ici un travail en deux ouvrages : le premier, Une philosophie palestinienne de la confrontation dans les prisons coloniales, rappelle les politiques de confrontations des prisonnier·es politiques palestinien·nes en milieu carcĂ©ral israĂ©lien. Le deuxiĂšme, La portĂ©e internationale de la rĂ©sistance palestinienne, rappelle l’importance de la cause palestinienne dans les luttes internationalistes et anti-impĂ©rialistes. On y retrouve des tĂ©moignages et textes de militant·es Ă  travers le monde, dont par exemple l’importance de la Palestine pour l’extrĂȘme gauche japonaise. »


« Dans cet article, on a fait le choix de ne proposer que certains ouvrages sur et pour la cause palestinienne, Ă©tant donnĂ© l’urgence dans laquelle on se trouve. Aussi, il nous faudra rappeler l’importante production littĂ©raire palestinienne : il n’y pas de gĂ©nocide sans gĂ©nocide culturel. À ce titre, on doit saluer la rĂ©cente Anthologies de la poĂ©sie palestinienne, dirigĂ©e par Abdellatif LaĂąbi, qui nous rappelle sa vivacitĂ© et les espoirs de libĂ©ration qu’elle porte en elle. Palestine vivra. »


*« En renforçant l’idĂ©e que la critique du sionisme est un acte d’antisĂ©mitisme, les pouvoirs occidentaux, dont la France, forcent une identitĂ© du peuple juif Ă  l’État d’IsraĂ«l. Or, il existe des multiplicitĂ©s de traditions juives, dont certaines ont toujours Ă©tĂ© antisionistes. Voir, Ă  ce sujet, Antisionisme, une histoire juive (Syllepse, 2023) ou encore Histoire gĂ©nĂ©rale du Bund (L’échapppĂ©e, 2022). »

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