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Comment j’ai dégommé Malik au babyfoot pendant mon séjour en HP

Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l’hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m’avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m’envoyer à l’hôpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. 

« Faut juste que j’arrive à dormir, faut juste que j’arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.

Lorsqu’on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c’est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu’une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi… Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprécier la vie. »

Dîners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiène et dort dans les fauteuils. Il n’a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n’avais besoin que d’un regard réconfortant, quelqu’un qui me voit à travers la folie.

« Hey, t’as pas une clope ? » 

« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c’est ce que j’étais en arrivant à l’hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d’être plus longtemps enfermée entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sûrement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre généalogique ! »

Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d’aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c’est mon ami, tantôt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l’hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hôpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d’un blanc d’hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s’assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j’irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j’étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer. 

Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j’ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d’ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s’installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m’énerver. C’est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussé à bout, je détestais qu’on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la première partie.

La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m’étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« – Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il délire. C’est « eux » qui l’ont violé et agressé dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n’arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu’elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisée et mon discours était si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »

Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l’adversité et patient·e face au temps. 

Après dix jours qui m’ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’être enfermée m’avait coupé l’appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l’hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C’est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.

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Comment j’ai dégommé Malik au babyfoot pendant mon séjour en HP

Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l’hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m’avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m’envoyer à l’hôpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. 

« Faut juste que j’arrive à dormir, faut juste que j’arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.

Lorsqu’on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c’est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu’une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi… Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprécier la vie. »

Dîners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiène et dort dans les fauteuils. Il n’a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n’avais besoin que d’un regard réconfortant, quelqu’un qui me voit à travers la folie.

« Hey, t’as pas une clope ? » 

« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c’est ce que j’étais en arrivant à l’hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d’être plus longtemps enfermée entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sûrement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre généalogique ! »

Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d’aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c’est mon ami, tantôt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l’hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hôpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d’un blanc d’hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s’assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j’irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j’étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer. 

Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j’ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d’ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s’installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m’énerver. C’est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussé à bout, je détestais qu’on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la première partie.

La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m’étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« – Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il délire. C’est « eux » qui l’ont violé et agressé dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n’arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu’elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisée et mon discours était si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »

Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l’adversité et patient·e face au temps. 

Après dix jours qui m’ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’être enfermée m’avait coupé l’appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l’hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C’est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.

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