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Exclusif – A Neuchâtel, la Banque cantonale fait faux bond à l’écosystème crypto - Le Temps

le 24 janvier 2024

La BCN fait faux bond au monde crypto

GRÉGOIRE BARBEY

TECHNOLOGIE La Banque cantonale neuchâteloise se rétracte dans son soutien aux acteurs locaux, malgré une expérience de près d'une décennie. Un changement qui pourrait compromettre la position du canton, jusqu'ici pionnier dans le domaine

C'est un véritable séisme qui secoue l'écosystème crypto à Neuchâtel. La Banque cantonale (BCN) a demandé à certains de ses clients actifs dans ce domaine de mettre un terme aux opérations de négoce en cryptoactifs qui transitent à travers elle d'ici au mois de juin. Le directeur de l'institution, Pierre-Alain Leuenberger, a confirmé l'information au Temps. Des acteurs de premier plan comme l'intermédiaire financier Bity estiment qu'en l'absence d'alternative, leur avenir pourrait être compromis.

Rappelons le contexte. Neuchâtel fait figure de canton pionnier dans le domaine des cryptomonnaies et de la blockchain depuis près de dix ans. Tout a commencé en 2013. Gian Bochsler, un investisseur neuchâtelois spécialisé dans l'immobilier, nourrissait alors l'ambition de créer des startups dans le domaine de la blockchain, une technologie qui l'a immédiatement convaincu par son potentiel disruptif. Il s'associe alors à Alexis Roussel, président du Parti pirate suisse, dont l'intérêt pour Bitcoin est notoire.

Un canton accueillant et à l'écoute

Neuchâtelois d'origine, Gian Bochsler s'est naturellement tourné vers son canton pour y lancer cette première incursion dans le secteur des cryptomonnaies, qui n'en était qu'à ses balbutiements. L'homme d'affaires cofonde avec Alexis Roussel une entreprise spécialisée dans l'achat et la vente de bitcoins, intitulée Bity. Alexis Roussel, aujourd'hui président du conseil d'administration de Bity, se souvient: « Dès le départ, les autorités et les acteurs locaux se sont montrés très à l'écoute, ce qui a facilité les choses. »

Les premières expériences bancaires de Bity s'avèrent compliquées. L'entreprise est à la recherche d'une banque fiable. Grâce au volontarisme du canton et au soutien du cabinet d'avocats LE/AX, une relation se crée avec la BCN, qui accepte finalement d'accueillir Bity à la fin de l'année 2014, après lui avoir d'abord opposé une fin de non-recevoir. Par la suite, un guide de bonne pratique est créé pour permettre à d'autres entreprises de se développer dans les cryptomonnaies et la blockchain.

Cette approche collaborative a permis de tisser des relations de confiance et de créer un pôle de compétences dans un secteur jouissant d'une réputation sulfureuse. Très vite, le canton de Neuchâtel devient en Suisse romande une terre d'accueil pour ces nouvelles activités entrepreneuriales. Aujourd'hui, le Service de l'économie de l'Etat de Neuchâtel dénombre quelque 70 entreprises, selon son directeur, Matthieu Aubert, contacté par Le Temps.

Un rôle clé

Dans cet écosystème, le rôle de la BCN est clé. Yves Honoré, qui dirige Bity, l'explique au Temps: « Lorsqu'une entreprise du secteur ne possède pas de compte bancaire traditionnel, elle peut faire appel à nos services pour convertir ses cryptomonnaies en francs suisses. Cela lui permet, par exemple, de régler ses salaires, payer des factures ou s'acquitter de ses impôts ».

Or, c'est justement ce négoce en cryptomonnaies dont la BCN ne veut plus. Pierre-Alain Leuenberger s'en explique: « Nous avons porté un grand intérêt à la blockchain depuis 2017, une technologie alors balbutiante mais prometteuse. Les pratiques sont appelées à évoluer fréquemment. Aujourd'hui, les contraintes en termes de ressources et de moyens financiers sont trop importantes pour nous permettre de continuer dans l'accompagnement de certains modèles. »

Un pas en arrière?

En cause? La nécessité de vérifier la provenance des fonds, même lorsque ceux-ci ont été préalablement contrôlés par un intermédiaire financier comme Bity. « De tels opérateurs sont effectivement régulés et audités, et ont des obligations similaires à celles des banques en matière de lutte contre le blanchiment d'argent », indique le directeur de la BCN. Jusqu'ici, la banque s'appuyait en grande partie sur le travail effectué en amont par ces intermédiaires. « Mais depuis, notre pratique a évolué », ajoute-t-il.

Pierre-Alain Leuenberger précise: « Nous effectuons régulièrement des analyses de risques, dans tous les domaines dans lesquels nous sommes actifs. En l'occurrence, nous sommes arrivés ici à la conclusion que nos moyens n'étaient pas suffisants pour assurer dans la durée le surcroît de travail exigé par la pratique. »

En effet, la vérification de la provenance des fonds nécessite des compétences spécifiques. Alexandre Poltorak, cofondateur de Hodling, une société neuchâteloise qui propose notamment des formations dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d'argent appliquée aux cryptomonnaies, le confirme. « C'est une activité complexe, et nous avions d'ailleurs proposé nos services à la BCN », déclare l'entrepreneur. La BCN fait donc un pas en arrière en matière de cryptomonnaies et de blockchain? « Si l'on considère le négoce, on peut le voir ainsi, déclare Pierre-Alain Leuenberger. Nos processus sont en constante évolution, ce n'est pas la première fois que notre banque change son approche dans un domaine. Pour les cryptoactifs, le cadre réglementaire est devenu plus clair. C'est une bonne nouvelle pour les activités qui cochent les cases, mais c'en est une mauvaise pour les entreprises qui ne remplissent pas les conditions. »

Des conséquences en cascade

Faut-il y voir une pression de l'autorité de surveillance des marchés financiers, la Finma? « Absolument pas, rétorque le directeur de la BCN. Il y a, d'un côté, la réglementation et de l'autre, la pratique. Cette dernière va parfois encore plus loin. C'est le cas ici. »

Ce changement de paradigme au sein de la BCN n'est pas sans conséquence pour l'écosystème neuchâtelois. Yves Honoré veut croire qu'une solution intermédiaire est encore possible. « Nous sommes en discussion avec la banque pour définir les activités qui pourraient subsister », détaille le directeur de Bity. Il souligne l'importance de trouver un partenaire bancaire pour assurer la pérennité de l'entreprise. « Sans cette collaboration, notre avenir serait compromis », admet-il.

Un tel scénario pourrait provoquer des conséquences en cascade. Beaucoup d'entreprises dépendent de Bity pour convertir des cryptomonnaies en francs, que ça soit pour payer des salaires, des prestataires ou simplement la location des bureaux. Elles ont d'ailleurs reçu un courrier de la BCN leur indiquant ce changement de pratique, et des entretiens avec des représentants de la banque ont déjà eu lieu ou sont programmés à brève échéance pour préciser le contour de ces évolutions.

Des incertitudes

Des questions subsistent notamment sur les levées de fonds. Dans ce secteur, il est courant de se financer en vendant les jetons associés aux projets. Certaines entreprises ont pu lever des sommes importantes par ce biais, et n'ont pas nécessairement encore effectué la conversion en francs ou en dollars. Selon les informations du Temps, la BCN s'est engagée auprès de plusieurs acteurs à respecter les accords de principe qui avaient déjà été donnés pour de précédentes levées de fonds qui n'ont pas encore été converties.

« Maintenant nous devons savoir si de futures levées de fonds sont encore possibles, et sous quelles conditions, observe Alexis Roussel. En principe, la pratique de la Finma autorise des campagnes de financement intégralement réalisées en cryptomonnaies, mais dans les faits en Suisse, la présence d'une banque qui reçoit au moins une partie des fonds est cruciale dans l'implantation des projets. Si la BCN ne veut plus jouer ce rôle, les entreprises iront s'installer dans des cantons dans lesquels ces conditions sont réunies. »

Le canton maintient son soutien

Pour l'heure, Pierre-Alain Leuenberger ne veut pas se prononcer sur d'éventuelles exceptions. « Nous n'avons pas une approche restrictive par principe et nous sommes prêts à étudier chaque situation. A ce stade, je peux seulement confirmer que le négoce de cryptomonnaies ne peut plus continuer à évoluer dans les conditions qui avaient cours jusqu'ici. »

L'incertitude qui pèse aujourd'hui sur l'écosystème neuchâtelois pourrait bien ralentir sa croissance. Plusieurs entreprises n'excluent pas une délocalisation si nécessaire. De son côté, le Service de l'économie de l'Etat de Neuchâtel réaffirme sa volonté d'accompagner le secteur de la blockchain. « Le réseau de confiance développé par le canton a permis de ne pas avoir de mauvaises surprises en près de dix ans », analyse Matthieu Aubert. L'objectif des autorités est d'assurer que les conditions-cadres restent propices à l'installation de nouvelles entreprises. Une ambition qui, pour l'heure, s'avère optimiste.

« Aujourd'hui, les contraintes en termes de ressources et de moyens financiers sont trop importantes pour nous permettre de continuer »

PIERRE-ALAIN LEUENBERGER, DIRECTEUR DE LA BANQUE CANTONALE NEUCHÂTELOISE

« Le réseau de confiance développé par le canton a permis de ne pas avoir de mauvaises surprises en près de dix ans »

MATTHIEU AUBERT, DIRECTEUR DU SERVICE DE L'ÉCONOMIE DE L'ÉTAT DE NEUCHÂTEL

« Maintenant nous devons savoir si de futures levées de fonds sont encore possibles, et sous quelles conditions »

ALEXIS ROUSSEL, COFONDATEUR DE BITY


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