Il se souvient de tout. Une fenêtre ouverte, dans l’appartement, en plein mois de janvier. Le corps, gisant, quatre étages plus bas. Daniel Giberstein attaque d’emblée par le drame. Pour poser les choses et tenter de comprendre pourquoi son père, Bernard Giberstein, en est arrivé à se suicider, un jour de 1976, à l‘âge de 59 ans. Dans « Dim Story : le Silence des tableaux », joli documentaire diffusé ce mercredi 26 juin à 20h30 sur LCP, le fils raconte l’histoire de ce papa hors norme, profondément humain et capitaine d’industrie, dont l’existence est parsemée de drames et de coups du destin.
Né en 1916 à Varsovie dans une famille juive bourgeoise, le jeune Bernard s’exile en Belgique pour ses études. C’est un échec à l’examen d’ingénieur agronome qui lui sauve peut-être la vie. Car au lieu de rentrer en Pologne à l’été 1939, il reste réviser dans son pays d’adoption. Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne. Ses proches sont arrêtés et seront bientôt déportés. Il ne les reverra pas. Le « silence des tableaux », c’est celui de ces deux portraits, ses parents, accrochés dans l’appartement familial, dont Bernard Giberstein ne parlait jamais.
Il change de nom et intègre l’armée polonaise en exil. Avec son bataillon, qui combat aux côtés des Français, il passe en Suisse, avant d’être interné dans un camp de réfugiés. Il s’en évade et rejoint la Résistance. Son rôle ? Faire passer des familles juives de la France à la Suisse. Il sauvera ainsi des dizaines de personnes, dont une témoigne ici.
Il est arrêté par la Gestapo à Chambéry et condamné à mort en août 1944. Devant le peloton d’exécution, il attend. Dix-huit amis sont fusillés avant lui. C’est bientôt son tour. Nouveau coup de pouce de la providence : les officiers apprennent que les Forces françaises de l’intérieur (FFI) sont en train de libérer Chambéry. Panique dans les rangs allemands, l’opération est suspendue. Il est sauvé in extremis. Les nombreuses images d’archives, familiales et de la période, nous plongent dans l’ambiance.
« J’essaie de réécrire l’histoire et décrypter les silences de mon papa »
C’est peu après qu’il rencontre sa future femme, Sarah. Une survivante, comme lui, au destin tout aussi incroyable. Arrêtée, elle est examinée par le médecin-chef, également déporté, Abraham Drucker, père de l’animateur Michel Drucker, qui l’exfiltre de justesse. Leur destin commun de miraculés est scellé.
Sur sa famille et ses années de guerre, Bernard Giberstein restera muet toute sa vie. « J’essaie de réécrire l’histoire et décrypter les silences de mon papa, témoigne Daniel, dans son film. La disparition de sa famille a été un fardeau si lourd qu’il n’a jamais pu en parler. »
Après la guerre, Bernard Giberstein entend parler du nylon, matériau révolutionnaire venu des États-Unis. Visionnaire, il voit là l’opportunité de fabriquer des bas moins cher. Il baptise sa marque « Dimanche », « le jour où les femmes se font belles pour sortir », explique son fils à travers la voix de Francis Huster, narrateur du documentaire dont la musique est signée Vladimir Cosma (compositeur des musiques de « la Boum », « les Aventures de Rabbi Jacob » ou « le Grand Blond avec une chaussure noire »).
Ses idées font un carton : bas jetables sans couture, vendus à l’unité ou par paquets de dix, dans des petits cubes. Puis les collants, en 1967. « Dimanche » devient « Dim ». Le patron est en plus un humaniste qui paie ses ouvriers le double du salaire moyen, sans distinction entre les hommes et les femmes. Il sera l’un des premiers à proposer à ses employés une participation aux bénéfices.
Des anciens salariés du site historique d’Autun racontent cette époque bénie, un âge d’or pour eux. Leur voix s’étrangle quand ils évoquent ce dirigeant, « un génie », selon nombre d’entre eux. Mais la crise du pétrole au début des années 1970 le terrasse. Il est obligé de s’associer au baron Bich, qui devient majoritaire et le cantonne à un rôle secondaire. Jusqu’au dénouement tragique.
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