« Ce que les entreprises font des aides publiques, on ne sait pas » : plongée dans six mois d’auditions de la commission d’enquête
L’utilisation des aides publiques et leur conditionnement, leur rôle pour orienter la stratégie des entreprises… Autant d’enjeux qui ont animé les débats de la commission sénatoriale qui a vu défiler devant elle aussi bien des grands patrons du CAC 40 que le ministre de l’économie, des fonctionnaires de Bercy ou des chercheurs.
Les quelque 70 auditions étalées sur six mois de la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilité des aides publiques aux grandes entreprises ont mis au jour un certain nombre de débats récurrents et d’enjeux-clés. Florilège des débats menés par les sénateurs Olivier Rietmann (Les Républicains, Haute-Saône), en tant que président, et Fabien Gay (Parti communiste, Seine-Saint-Denis), comme rapporteur.
« Du crédit d’impôt recherche, les entreprises peuvent faire ce qu’elles veulent »
« Un rôle absolument majeur », pour le PDG de Thales. Une aide « déterminante », pour le directeur général d’Air liquide. Un « dispositif essentiel » pour le président d’ArcelorMittal. Les grands patrons, premiers défenseurs du crédit d’impôt recherche (CIR). Cette dépense annuelle de 8 milliards d’euros pour l’Etat vise à « soutenir l’effort en recherche et développement [R&D] des entreprises, en leur permettant de déduire de leurs impôts une partie de leurs dépenses en la matière [jusqu’à 30 millions d’euros pour 100 millions d’euros de dépenses] », explique Carole Maudet, sous-directrice de la direction générale des finances publiques, auditionnée début mars.
Cela a représenté 171 millions d’euros en 2023 pour Thales, 98 millions pour Airbus, 36,4 millions pour Air liquide, 20 millions pour Vinci… Mais qui contrôle l’utilité de cette dépense budgétaire ? « L’administration fiscale doit s’assurer que les projets déclarés par les entreprises relèvent bien de la R&D, et que les dépenses présentées sont conformes aux règles d’éligibilité », développe Mme Maudet, qui constate que « l’exercice du contrôle devient de plus en plus compliqué », ses services devant faire appel à « une expertise extérieure » aux « connaissances scientifiques ou techniques approfondies ».
Quant à « ce que les entreprises en font, on ne sait pas. Enfin, elles peuvent en faire ce qu’elles veulent », résume Evens Salies, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, qui plaide comme d’autres pour « des évaluations ». Car « le coût de ce crédit d’impôt a été multiplié par 16 [depuis 2008] sans constat de saut en matière de R&D ».
Peu connu pour sa R&D, Accor a tout de même reçu 1,6 million d’euros de CIR en 2023. Grâce à lui, explique son PDG, Sébastien Bazin, le groupe hôtelier améliore ses systèmes informatiques et sa plateforme de réservations pour les chambres de ses hôtels du monde entier.
Les sénateurs découvrent d’ailleurs, médusés, que le CIR peut financer des sous-traitants hors de l’Hexagone. Chez Air liquide, par exemple, 3 % des dépenses éligibles se situent dans « l’espace économique européen, notamment [son] centre de R&D à Francfort [Allemagne] », explique son directeur général, François Jackow.
Avant 2022, TotalEnergies pouvait recevoir de 70 à 80 millions d’euros par an, rappelle ainsi son PDG, Patrick Pouyanné. En regroupant désormais « tous les ingénieurs de TotalEnergies dans une même entité juridique », le groupe a renoncé à « 15 à 20 millions d’euros de CIR », estime-t-il, souriant de cette démonstration « d’anti-optimisation fiscale ».
Les grands patrons finissent par simplifier les enjeux : en l’absence du CIR, ils localiseraient tout simplement leur recherche ailleurs qu’en France. « Le CIR est un outil d’attractivité et de compétitivité : quand nous avons à choisir la localisation d’un équipement, d’un projet, cet avantage fiscal est l’un des critères qui entrent en ligne de compte », fait ainsi valoir Jacques Volckmann, vice-président R&D France de Sanofi. Ce crédit d’impôt fait que nous sommes dans la moyenne européenne pour le coût du chercheur. Sans lui, on serait au niveau des Etats-Unis. »
Le PDG, Patrice Caine, tient à mettre en regard les 171 millions d’euros reçus avec l’ensemble de la R&D de Thales dans le monde : 4,2 milliards d’euros par an, avec 33 000 chercheurs, dont 60 % en France. C’est l’équivalent du budget du Centre national de la recherche scientifique. Tout plafonnement du CIR « enverrait finalement le message qu’il est plus attractif d’aller ailleurs », prévient Olivier Andriès, directeur général du groupe Safran.
« A partir d’un certain niveau, les aides publiques ne peuvent-elles pas servir à verser des dividendes ? »
« Si une entreprise a besoin d’être aidée, c’est qu’elle éprouve des difficultés. Or, aux yeux de l’opinion publique, il peut paraître choquant que cette même entreprise distribue des dividendes à ses actionnaires à partir des profits réalisés, ce qui suggérerait qu’elle n’avait pas besoin des aides reçues. » C’est là, résumée par Jordan Melmies, économiste au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), une question au cœur de la commission d’enquête.
Olivier Rietmann interroge Sanofi : « Je suis libéral, je sais la place des dividendes, mais ne pensez-vous pas que, à partir d’un certain niveau, les aides publiques peuvent servir à verser des dividendes ? » Son collègue Fabien Gay soumet ainsi au PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, un tableau qu’il a lui-même bricolé à partir de données diffusées aux actionnaires ou dans la presse, pour rapporter les aides touchées aux dividendes versés : « En six ans, les exonérations, additionnées au CICE [crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, supprimé en 2019] s’élèvent à 2,3 milliards d’euros. Or, sur cette même période, le résultat net atteint 3,6 milliards d’euros, et les dividendes versés 2,8 milliards d’euros. »
Alexandre Bompard défend, lui, que 50 % des aides sont « affectées au champ du recrutement et de la formation » et 35 % « vers les gains de pouvoir d’achat en faveur de [ses] collaborateurs et de [ses] clients ». Ainsi se félicite-t-il des « négociations sur les salaires », en s’appuyant sur un chiffre étonnant : « Entre 2021 et 2024, le salaire de base d’un hôte ou d’une hôtesse de caisse a ainsi progressé de 15,9 %. » Oubliant de dire que c’est exactement l’augmentation automatique du smic sur la période.
« L’argent public a clairement servi à rémunérer les actionnaires », conclut le sénateur communiste qui, plus tard, met ce même tableau sous les yeux du ministre de l’économie et des finances. « La similitude des montants peut certes interroger, réagit Eric Lombard. La vraie question est : fallait-il que ce dispositif bénéficie à une entreprise déjà rentable ? »
Même le patron de TotalEnergies a abondé, rappelant qu’il n’était pas allé chercher les aides lors de la pandémie de Covid-19. « Je crois au capitalisme, à son éthique, il faut être cohérent : je ne peux pas percevoir de l’argent public que je redistribue en dividendes », argumente-t-il, évoquant lui-même l’idée d’une « aide remboursable ». « Il me paraît normal que, en cas de retour à bonne fortune, la question se pose d’une forme de remboursement, car l’argent de l’Etat, c’est l’argent des Français. »
« Avec ces entreprises qui ne renoncent à aucune aide, ni à aucune suppression d’emploi, c’est fromage, dessert et digestif »
« Un milliard d’euros de CIR en dix ans, mais 3 500 suppressions de postes dans la recherche et développement. (…) Comment expliquez-vous que vous soyez l’un des champions du crédit d’impôt recherche tout en faisant fondre vos effectifs en R&D ? » Commencée sur cette question du rapporteur Fabien Gay, l’audition des dirigeants du groupe pharmaceutique Sanofi vire à la bataille de chiffres. « Nous contestons le chiffre de 3 500 suppressions d’emplois. (…) Nous avons diminué nos effectifs d’environ un millier de personnes », rétorque Jacques Volckmann, évoquant plutôt des « départs volontaires ». « Les départs volontaires, ça n’existe pas. (…) Je ne connais personne qui se soit levé le matin en se disant qu’il serait volontaire pour perdre son emploi », s’agace le rapporteur.
Sanofi est un symbole, et les sénateurs n’ont pas l’intention de ménager ses représentants. « On a le sentiment qu’avec ces entreprises, qui ne renoncent à aucune aide, ni à aucune suppression d’emploi, c’est fromage, dessert et digestif – toujours, et que les salariés sont, eux aussi, toujours la variable d’ajustement », déplore M. Gay.
Arguant de la nécessité de « se transformer » pour assurer son avenir, Sanofi souligne que les aides publiques ont « un rôle pivot » pour développer et maintenir l’activité de l’entreprise dans l’Hexagone. « C’est grâce à elles que Sanofi peut effectuer 30 % de sa recherche et développement en France, alors que notre pays ne représente que 3 % de notre chiffre d’affaires », plaide Charles Wolf, son directeur France, citant l’installation d’une plateforme à ARN messager à Marcy-l’Etoile (Rhône) et d’une usine de vaccins et de biomédicaments à Neuville-sur-Saône (Rhône). « Ce que nous faisons, c’est que nous rapatrions du profit en France, en y localisant des centres de recherche et des usines, développe Agnès Perré, directrice financière France, alors que le groupe réalise 50 % de son chiffre d’affaires aux Etats-Unis. C’est une sorte de boucle vertueuse, qui apporte de la valeur sur le territoire français. »
Le lendemain de cette audition houleuse, les sénateurs reçoivent la direction générale des entreprises (DGE). « Pour le plan France 2030, vérifiez-vous si les entreprises qui touchent une aide publique licencient ? Est-ce un critère qui conditionne le versement de l’aide ? », interroge Fabien Gay. « En général, il n’y a pas de critère spécifique excluant une entreprise de l’éligibilité si elle est en train de procéder à des licenciements », répond le directeur de la DGE.
Du côté des syndicats, comme Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT, on prône la conditionnalité des aides, et notamment leur « remboursement si l’entreprise en restructuration réalise des bénéfices ». « Nous comprenons [ce] raisonnement, a plaidé Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan (2 389 licenciements annoncés en 2024). Mais, dans le cas d’Auchan, ces aides ont permis de différer un certain nombre de décisions difficiles et de préserver au maximum l’emploi. »
Eric Lombard tranche le débat : « Poser des conditionnalités sur le maintien de l’emploi risque de dissuader les entreprises de créer des usines en France. Une entreprise peut décider de réduire les effectifs, c’est la liberté d’entreprendre. »
« L’aide publique est un investissement de la société au service de la décarbonation »
« Ce maquis des aides publiques est aussi un magot, un extraordinaire levier pour accompagner la transformation de l’économie française » : le 10 février, l’économiste Maxime Combes éclaire le sujet sous un jour différent. « La politique des aides d’Etat vise à contribuer à l’atteinte des finalités que l’Union européenne s’est fixées, continue plus tard Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. Par exemple, elle soutient la décarbonation ; elle permet le développement d’une politique d’innovation et de recherche capable de faire émerger des innovations de rupture. » L’aide publique ? « Un investissement de la société au service de la décarbonation des entreprises, souvent non rentable à court terme, mais essentielle pour la planète et la société », renchérit Eric Lombard.
Cette position fait rapidement consensus : les aides publiques sont l’un des rares instruments de l’Etat pour orienter la stratégie des entreprises. Mal connues, celles liées à l’innovation (plan France 2030) ou à la transition énergétique sont colossales. Les 850 millions d’euros proposés à ArcelorMittal pour décarboner son site de Dunkerque (Nord) ont été sous le feu des projecteurs lorsque le sidérurgiste a annoncé 600 suppressions de postes en avril. Mais qui savait qu’Air liquide a perçu 47,5 millions d’aides à la décarbonation pour la seule année 2024, et plusieurs dizaines de millions d’euros pour divers projets de captage de CO2 et de stations d’hydrogène ?
« Lorsqu’une entreprise se fait aider, par exemple dans un processus de décarbonation, et qu’elle s’arrête au milieu du gué, que peut faire l’Etat ? », interroge, lors d’une audition, la sénatrice Anne-Sophie Romagny (Marne, Union centriste). « Il serait intéressant de disposer de statistiques sur le taux de récupération des aides indues », suggère la professeure Anémone Cartier-Bresson, spécialiste en droit public des affaires. Charles Amyot, PDG d’ExxonMobil France, plaide le droit à l’échec : « Il faut expliquer à nos concitoyens que cela fait partie du processus. Dans l’industrie, il arrive que nous investissions dans une technologie ou un marché qui ne se concrétise pas. »
En 2017, Michelin avait indiqué que les 4,3 millions d’euros perçus au titre du CICE serviraient à l’achat de huit machines pour son site de La Roche-sur-Yon. Avant d’annoncer sa fermeture en 2019. « Deux de ces machines ont été montées, puis démontées ; six autres sont restées dans les cartons et sont parties dans des usines en Espagne, en Roumanie et ailleurs… », s’indigne Fabien Gay. « Les fermetures de sites ne sont pas décidées longtemps à l’avance », argumente le PDG de Michelin, Florent Menegaux. Qui finit par lâcher : « Si le CICE n’a pas servi pour les machines restées en France, ce ne serait pas anormal qu’on les rembourse. » C’était déjà la promesse qu’avait faite son prédécesseur devant « le tollé » suscité à l’époque, lui rappelle le sénateur Thierry Cozic (Sarthe, Parti socialiste), et « il s’était finalement rétracté ».
« On ne peut pas parler d’aides si on ne parle pas de compétitivité »
Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi portait-il mal son nom ? Devant son concepteur, l’ancien haut fonctionnaire Louis Gallois, Fabien Gay rappelle « l’engagement formulé par [le président du Medef] Pierre Gattaz de créer 1 million d’emplois » lors de sa création, en 2013. Or, selon France Stratégie, son effet total « reste estimé à 100 000 emplois environ, ce qui est faible, rapporté à son coût – de l’ordre de 18 milliards d’euros en 2016 ». M. Gallois le corrige : « France Stratégie a examiné les résultats du CICE sous le seul angle de l’emploi. Or, j’ai proposé ce dispositif sous le seul angle de la compétitivité ! »
Patrice Caine, de Thales, résume le sentiment dominant chez les PDG : « On ne peut pas parler d’aides si on ne parle pas de compétitivité. » Une notion qui rime pour eux avec baisse du « coût » du travail en France. Cela vaut pour les chercheurs, avec le CIR. Cela vaut pour les emplois peu qualifiés, grâce au CICE (devenu un allègement de cotisations en 2019), venu compléter les exonérations de cotisations sur les bas salaires en place depuis les années 1990. Un coût de 75 milliards d’euros pour l’Etat en 2023.
Pour les entrepreneurs qui jugent trop lourd le poids des prélèvements obligatoires en France, les aides publiques participent ainsi au rééquilibrage de la balance. « LVMH est peut-être le groupe le plus patriote du CAC40 », s’est vanté son PDG, Bernard Arnaud. Le groupe a perçu 275 millions d’euros d’aides publiques en 2023, montant que, d’après sa directrice des finances, Cécile Cabanis, il « convient de rapporter à une contribution fiscale de 3,8 milliards d’euros et un montant d’investissement en France de 3,9 milliards ».
Le patron de Vinci, Xavier Huillard, est, lui, venu avec sa batterie de chiffres pour montrer que les aides publiques sont « loin de compenser les écarts de charges sociales employeur avec les pays voisins ». Il affirme avoir payé 2,2 milliards d’euros d’impôts en France en 2023 (impôts sur les bénéfices, impôts de production et taxes diverses) pour un bénéfice net du groupe dans l’Hexagone de 2,5 milliards d’euros cette année-là. Pour 2025, le montant des impôts acquittés par Vinci en France devrait approcher les 3 milliards d’euros : « Cette année, donc, nos impôts vont probablement dépasser notre résultat net ; je le dis sans esprit de polémique, mais c’est une situation unique par rapport à l’ensemble des grands pays où nous sommes présents : c’est un fait. »
Chercheur au Clersé, Laurent Cordonnier relativise : « En matière de coût salarial moyen par unité de produit, si l’on retient une période allant de 1996 à aujourd’hui, nous sommes à peu près au même niveau que l’Allemagne en début et en fin de période. » Selon lui, « l’écart des coûts salariaux ne peut donc pas expliquer l’évolution du commerce extérieur de la France (…) passé d’excédentaire à nettement déficitaire. Si les aides n’ont pas permis de rétablir la compétitivité de l’économie française et de réindustrialiser sensiblement notre pays, à quoi ont-elles servi ? »
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