Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.
En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes.
Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin.
VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ? Benjamin Peltier : Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidarité qui s’organise. Ça peut être à l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c’est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a créé la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d’invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire.
Et ces accords n’ont pas suivi ? Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était.
Dans un premier temps, L’Ilot a pu être protégé par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d’assos pour la récupération d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs.
Vous avez perdu beaucoup d’accords ? Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour à l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.
Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ? Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur.
Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos. L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l’amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables.
Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d’aider les assos, c’est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu’elles recevaient des produits périmés.
Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ? En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n’est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l’élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d’accès à de la nourriture tout en ayant l’éducation numérique, c’est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche.
Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ? La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.
Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ? Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu’un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l’égard des personnes précaires depuis quelques années.
En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ? La France est une des pionnières en Europe de l’encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes.
Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ? On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d’argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s’aggraver.
Depuis le 31 décembre 2023, le journaliste palestinien a entamé une grève de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide médicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires à l’encontre d’Israël seront adoptées. L’arrêt du génocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrêt du transit de matériel militaire par la Belgique, l’accès à l’aide humanitaire et médicale à Gaza ou encore le recours à la Cour Pénale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications.
De manière générale, c’est l’absence de réactions politiques qui a plongé Omar dans cette initiative. Né à Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, où il a obtenu le droit d’asile – mais les limites de l’activisme écrit étant ce qu’elles sont, cette grève de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un écran des morts à des milliers de kilomètres ne provoque peut-être pas de réactions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dépérir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »
Quelques médias ont relayé son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient régulièrement les dernières nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-même envoyé un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposé de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grève de la faim.
Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complémentaires apportées par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien à Omar.
Jeudi 18 janvier
Je n’arrive pas à dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est détraqué. C’est impossible de continuer à vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es à la mort et au silence. Tous les jours sont rythmés par une violence inimaginable. Quelle cruauté n’a pas encore été commise ? Et on se dit « bonne année », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se réjouir ?
Le déchaînement militaire est intense : les bombes sur les hôpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une église, les bombardements à Noël, au Nouvel An… Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils détruisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mémoire, nos traditions, nos oliviers centenaires… C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ôtées, tant de vies ôtées.
Tout est soumis à la brutalité, au massacre, au génocide : le phosphore blanc, l’arrêt forcé des soins intensifs néonataux, les gens laissés là sans nourriture pendant que des camions chargés de dons alimentaires sont bloqués, internet coupé pour que le monde ne puisse pas voir les atrocités qu’ils commettent, les sources d’eau bétonnées, les enfants emprisonnées sans procès pour avoir jeté des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geôles… Ils font des vidéos dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les décombres pendant qu’on essaie de les sauver en déblayant avec des tongs. Y’a pas un instant de répit.
La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au réel, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.
Vendredi 19 janvier
Très tôt le matin, je suis allé à Louise, où se tenait un procès. Des familles originaires de Gaza ont attaqué l’État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrêter la guerre, ouvrir les frontières à l’aide humanitaire et assurer la sécurité des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allé leur montrer mon soutien en personne.
Je me suis précipité du tribunal à mon local de l’ULB, où je devais faire une interview avec une personne à Londres, toujours dans la matinée. J’ai marché dans la neige, en poussant mon corps au-delà de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencé la grève de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrêter pour respirer et laisser la douleur s’atténuer. Mais mon corps est devenu mon outil de résistance et rien n’est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine.
L’interview s’est bien passée. On a fait une vidéo où j’expliquais encore la même chose – j’explique toujours la même chose, avec des mots différents. Je veux que les gens comprennent.
Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prêté – le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation à l’ULB. C’était sympa d’avoir un animal avec moi. L’université veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c’est « à cause des examens » mais je suis loin [des bâtiments principaux du campus] et je ne dérange personne. J’ai demandé à des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.
Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif à Arts-Loi contre les violences en centre fermé m’ont invité à les rejoindre cet après-midi. En même temps, il y a aussi eu un événement au MedexMusem à Ixelles, où se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une récolte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.
À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimé mon action sur des tracts et l’ont distribué aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle à ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thé et du café pour les manifestant·es. Je ne me suis pas éternisé, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliqué de rester debout pendant plusieurs minutes.
Samedi 20 janvier
Un entretien en live sur Instagram était prévu dans l’après-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grève de la faim.
À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continué mes activités de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles à propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte à travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le même pouvoir colonial. Tout le monde doit être libre.
Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grève de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncé qu’il arrêtait. Il était en direct de la marche pour la Palestine à Genève.
Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dérange pas. Après le live, le collectif Artists4Palestine m’a donné la parole. J’ai parlé de ma grève de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le génocide en cours. La soirée entière était dédiée au soutien à la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.
Je suis revenu en tram à l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le téléphone qui me donne l’impression d’être vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les réseaux sociaux. Les vigiles de l’ULB à la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermé. J’ai pris contact avec des médecins bénévoles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou Médecins Sans Frontières refusent de m’aider – pour prévoir un rendez-vous demain histoire de faire un contrôle. J’ai aussi accroché deux drapeaux palestiniens à ma fenêtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastèque, comme ça les gens sauront où je me trouve.
Dimanche 21 janvier
Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.
Je sais que c’est encore tôt pour avoir des problèmes médicaux sérieux, mais j’ai fait un contrôle de routine, juste histoire de vérifier ma température, l’état du sang et du cœur. Le médecin a dit que tout était « OK ».
À la manifestation [une grande marche s’est tenue à Bruxelles ce jour-là, NDLR], j’ai senti à quel point mon état de fatigue était lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. Malgré la météo, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marché dans le monde entier et qui continueront à marcher jusqu’à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimés qui se battront pour les autres peuples opprimés.
Il faisait froid à la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J’ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J’ai aussi trouvé quelques personnes qui me soutiennent et qui m’ont aidé à tenir ma banderole. Les manifestant·es s’arrêtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel à l’action étaient écrits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J’ai essayé de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l’autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissé faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand même utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j’ai été expulsé de la Chambre lors de la journée de commémoration des génocides le 8 décembre. Ils ne m’ont pas non plus laissé parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelé la police pour m’arrêter. Michel De Maegd [membre du MR et député fédéral, NDLR] s’en est non seulement pris à moi le jour même, mais il a aussi continué sur X, où il a menti en ajoutant des éléments qui ne se sont pas produits.
On m’a ramené à l’ULB après la manif. Je continue ma lutte et ma grève de la faim.
Lundi 22 janvier
J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmenté en plusieurs siestes tout au long de la journée.
J’ai fait un live sur Tiktok – c’est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.
Chaque jour, je parle avec d’autres personnes qui participent au mouvement international de grève de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discuté des prochaines étapes et on a aussi pris contact avec une Indonésienne qui a entamé une grève de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.
J’ai quand même trouvé assez de force pour me rendre à l’ambassade de l’Afrique du Sud à Trône, pour les remercier symboliquement. On a apporté nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidarité et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on était ensemble dans ce combat. On était heureux de brandir le drapeau sud-africain à côté du nôtre. C’était un moment de joie et de solidarité.
Mardi 23 janvier
Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problèmes de l’administration universitaire et aux services de sécurité. Ma revendication politique n’est peut-être pas assez claire pour eux…
Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article.
C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les réseaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza à tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l’armée israélienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, porté disparu. Il aurait été capturé par l’armée israélienne, mais l’information n’a pas été confirmée, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont été tué·es en si peu de temps.
Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaît en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchées, NDLR], les gens ont commencé à manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent à manger des morceaux de cadavres dans la rue. C’est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.
Mercredi 24 janvier
Je bois plus ou moins deux litres d’eau salée par jour.
Je suis resté quasiment toute la journée dans mon local. Dans l’après-midi, la députée européenne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposé de nous aider à obtenir plus de visibilité médiatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m’aider [avec d’autres eurodéputé·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] à prendre la parole au Parlement européen la semaine prochaine, le 30.
Concernant l’ULB et les gardes de sécurité, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je négocie avec eux. Ils me refusent des visites, vérifient les cartes d’identité des personnes qui viennent… Certains d’entre eux me compliquent la vie.
J’essaie de me tenir prêt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa décision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour dénoncer le génocide. J’aurais voulu aller à La Haye [où siège le CIJ] mais j’étais tellement fatigué que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grévistes de la faim aux Pays-Bas.
Jeudi 25 janvier
Aujourd’hui c’était une journée un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait très mal.
J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passée ce matin et m’a laissé prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.
Même si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes à la porte, j’ai toujours cette impression d’être en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vêtements pour les réfugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J’y suis allé avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontré des gens de différentes communautés.
Je continue de contacter des gens sur les réseaux. Certains répondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernés par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmenté de 300% à Gaza à cause des bombardements israéliens ou de la pénurie de serviettes hygiéniques pour les femmes qui ont leurs règles ? Ils ne se soucient pas d’elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hôpitaux à Gaza, tous ont été bombardés [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opérationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violé.
Vendredi 26 janvier
Ce matin, j’avais besoin de me vider la tête. Je suis resté dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon téléphone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocités.
Mon événement concernant la grève de la faim – organisé avec le Réseau ADES – s’est joint au rassemblement à la Bourse. Mais la décision de la CIJ est tombée et elle s’avère décevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette déception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espérait au moins un cessez-le-feu. Israël n’arrêtera donc pas de nous tuer.
C’était malgré tout une soirée très forte en émotions : on a montré des vidéos de grévistes de la faim issu·es du monde entier et on a chanté notre hymne national. C’était assez émouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis très faible et fatigué, et que c’est épuisant émotionnellement de se répéter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour défendre les intérêts de mon peuple. C’était important de montrer qu’il y a beaucoup de gens dans le monde qui mènent une grève de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisé un projecteur pour les afficher et on a relayé leur voix à travers le micro ; ça a souligné l’aspect mondial de l’action collective.
Ça fait presque 30 jours que j’ai commencé ma grève de la faim ; je peux tenir en au moins 40 – même si je commence à avoir du mal à marcher. Ou jusqu’à un cessez-le-feu permanent.
Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versés à l’UNRWA, ce qui montre une complicité et un soutien à la poursuite du nettoyage ethnique par Israël ainsi qu’à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des êtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise délibérément à nous affamer et à nous condamner à mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.
Samedi 27 janvier
C’est dur, j’ai froid. Mon téléphone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boîte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J’utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans différentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes à l’étranger qui sont aussi en grève de la faim, je reste informé des actions en Belgique et à l’international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des âmes qu’on ne pourra jamais récupérer.
Dimanche 28 janvier
Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l’attention des gens sur le massacre des civil·es et le génocide à Gaza. Je pense à ma famille en Palestine, à chaque fois que je pense à eux je pense directement à toutes les autres familles là-bas. Je pense aussi à ces médias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prêter attention à cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit là notre seconde Nakba.
Je vais bien. L’insomnie était là, encore une fois. Je suis resté éveillé, à regarder toutes ces images, à chercher encore et toujours à entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libération de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrêter.
Ma grève de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s’écoulent, même si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volonté, je veux que la Palestine soit libre, et la volonté et le dévouement c’est ce dont on a besoin pour réussir notre combat. Il faut pousser les gens à prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libération. On ne peut pas normaliser la violence, on doit être humains, uni·es et mettre fin à l’apartheid.
On doit aussi lutter pour le Soudan, le Yémen, le Congo, les Ouïghour·es, les peuples aborigènes, les peuples indigènes, le Tigré, Hawaï et tous les peuples opprimés en quête de libération. J’ai besoin que tout le monde continue à parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez à manifester, à participer aux actions, à envoyer des e-mails aux politiques, à en parler, à vous organiser, à marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu’à ce qu’on soit libres. Free Palestine !
Des poules se promènent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourée de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa résonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirée de fin d’année du 29 décembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit à petit, vêtu·es de hauts léopard, bottes à plateforme ou mini-shorts déchirés. Il fait 30 degrés et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animées.
Ce soir au Hangar – et c’est commun à Porto Rico – les célébrités se mélangent aux étudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant échancré, ne rate jamais leurs évènements. « Ici, y’a les meilleures soirées reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. »
Vers 1 heure du matin, après un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king Simón, Mano Santa, DJ emblématique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement après les premières notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaînent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego Calderón. En laissant son corps marginalisé bouger librement, en se réappropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identité culturelle face à l’impérialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique.
Party, Bombazo et Mercado
Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs référence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar », « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fête »). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirée. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expériences queer et plus globalement de la queerness en termes de représentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. »
Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonné sans eau ni électricité qu’elle rénove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagé par l’ouragan Maria, quelques mois à peine après avoir été placé en faillite, faisant près de 3 000 morts et décimant la quasi-totalité de son système d’alimentation en électricité. Face à une réaction des États-Unis jugée trop lente et méprisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marqué les esprits), une vague d’entraide et de solidarité naît sur l’île. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchées par la catastrophe.
« C’est là que différentes communautés comme le Hangar se sont organisées tout autour de l’île : ça nous a radicalisé·es », raconte Marielle De León, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragédie et de tout ce désastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communauté. » Pour la militante, cette crise a révélé les limites du modèle politique actuel, qui relègue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dépendant·es des aides et des décisions des États-Unis. « Beaucoup d’entre nous ont dû compter sur nos voisins et voisines pendant cette période, remet Marielle. Dans ces cas-là on doit apprendre à se gérer entre nous et ne pas dépendre du gouvernement. »
De fil en aiguille, sur base d’une petite communauté d’entraide qui prend forme, Carla commence à organiser ses premiers évènements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pédagogique. « On voulait créer un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencé à organiser des soirées mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fête », précise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activités principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marché artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical créé par les esclaves africains à Porto Rico au XVIIème siècle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirées stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guérison menstruelle ou encore des cours d’éducation complète à la sexualité.
« La base de toutes nos activités c’est d’essayer d’offrir un espace safe à la communauté queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisées et immigrantes », résume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une réputation d’île safe pour les communautés LGBTQIA+ au sein des Caraïbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste réalité pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont été assassinées, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formé au cours de ces dernières décennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou même Bad Bunny œuvrent pour apporter de la visibilité aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan à offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sécurité ni dans les clubs hétéros ni dans les boîtes de nuit gays classiques.
« L’idée du Hangar, c’est plus de créer des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte précaire de notre île que d’être un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’être les clubs gays », explique Regner Ramos, chercheur spécialisé en espaces queer et professeur à l’Université de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays à Porto Rico reproduisent l’esthétique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas à ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a été créé par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribéen » dans sa façon de s’adapter au contexte de la région, de porter fièrement les couleurs du pays et de célébrer les échanges interculturels, notamment indigènes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire.
Détruire le mythe
Pour le Hangar, se réapproprier son identité caribéenne et l’honorer fait partie d’une démarche de résistance anti-impérialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les années 1950, l’île a le statut singulier d’« État libre associé » qui confère aux Portoricain·es la citoyenneté américaine sans leur accorder tout à fait les mêmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activités organisées et des thèmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indépendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51ème état.
« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de décolonisation, affirme Carla. Beaucoup des problèmes auxquels on est confronté sont le résultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se réapproprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico différent. »
Pour Regner Ramos, le futur de l’île se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, où la jeune génération peut faire des rencontres et assister à des évènements qui lui permettent de faire évoluer sa réflexion politique. « Je pense que grâce à des initiatives comme El Hangar et à d’autres projets communautaires, qui nous aident à réfléchir de façon décoloniale et à imaginer d’autres façons de faire société, on finira par comprendre que l’idée selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, développe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancées en termes de droits humains, d’égalité, de diversité, de protection de notre territoire seront menées par les femmes, les personnes racisées et les personnes queer, qui se réunissent dans des lieux comme El Hangar. »
Ces dernières années, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la région de San Juan, à l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermé aussitôt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un défi. « À Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus là, explique Regner Ramos. On est en récession depuis une décennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces à cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les Américain·es à venir investir ici, mais qui ne protègent pas les locaux en termes de logement, de création culturelle, de développement communautaire. »
Depuis quelques années, les grandes villes et les zones touristiques de l’île connaissent effectivement un phénomène inquiétant de gentrification. En 2022, la moitié des logements disponibles à San Juan étaient des locations Airbnb [selon une étude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables où on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvé l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a mené à la démission du gouverneur de l’époque Ricardo Rosselló – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux dernières années, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austérité, la faillite et la réponse fédérale des États-Unis à l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience générale, explique Marielle De León. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. » Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « À Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens à l’intérieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent à cœur. »
Tous les chemins mènent au Hangar
En six ans, El Hangar a eu le temps de se créer une solide réputation, gagnant une notoriété qui a fini par dépasser le cadre de la communauté queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changé, que c’est devenu mainstream, ils commencent à s’en détacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inévitable qu’il finisse par y avoir quelques avis négatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »
Aujourd’hui, à mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communauté est très protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme à la maison, je sais que je peux venir à n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »
Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrée, les groupes se mélangent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mêlée alcoolisée surgit l’acteur Ismael Cruz Córdova, qui tient à partager son amour pour son île : « La vérité, c’est que Porto Rico c’est un phénomène, c’est un trésor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le désert du Sahara et à la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de révoltes, de défense de notre identité. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, créatifs, résilient et ingénieux qui existe. »
Le comédien, qui joue actuellement dans la série du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit où tous mes potes vont et où je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mènent au Hangar. »
Au sein d’un fournil improvisé dans la cuisine du bar, Yann* façonne les morceaux de pâte à pain taillés par Marion, et qu’Andrea* avait préalablement mis à reposer. Les trente morceaux découpés rempliront autant de moules rectangulaires en tôle huilés. « Inutile de grigner la pâte [entailler pour faciliter la cuisson, NDLR] », lance Yann, désormais attelé à surveiller la température du four, alimenté par du bois de récupération. Installé dans la cour du Channel à Calais, un lieu artistique – entre théâtre, libraire, restaurant – situé dans les anciens abattoirs de la ville, le four mettra plus de trois heures à atteindre les 240°C espérés.
Ce mardi de janvier, la petite équipe produira 60 kilos de pain. La fournée sera récupérée par le Secours catholique et distribuée le lendemain aux migrant·es de Calais. « On s’est engagé·es à leur fournir du pain trois fois par semaine. En échange, l’association finance une partie du projet », développe Yann, à l’origine de cette initiative solidaire à Calais. Ce trentenaire qui porte une petite queue de cheval fait partie de l’Internationale boulangère mobilisée (IBM), un collectif informel de boulanger·es militant·es créé en février 2018, au lendemain de l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement français – les créateurs de l’initiative avaient pris part à la ZAD. Le but ? Constituer un réseau de boulanger·es mobiles pour coordonner des actions de solidarité. Depuis, au gré des envies de chacun·e, ses membres rejoignent des mobilisations sociales pour lesquelles ils produisent du pain, aidé·es par les fours mobiles de certain·es, construits selon les plans de l’Atelier Paysan, une coopérative d’auto-construction.
Dans le fournil calaisien, Andrea, Yann et Marion travaillent la pâte grâce aux dons des membres du réseau : farine, ustensiles, moules, etc. Le trio le fera pendant quelques semaines avant de passer le relai à d’autres. Le premier, « militant à plein temps », est un membre rennais, co-fondateur du réseau IBM, et possède son propre four mobile, Pâte à Tract. Le deuxième est un ingénieur de formation qui vit désormais au RSA, comme Andrea. Désormais « nomade », une première carrière étudiante et professionnelle l’avait conduit à travailler à La Défense en costard-cravate. « J’ai arrêté de croire qu’il était possible de changer les choses de l’intérieur », explique-t-il. Enfin, l’Iséroise Marion, 21 ans, à la différence des deux autres, souhaite passer son CAP Boulanger « en candidat libre » après plusieurs stages dans le secteur. D’ailleurs, chaque année, le réseau organise des formations autogérées pour celles et ceux qui, comme elle, souhaitent obtenir un diplôme officiel, obligatoire pour lancer sa structure.
Tous les trois diffusent un savoir-faire artisanal et politique. Car si cet aliment du quotidien attire la sympathie des Français·es, ses conditions de production restent largement méconnues. Pourtant, au sein même de boulangeries dites « artisanales », elles échappent rarement à une logique industrielle basée sur l’achat de machines coûteuses remboursées au prix d’une course à la rentabilité. À Calais, seuls les bras travaillent le levain. Ce mélange de farine et d’eau qui a fermenté permet de s’affranchir de la levure pour faire lever la pâte. Plus digeste, il permet de produire un pain plus nourrissant qui se conserve mieux.
La production plaît beaucoup aux spectateurs et spectatrices du Channel à qui l’initiative propose, un jour dans la semaine, une vente à prix libre – en moyenne, un pain comme le leur se vend 6 euros le kilo. En revanche, lors des distributions dans les camps de migrant·es, leurs fournées n’ont pas toujours été choisies. « Les exilé·es n’aiment pas notre pain, reconnaissent Andrea et Yann. Au départ, les bénévoles du Secours catholique nous le cachaient pour ne pas nous vexer. »
Les deux hommes se souviennent en rigolant de la phrase d’un réfugié afghan, repoussé par l’aspect compact de leur production : « Avec votre pain, on construit des maisons chez nous. » Leur recette subit aussi la concurrence des baguettes, récupérées dans les supermarchés environnants et distribuées par les nombreuses associations de solidarité. Alors les boulanger·es se sont adapté·es, avec succès, en créant une sorte de pain de mie brioché avec du sucre, de l’huile et du lait, désormais consommée.
Au fil de leurs fournées et de leurs rencontres, l’équipe a tenté de partager son savoir-faire avec les réfugié·es, mais seulement deux d’entre eux sont venus au fournil depuis début janvier. « Ça marche plus ou moins bien car leur objectif est de traverser la Manche avant tout. C’est difficile de nouer des relations privilégiées », regrette Yann. Bénévole pour l’association Utopia 56 à Calais pendant quelques mois, il souhaitait monter un programme d’entraide qui ne répète pas les rapports « professionnels » entre les bénévoles et les exilé·es. « Le but de l’initiative est de produire du pain, certes, mais aussi de s’intéresser à ce qu’il se passe à la frontière », rappelle le militant, qui assiste parfois aux audiences publiques du Centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles, à quelques kilomètres de là.
Étalée de novembre à février, la présence de l’IBM à Calais est l’une des actions les plus importantes du mouvement, avec celle qui avait été menée lors du week-end de manifestations contre la méga-bassine de Sainte-Soline en mars dernier : une tonne de pain et 25 000 parts de gâteaux avaient été produits.
Le 10 février 2024, l’IBM organise sa réunion annuelle à Paris, au Shakirail.
*Les prénoms ont été modifiés pour protéger leur identité.
Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.
En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes.
Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin.
VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ? Benjamin Peltier : Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidarité qui s’organise. Ça peut être à l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c’est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a créé la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d’invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire.
Et ces accords n’ont pas suivi ? Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était.
Dans un premier temps, L’Ilot a pu être protégé par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d’assos pour la récupération d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs.
Vous avez perdu beaucoup d’accords ? Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour à l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.
Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ? Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur.
Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos. L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l’amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables.
Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d’aider les assos, c’est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu’elles recevaient des produits périmés.
Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ? En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n’est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l’élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d’accès à de la nourriture tout en ayant l’éducation numérique, c’est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche.
Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ? La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.
Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ? Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu’un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l’égard des personnes précaires depuis quelques années.
En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ? La France est une des pionnières en Europe de l’encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes.
Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ? On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d’argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s’aggraver.
Depuis le 31 décembre 2023, le journaliste palestinien a entamé une grève de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide médicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires à l’encontre d’Israël seront adoptées. L’arrêt du génocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrêt du transit de matériel militaire par la Belgique, l’accès à l’aide humanitaire et médicale à Gaza ou encore le recours à la Cour Pénale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications.
De manière générale, c’est l’absence de réactions politiques qui a plongé Omar dans cette initiative. Né à Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, où il a obtenu le droit d’asile – mais les limites de l’activisme écrit étant ce qu’elles sont, cette grève de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un écran des morts à des milliers de kilomètres ne provoque peut-être pas de réactions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dépérir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »
Quelques médias ont relayé son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient régulièrement les dernières nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-même envoyé un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposé de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grève de la faim.
Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complémentaires apportées par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien à Omar.
Jeudi 18 janvier
Je n’arrive pas à dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est détraqué. C’est impossible de continuer à vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es à la mort et au silence. Tous les jours sont rythmés par une violence inimaginable. Quelle cruauté n’a pas encore été commise ? Et on se dit « bonne année », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se réjouir ?
Le déchaînement militaire est intense : les bombes sur les hôpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une église, les bombardements à Noël, au Nouvel An… Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils détruisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mémoire, nos traditions, nos oliviers centenaires… C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ôtées, tant de vies ôtées.
Tout est soumis à la brutalité, au massacre, au génocide : le phosphore blanc, l’arrêt forcé des soins intensifs néonataux, les gens laissés là sans nourriture pendant que des camions chargés de dons alimentaires sont bloqués, internet coupé pour que le monde ne puisse pas voir les atrocités qu’ils commettent, les sources d’eau bétonnées, les enfants emprisonnées sans procès pour avoir jeté des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geôles… Ils font des vidéos dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les décombres pendant qu’on essaie de les sauver en déblayant avec des tongs. Y’a pas un instant de répit.
La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au réel, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.
Vendredi 19 janvier
Très tôt le matin, je suis allé à Louise, où se tenait un procès. Des familles originaires de Gaza ont attaqué l’État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrêter la guerre, ouvrir les frontières à l’aide humanitaire et assurer la sécurité des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allé leur montrer mon soutien en personne.
Je me suis précipité du tribunal à mon local de l’ULB, où je devais faire une interview avec une personne à Londres, toujours dans la matinée. J’ai marché dans la neige, en poussant mon corps au-delà de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencé la grève de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrêter pour respirer et laisser la douleur s’atténuer. Mais mon corps est devenu mon outil de résistance et rien n’est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine.
L’interview s’est bien passée. On a fait une vidéo où j’expliquais encore la même chose – j’explique toujours la même chose, avec des mots différents. Je veux que les gens comprennent.
Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prêté – le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation à l’ULB. C’était sympa d’avoir un animal avec moi. L’université veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c’est « à cause des examens » mais je suis loin [des bâtiments principaux du campus] et je ne dérange personne. J’ai demandé à des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.
Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif à Arts-Loi contre les violences en centre fermé m’ont invité à les rejoindre cet après-midi. En même temps, il y a aussi eu un événement au MedexMusem à Ixelles, où se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une récolte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.
À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimé mon action sur des tracts et l’ont distribué aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle à ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thé et du café pour les manifestant·es. Je ne me suis pas éternisé, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliqué de rester debout pendant plusieurs minutes.
Samedi 20 janvier
Un entretien en live sur Instagram était prévu dans l’après-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grève de la faim.
À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continué mes activités de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles à propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte à travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le même pouvoir colonial. Tout le monde doit être libre.
Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grève de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncé qu’il arrêtait. Il était en direct de la marche pour la Palestine à Genève.
Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dérange pas. Après le live, le collectif Artists4Palestine m’a donné la parole. J’ai parlé de ma grève de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le génocide en cours. La soirée entière était dédiée au soutien à la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.
Je suis revenu en tram à l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le téléphone qui me donne l’impression d’être vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les réseaux sociaux. Les vigiles de l’ULB à la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermé. J’ai pris contact avec des médecins bénévoles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou Médecins Sans Frontières refusent de m’aider – pour prévoir un rendez-vous demain histoire de faire un contrôle. J’ai aussi accroché deux drapeaux palestiniens à ma fenêtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastèque, comme ça les gens sauront où je me trouve.
Dimanche 21 janvier
Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.
Je sais que c’est encore tôt pour avoir des problèmes médicaux sérieux, mais j’ai fait un contrôle de routine, juste histoire de vérifier ma température, l’état du sang et du cœur. Le médecin a dit que tout était « OK ».
À la manifestation [une grande marche s’est tenue à Bruxelles ce jour-là, NDLR], j’ai senti à quel point mon état de fatigue était lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. Malgré la météo, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marché dans le monde entier et qui continueront à marcher jusqu’à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimés qui se battront pour les autres peuples opprimés.
Il faisait froid à la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J’ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J’ai aussi trouvé quelques personnes qui me soutiennent et qui m’ont aidé à tenir ma banderole. Les manifestant·es s’arrêtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel à l’action étaient écrits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J’ai essayé de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l’autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissé faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand même utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j’ai été expulsé de la Chambre lors de la journée de commémoration des génocides le 8 décembre. Ils ne m’ont pas non plus laissé parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelé la police pour m’arrêter. Michel De Maegd [membre du MR et député fédéral, NDLR] s’en est non seulement pris à moi le jour même, mais il a aussi continué sur X, où il a menti en ajoutant des éléments qui ne se sont pas produits.
On m’a ramené à l’ULB après la manif. Je continue ma lutte et ma grève de la faim.
Lundi 22 janvier
J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmenté en plusieurs siestes tout au long de la journée.
J’ai fait un live sur Tiktok – c’est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.
Chaque jour, je parle avec d’autres personnes qui participent au mouvement international de grève de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discuté des prochaines étapes et on a aussi pris contact avec une Indonésienne qui a entamé une grève de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.
J’ai quand même trouvé assez de force pour me rendre à l’ambassade de l’Afrique du Sud à Trône, pour les remercier symboliquement. On a apporté nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidarité et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on était ensemble dans ce combat. On était heureux de brandir le drapeau sud-africain à côté du nôtre. C’était un moment de joie et de solidarité.
Mardi 23 janvier
Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problèmes de l’administration universitaire et aux services de sécurité. Ma revendication politique n’est peut-être pas assez claire pour eux…
Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article.
C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les réseaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza à tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l’armée israélienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, porté disparu. Il aurait été capturé par l’armée israélienne, mais l’information n’a pas été confirmée, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont été tué·es en si peu de temps.
Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaît en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchées, NDLR], les gens ont commencé à manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent à manger des morceaux de cadavres dans la rue. C’est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.
Mercredi 24 janvier
Je bois plus ou moins deux litres d’eau salée par jour.
Je suis resté quasiment toute la journée dans mon local. Dans l’après-midi, la députée européenne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposé de nous aider à obtenir plus de visibilité médiatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m’aider [avec d’autres eurodéputé·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] à prendre la parole au Parlement européen la semaine prochaine, le 30.
Concernant l’ULB et les gardes de sécurité, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je négocie avec eux. Ils me refusent des visites, vérifient les cartes d’identité des personnes qui viennent… Certains d’entre eux me compliquent la vie.
J’essaie de me tenir prêt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa décision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour dénoncer le génocide. J’aurais voulu aller à La Haye [où siège le CIJ] mais j’étais tellement fatigué que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grévistes de la faim aux Pays-Bas.
Jeudi 25 janvier
Aujourd’hui c’était une journée un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait très mal.
J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passée ce matin et m’a laissé prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.
Même si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes à la porte, j’ai toujours cette impression d’être en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vêtements pour les réfugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J’y suis allé avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontré des gens de différentes communautés.
Je continue de contacter des gens sur les réseaux. Certains répondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernés par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmenté de 300% à Gaza à cause des bombardements israéliens ou de la pénurie de serviettes hygiéniques pour les femmes qui ont leurs règles ? Ils ne se soucient pas d’elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hôpitaux à Gaza, tous ont été bombardés [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opérationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violé.
Vendredi 26 janvier
Ce matin, j’avais besoin de me vider la tête. Je suis resté dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon téléphone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocités.
Mon événement concernant la grève de la faim – organisé avec le Réseau ADES – s’est joint au rassemblement à la Bourse. Mais la décision de la CIJ est tombée et elle s’avère décevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette déception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espérait au moins un cessez-le-feu. Israël n’arrêtera donc pas de nous tuer.
C’était malgré tout une soirée très forte en émotions : on a montré des vidéos de grévistes de la faim issu·es du monde entier et on a chanté notre hymne national. C’était assez émouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis très faible et fatigué, et que c’est épuisant émotionnellement de se répéter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour défendre les intérêts de mon peuple. C’était important de montrer qu’il y a beaucoup de gens dans le monde qui mènent une grève de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisé un projecteur pour les afficher et on a relayé leur voix à travers le micro ; ça a souligné l’aspect mondial de l’action collective.
Ça fait presque 30 jours que j’ai commencé ma grève de la faim ; je peux tenir en au moins 40 – même si je commence à avoir du mal à marcher. Ou jusqu’à un cessez-le-feu permanent.
Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versés à l’UNRWA, ce qui montre une complicité et un soutien à la poursuite du nettoyage ethnique par Israël ainsi qu’à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des êtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise délibérément à nous affamer et à nous condamner à mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.
Samedi 27 janvier
C’est dur, j’ai froid. Mon téléphone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boîte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J’utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans différentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes à l’étranger qui sont aussi en grève de la faim, je reste informé des actions en Belgique et à l’international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des âmes qu’on ne pourra jamais récupérer.
Dimanche 28 janvier
Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l’attention des gens sur le massacre des civil·es et le génocide à Gaza. Je pense à ma famille en Palestine, à chaque fois que je pense à eux je pense directement à toutes les autres familles là-bas. Je pense aussi à ces médias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prêter attention à cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit là notre seconde Nakba.
Lundi 29 janvier
Je vais bien. L’insomnie était là, encore une fois. Je suis resté éveillé, à regarder toutes ces images, à chercher encore et toujours à entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libération de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrêter.
Ma grève de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s’écoulent, même si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volonté, je veux que la Palestine soit libre, et la volonté et le dévouement c’est ce dont on a besoin pour réussir notre combat. Il faut pousser les gens à prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libération. On ne peut pas normaliser la violence, on doit être humains, uni·es et mettre fin à l’apartheid.
On doit aussi lutter pour le Soudan, le Yémen, le Congo, les Ouïghour·es, les peuples aborigènes, les peuples indigènes, le Tigré, Hawaï et tous les peuples opprimés en quête de libération. J’ai besoin que tout le monde continue à parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez à manifester, à participer aux actions, à envoyer des e-mails aux politiques, à en parler, à vous organiser, à marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu’à ce qu’on soit libres. Free Palestine !
Des poules se promènent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourée de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa résonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirée de fin d’année du 29 décembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit à petit, vêtu·es de hauts léopard, bottes à plateforme ou mini-shorts déchirés. Il fait 30 degrés et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animées.
Ce soir au Hangar – et c’est commun à Porto Rico – les célébrités se mélangent aux étudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant échancré, ne rate jamais leurs évènements. « Ici, y’a les meilleures soirées reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. »
Vers 1 heure du matin, après un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king Simón, Mano Santa, DJ emblématique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement après les premières notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaînent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego Calderón. En laissant son corps marginalisé bouger librement, en se réappropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identité culturelle face à l’impérialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique.
Party, Bombazo et Mercado
Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs référence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar », « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fête »). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirée. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expériences queer et plus globalement de la queerness en termes de représentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. »
Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonné sans eau ni électricité qu’elle rénove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagé par l’ouragan Maria, quelques mois à peine après avoir été placé en faillite, faisant près de 3 000 morts et décimant la quasi-totalité de son système d’alimentation en électricité. Face à une réaction des États-Unis jugée trop lente et méprisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marqué les esprits), une vague d’entraide et de solidarité naît sur l’île. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchées par la catastrophe.
« C’est là que différentes communautés comme le Hangar se sont organisées tout autour de l’île : ça nous a radicalisé·es », raconte Marielle De León, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragédie et de tout ce désastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communauté. » Pour la militante, cette crise a révélé les limites du modèle politique actuel, qui relègue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dépendant·es des aides et des décisions des États-Unis. « Beaucoup d’entre nous ont dû compter sur nos voisins et voisines pendant cette période, remet Marielle. Dans ces cas-là on doit apprendre à se gérer entre nous et ne pas dépendre du gouvernement. »
De fil en aiguille, sur base d’une petite communauté d’entraide qui prend forme, Carla commence à organiser ses premiers évènements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pédagogique. « On voulait créer un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencé à organiser des soirées mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fête », précise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activités principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marché artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical créé par les esclaves africains à Porto Rico au XVIIème siècle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirées stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guérison menstruelle ou encore des cours d’éducation complète à la sexualité.
« La base de toutes nos activités c’est d’essayer d’offrir un espace safe à la communauté queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisées et immigrantes », résume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une réputation d’île safe pour les communautés LGBTQIA+ au sein des Caraïbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste réalité pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont été assassinées, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formé au cours de ces dernières décennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou même Bad Bunny œuvrent pour apporter de la visibilité aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan à offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sécurité ni dans les clubs hétéros ni dans les boîtes de nuit gays classiques.
« L’idée du Hangar, c’est plus de créer des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte précaire de notre île que d’être un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’être les clubs gays », explique Regner Ramos, chercheur spécialisé en espaces queer et professeur à l’Université de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays à Porto Rico reproduisent l’esthétique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas à ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a été créé par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribéen » dans sa façon de s’adapter au contexte de la région, de porter fièrement les couleurs du pays et de célébrer les échanges interculturels, notamment indigènes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire.
Détruire le mythe
Pour le Hangar, se réapproprier son identité caribéenne et l’honorer fait partie d’une démarche de résistance anti-impérialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les années 1950, l’île a le statut singulier d’« État libre associé » qui confère aux Portoricain·es la citoyenneté américaine sans leur accorder tout à fait les mêmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activités organisées et des thèmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indépendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51ème état.
« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de décolonisation, affirme Carla. Beaucoup des problèmes auxquels on est confronté sont le résultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se réapproprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico différent. »
Pour Regner Ramos, le futur de l’île se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, où la jeune génération peut faire des rencontres et assister à des évènements qui lui permettent de faire évoluer sa réflexion politique. « Je pense que grâce à des initiatives comme El Hangar et à d’autres projets communautaires, qui nous aident à réfléchir de façon décoloniale et à imaginer d’autres façons de faire société, on finira par comprendre que l’idée selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, développe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancées en termes de droits humains, d’égalité, de diversité, de protection de notre territoire seront menées par les femmes, les personnes racisées et les personnes queer, qui se réunissent dans des lieux comme El Hangar. »
Ces dernières années, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la région de San Juan, à l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermé aussitôt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un défi. « À Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus là, explique Regner Ramos. On est en récession depuis une décennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces à cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les Américain·es à venir investir ici, mais qui ne protègent pas les locaux en termes de logement, de création culturelle, de développement communautaire. »
Depuis quelques années, les grandes villes et les zones touristiques de l’île connaissent effectivement un phénomène inquiétant de gentrification. En 2022, la moitié des logements disponibles à San Juan étaient des locations Airbnb [selon une étude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables où on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvé l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a mené à la démission du gouverneur de l’époque Ricardo Rosselló – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux dernières années, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austérité, la faillite et la réponse fédérale des États-Unis à l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience générale, explique Marielle De León. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. » Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « À Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens à l’intérieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent à cœur. »
Tous les chemins mènent au Hangar
En six ans, El Hangar a eu le temps de se créer une solide réputation, gagnant une notoriété qui a fini par dépasser le cadre de la communauté queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changé, que c’est devenu mainstream, ils commencent à s’en détacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inévitable qu’il finisse par y avoir quelques avis négatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »
Aujourd’hui, à mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communauté est très protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme à la maison, je sais que je peux venir à n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »
Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrée, les groupes se mélangent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mêlée alcoolisée surgit l’acteur Ismael Cruz Córdova, qui tient à partager son amour pour son île : « La vérité, c’est que Porto Rico c’est un phénomène, c’est un trésor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le désert du Sahara et à la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de révoltes, de défense de notre identité. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, créatifs, résilient et ingénieux qui existe. »
Le comédien, qui joue actuellement dans la série du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit où tous mes potes vont et où je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mènent au Hangar. »
C’est un mardi après-midi de décembre, il fait plein soleil. J’arrive dans le port de Livourne et l’Ocean Viking se dresse devant moi, un navire de 70 mètres de long. L’humeur est joyeuse à bord et je suis accueilli à bras ouverts. L’équipage est opérationnel depuis le début du mois et revient de sa première patrouille. 26 personnes ont été secourues, toutes sont saines et sauves. Le lendemain, on va quitter le port pour mettre le cap vers le sud.
La mer Méditerranée est la route migratoire la plus meurtrière au monde – plus de 2 500 victimes en 2023. Depuis 2016, avec d’autres ONG, SOS Méditerranée navigue entre l’Italie, la Tunisie et la Libye pour secourir les personnes en détresse – d’abord avec le navire Aquarius, puis avec l’Ocean Viking à partir de juillet 2019. Ces dernières années, une partie de « l’opinion publique » en Europe – notamment des activistes d’extrême droite – les ont pris pour cible, sans parler des autorités italiennes qui adoptent toutes sortes de mesures qui rendent leur travail plus difficile. Le récent décret Piantedosi, par exemple, oblige les ONG à naviguer sans délai vers le port assigné après un sauvetage. « Dans le passé, on devait parfois attendre 15 jours avant que l’Italie nous attribue un port de débarquement, mais ça nous permettait au moins de sauver d’autres personnes, explique Jérôme, secouriste. Là, on a sauvé 26 personnes et on a dû aller jusqu’au nord de l’Italie. Et si on n’obéit pas, on se fait immobiliser le navire. »
La journée à bord commence toujours par une réunion à 8h15. Tout le monde se rassemble et Anita, la coordinatrice de recherche et de sauvetage, donne le briefing. Elle nous explique qu’on va devoir affronter une tempête pendant deux jours, avant de pouvoir naviguer vers la zone d’opération qui se trouve entre l’Italie et la Libye.
En ce qui me concerne, mes premiers jours seront focalisés sur les rencontres et les formations. Je reçois un talkie-walkie, on m’apprend à effectuer une manœuvre d’homme à la mer et on m’explique la façon dont ça s’organise quand il y a des survivant·es à bord. Les membres de l’équipage appellent volontairement les personnes secourues « survivant·es » pour éviter de porter un quelconque jugement sur les raisons pour lesquelles les gens se trouvaient en mer à ce moment-là. « En vertu du droit maritime international, on a l’obligation de fournir une assistance et non de chercher à savoir qui sont ces personnes, me dit Jérôme. Je suis sauveteur, pas juge – et je serais un criminel si je ne sauvais pas les personnes en détresse. »
Le jour de Noël, on fait un exercice pour que chacun·e se sente en sécurité sur le canot pneumatique semi-rigide (RHIB, pour « Rigid-hulled Inflatable Boat ») avec lequel les sauvetages sont effectués. « C’est important qu’il y ait des journalistes à bord pour voir ce qu’on fait ici et comment on opère, lance Charlie, sauveteur. Mary, sa collègue, confirme : « La mer, ça peut vraiment être sans foi ni loi si y’a personne pour surveiller ce qui se passe. On voit de près ce que font les garde-côtes libyens dans les eaux internationales. Ils rapatrient les gens vers la Libye, avec le soutien de l’Europe et de l’Italie. Ça va totalement à l’encontre des règles convenues au niveau international et ça, sans nous et d’autres ONG, on serait pas au courant. »
Anita évoque ensuite le cadre juridique dans lequel l’ONG opère : « Il existe différentes conventions qui déterminent quand on aperçoit des personnes en détresse. On évalue toujours l’état du bateau à secourir d’abord et puis on transmet ces informations aux autorités compétentes en Libye, à Malte et en Italie. Tous ces mails et preuves c’est particulier, mais comme les autorités nous rendent la vie dure, on veut juste s’assurer qu’on est en mesure de prouver qu’on fait rien d’illégal. Je fais mon devoir pour sauver les gens en mer, c’est tout. Le fait qu’on s’acharne autant sur nous, ça me dépasse. Chaque sauvetage est un combat. »
Le lendemain, on arrive dans la zone d’opération au nord de la Libye. La tempête s’est calmée et le beau temps se pose pour quelques jours. Ça signifie potentiellement que beaucoup de gens vont tenter la traversée. Tout au long de la journée, des messages arrivent concernant des embarcations qui ont besoin d’aide. Au niveau de la passerelle, le centre de commandement du navire, il y a toujours quelqu’un de garde, à scruter l’horizon avec des jumelles. Le talkie-walkie crache souvent : « Bridge, bridge, pour Charlie, tu peux vérifier à tribord s’il te plaît ? »
Le 27, à 1 heure du matin, tout le monde se réveille d’un coup. L’équipage se précipite vers les casiers et, à peine quelques instants plus tard, les trois RHIB sont à l’eau. Autour du navire, les plateformes pétrolières libyennes crachent du feu. La pleine lune illumine l’horizon. Les canots de sauvetage naviguent vers les coordonnées spécifiées et le vaisseau mère suit de près. Anita prévient : « Y’a un bateau des garde-côtes libyens et un bateau en bois en détresse. » L’équipage est inquiet ; les garde-côtes libyens sont imprévisibles et s’ils sont déjà occupés à transférer des personnes sur leur bateau, on ne pourra plus rien faire. Les rescapé·es seront ensuite ramené·es en Libye et placé·es dans des camps de détention, les mêmes qui ont été condamnés à plusieurs reprises par l’ONU pour traitements inhumains.
On s’approche du bateau en bois. Les gens sont assis les un·es à côté des autres. Ces types d’embarcations sont instables et si trop de gens se penchent du même côté, ils risquent de chavirer. Quand l’équipage leur fait comprendre qu’on ne vient pas de Libye et qu’ils sont désormais en sécurité, certain·es commencent à s’embrasser. Un autre lève les mains en l’air et remercie Dieu.
Des rescapés affirment que les garde-côtes libyens ont eu des problèmes de moteur et n’étaient donc pas en mesure d’effectuer le sauvetage. Au lieu de charger les gens sur leur navire et de les ramener en Libye comme ils le font habituellement, ils ont alors contacté l’Ocean Viking et ont demandé de l’aide. Certaines personnes à bord du bateau en bois s’étaient déjà aspergées d’essence, prêtes à s’immoler si les garde-côtes libyens s’approchaient d’elles. La peur d’être ramené·es dans un endroit où les droits humains sont violés est tangible.
122 personnes sont embarquées en toute sécurité. Elles reçoivent ensuite une aide médicale, avant de pouvoir se doucher et manger. Après une longue nuit, le calme revient sur l’Ocean Viking. « Le sauvetage n’est officiellement terminé qu’une fois que tout le monde est transporté en lieu sûr, m’explique Jérôme. Et sur la route méditerranéenne centrale, au large des côtes libyennes et tunisiennes que ces personnes fuient, le lieu sûr le plus proche c’est l’Italie. »
Les autorités italiennes ont désigné Bari, dans le sud de l’Italie, comme port de débarquement. Une nouvelle aussi heureuse qu’inattendue. Depuis l’introduction du décret Piantedosi en 2023, l’attribution répétée de ports éloignés au nord de l’Italie ont forcé l’Ocean Viking à naviguer l’équivalent de plus de deux mois supplémentaires – soit 21 000 kilomètres en plus –, ce qui a entraîné un surcoût considérable de 500 000 euros pour le carburant.
Vers 11h30, un nouveau cas potentiel est aperçu au loin depuis la passerelle. Alors que la nuit de sommeil n’a été que très courte, la radio sonne à nouveau : « All crew, all crew. Ready for rescue. Ready for rescue. » Les RHIB partent. Un bateau en bois bleu est en détresse. Colibri 2, un avion de l’ONG Pilotes Volontaires, survole au-dessus de nos têtes.
Sur le pont, d’intenses négociations sont en cours entre Rome et l’Ocean Viking. C’est Colibri 2 qui a effectué l’appel officiel concernant le bateau en détresse. L’Ocean Viking a ensuite demandé aux centres de secours de Libye, d’Italie et de Malte de procéder au sauvetage – les autorités compétentes pour cette zone de recherche et de sauvetage. Selon le nouveau décret Piantedosi, un seul sauvetage peut être effectué à la fois. Anita les recontacte et leur dit explicitement que le bateau est en détresse, qu’il est peu probable qu’ils atteignent leur destination et qu’il y a des femmes enceintes et des enfants à bord : « Donc, vous êtes en train de nous ordonner d’abandonner ce bateau en détresse ? » Finalement, Rome cède.
Ce second sauvetage permet de mettre en sécurité 106 adultes, dont deux femmes enceintes et 17 enfants. Lors du transfert, un nouvel appel d’urgence tombe – le troisième en 24 heures –, toujours de Colibri 2. Deux des trois canots de sauvetage repartent. Anita est tendue, le contact visuel avec les RHIB est perdu. Heureusement, le Colibri 2 assure le contact radio entre les canots et le vaisseau mère. Anita rappelle Rome et obtient le feu vert pour procéder au sauvetage. Selon l’équipage, c’est un petit miracle que trois sauvetages d’affilée aient pu être autorisés. Un peu plus tard, les RHIB réapparaissent à l’horizon avec 16 personnes rescapées à bord.
Il y a beaucoup d’agitation sur le pont du navire. 244 vies ont été sauvées. Il y a des gens du Pakistan, du Bangladesh, de Syrie, d’Égypte, d’Érythrée et du Soudan du Sud.
Vers 18 heures, un quatrième appel de détresse provient d’un navire dans la zone. Rome déclare expressément qu’on ne doit pas dévier de notre cap. Anita décide quand même de naviguer vers l’embarcation, comme l’exige le droit maritime dans ce cas, jusqu’à ce qu’elle obtienne plus d’informations sur qui procèdera au sauvetage. Mais au bout d’un moment, les coordonnées s’avèrent beaucoup plus éloignées que prévu. On reprend la route vers Bari. L’heure d’arrivée estimée reste la même.
Après une nuit agitée et une journée tout aussi chargée, ça se réveille à bord du navire. Les enfants jouent sur le pont avec des craies, des jouets et des talkies-walkies. Sur les cartes, certains montrent le voyage qu’ils ont accompli tandis que d’autres discutent en buvant du thé. Lors d’un discours de bienvenue, l’équipage me présente comme le journaliste du navire. Je reçois un accueil chaleureux. On m’apprend quelques mots en arabe, on m’entraîne dans un groupe pour danser et on me raconte certains parcours.
La mer est très calme. Pas une vague à l’horizon. Keah, un jeune sud-soudanais de 18 ans, se tient à côté de moi et regarde au loin. « La mer, elle est tellement différente ici. On dirait que la couleur est plus claire et que l’eau est plus calme. Quand on a quitté la Libye, elle ressemblait juste à une grosse toile d’araignée faite de plein de vagues. C’était difficile de trouver un passage. On a dû s’accrocher. Personne ne savait vraiment comment le bateau et le GPS fonctionnaient. On a regardé des vidéos YouTube, ça nous a un peu aidé. »
Plus tard, Keah me partage un bout de son histoire. Alors qu’il avait 9 ans, lui et sa famille ont fui le Soudan du Sud vers le Soudan à cause de la guerre civile. L’an dernier, il a décidé de rejoindre l’Europe via la Libye, mais il a été envoyé dans un camp de travail pendant trois mois, où il s’est notamment fait battre pour de l’argent par des Libyens – on lui a cassé la mâchoire avec une pierre. Malgré ça, il a travaillé jour et nuit dans la construction pour pouvoir payer un passeur. « Ça a été un long voyage et j’ai vécu des choses terribles. Personne sur le bateau n’avait la certitude qu’on atteindrait l’Italie, mais Dieu nous a donné la force. Un jour, j’aimerais revoir ma famille et peut-être aussi apporter du changement et de la paix, dans un pays où la guerre fait rage. »
La protection team tente de savoir qui a déjà de la famille en Europe, pour le regroupement, et collecter les numéros de téléphone des proches et des familles en question. Elle transmet les infos à la Croix-Rouge et leur fait savoir que tout le monde est en sécurité à bord de l’Ocean Viking.
Souvent, les survivant·es souhaitent tenir leur famille au courant mais en haute mer, c’est quasiment impossible. Dans les moments où la portée est meilleure, des groupes se rassemblent sur le pont autour d’un ou plusieurs téléphones portables. Certain·es laissent couler des larmes de joie. L’attente d’un contact avec leur mère, leur partenaire ou leurs enfants a été longue.
Le soleil se couche à l’horizon, mais le calme ne revient pas pour autant à bord du navire. Au contraire. Un groupe de Syriens se met à chanter près de la zone fumeur. L’un d’eux lance le mouvement, les autres suivent. Dans la section des hommes, un peu plus loin, les Bangladais se mettent aussi à chanter. L’un d’eux donne le rythme sur un djembé. C’est un chaos orchestré, et le « leader » loupe parfois une parole ou manque la mesure, mais se reprend habilement, sous le regard amusé de ses compagnons.
Le 30, après deux jours de navigation, on arrive presque à Bari. Tout le monde paraît heureux. Certain·es crient « Italy, Italy ! » Mais alors qu’on se rapproche de la côte, un bateau de la police des frontières italiennes avance vers nous. La confusion gagne les esprits. Un rescapé demande, inquiet, s’il s’agit de garde-côtes libyens. Je lui répond que c’est l’Italie. Il sourit.
Au port, nous attendent une importante délégation de journalistes, des membres de la Croix-Rouge et surtout beaucoup policier·es. Les survivant·es débarquent et disparaissent progressivement. L’équipage ne saura jamais ce qui va leur arriver après. On n’a ni le temps ni les ressources pour chercher à le savoir. De l’autre côté de la mer, un autre groupe se prépare probablement déjà à entreprendre la dangereuse traversée. L’équipage de l’Ocean Viking veut reprendre la mer au plus vite.
Anita a passé tout l’après-midi au commissariat avec le capitaine. Elle revient le soir avec une mauvaise nouvelle : l’Ocean Viking sera retenu pendant 20 jours. Les directives de Rome n’auraient pas été respectées, parce que le navire a dévié de sa route après le troisième sauvetage – la fois où l’embarcation en détresse était finalement trop éloignée.
« C’est fou de voir comment ils font tout ce qu’ils peuvent pour entraver notre boulot, dit Mary. J’ai du mal à comprendre comment il peut y avoir un manque d’humanité pareil. Cette politique punit les gens qui veulent aider les autres. Et ça se voit à toutes les frontières en Europe. C’est pas ça, la solution. Si on construit plus de murs, y’aura juste plus de morts. Je suis fière qu’on arrive encore à persévérer malgré tout. Ils nous mettent des bâtons dans les roues et ça nous coûte beaucoup d’argent, de temps et d’énergie, mais ça ne nous arrête pas. On doit être plus fort·es qu’eux, maintenant plus que jamais. »
Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos.
Aujourd’hui, même si le nombre important de logements sociaux évite aux Marolles de disparaître sous les projets de modernisation enclenchés par la machine capitaliste, les premières pierres de la gentrification sont posées depuis un petit temps, entre galeries d’art aux oeuvres dégueulasses et logements privés aux prix élevés – le quartier du Sablon n’est pas loin.
Dans ce qu’il reste de cet îlot historique, la librairie Météores continue de faire exister l’âme militante du quartier, au 207 de la rue Blaes, au rez-de-chaussée du bâtiment auquel est accrochée une imposante enseigne en fer « Palais du PANTALON ». « La librairie est née en septembre 2020 d’un constat : les nouveaux plans d’urbanisme faisaient disparaître les lieux dans lesquels nous pouvions encore ralentir le temps et nous voir en dehors de nos disciplines et catégories quotidiennes », dit le texte de présentation sur leur site.
Alors que le massacre perdure en Palestine, la propagande sioniste scabreuse du gouvernement israélien est toujours poussée à la télé et sur internet à coups d’investissements colossaux. Pour contrer le bourrage de crâne, ou simplement pour vous informer mieux, vos onglets ont certainement dû se multiplier ces derniers mois, à tel point qu’il y avait peut-être trop à lire sur votre navigateur, dans la hâte et sans direction claire – tout ça pour une lecture tronçonnée des faits et enjeux dont il est question.
Je me suis moi-même pris la tête avec des gens sur les réseaux sociaux, dont les pseudo-arguments boiteux semblaient moins refléter une bêtise pure qu’une compréhension morcelée ou déviée. Dans ces cas-là, se poser hors écran pourrait peut-être constituer un cadre plus propice à l’analyse, dans une temporalité différente (c’est un conseil appuyé à qui se reconnaîtra). En tous cas, si la flemme gagne, le livre en tant qu’objet laisse au moins la possibilité physique d’y revenir plus tard.
Pour retrouver des bases saines dans ce marasme intellectuel, on a sollicité les conseils de Renaud-Selim Sanli. Il nous a dressé une liste de quelques références importantes qui permettent d’y voir plus clair. Ses commentaires personnels sont écrits entre guillemets.
« On connaît trop peu Mohamed Boudia, poète, dramaturge et écrivain algérien, mais surtout militant politique, qui fait le pont entre la cause algérienne et la cause palestinienne. »
Homme d’engagement, d’action et de théâtre, Boudia lie très tôt ces trois aspects de sa vie. Il fait notamment sauter à l’explosif un pipeline à Marseille, monte des pièces aux Baumettes pour sensibiliser à la cause du FLN et sortir ses pairs de l’emprisonnement psychologique, avant de littéralement s’évader et rejoindre le FPLP. Il en deviendra d’ailleurs l’un des membres les plus actifs en France et en Europe, si bien que son nom sera vite ajouté à la liste des cibles à abattre du Mossad. Après avoir fait exploser d’autres lieux en Europe et en Israël liés au sionisme (un dépôt de carburant israélien à Rotterdam, par exemple), il est finalement assassiné en 1973 à Paris, à l’âge de 41 ans.
« Ce qui est important dans ses écrits, c’est la place qu’il donne à des disciplines esthétiques, littéraires ou culturelles dans un projet révolutionnaire – ce qui nous montre aussi qu’a lieu en ce moment une extermination culturelle de la Palestine. Il pose la question majeure de la place de l’esthétique dans la révolution mais aussi dans les projets d’indépendance et de libération post-révolution. »
« Comme une fatalité, la BD de l’auteur palestinien Mohammad Sabaaneh est sortie en septembre 2023, soit peu de temps avant l’offensive du Hamas et l’extermination en cours opérée par l’État d’Israël. »
« Le livre raconte le caractère quasi-carcéral de la Palestine telle qu’elle existe maintenant, les déboires d’une population enfermée et, malgré tout, les beautés qui font que les habitant·es tiennent profondément à leur terre ancestrale. La BD de Sabaaneh nous montre ce refus viscéral de partir, qui concerne pourtant un peuple martyrisé sous les yeux de tous et toutes depuis 70 ans. »
Le journaliste Gideon Lévy ne se déplace plus sans garde du corps. C’est ce qui arrive quand on fait partie des voix dissidentes les plus importantes en Israël. Il fait d’ailleurs partie de la direction d’Haaretz, le plus grand quotidien de gauche là-bas.
« C’est une voix de gauche israélienne, et qui parle de Gaza aux Israélien·nes, ainsi que des horreurs commises par Tsahal et les dirigeants ultra-nationalistes en place – des crimes de guerres, voire de crimes contre l’humanité. »
Ce livre, publié par La Fabrique, présente des articles écrits sur Haaretz entre 2005 et 2009. « Ces articles gardent toute leur actualité et luttent contre l’indifférence des Israélien·nes mais aussi la nôtre, en miroir. C’est un rare exemple contemporain de journalisme de combat. »
L’organisation marxiste révolutionnaire occupe une place centrale dans l’histoire de la Palestine. Mais son influence s’est considérablement dégradée au fil des dernières décennies, ce qui a laissé davantage de place et de pouvoir au Fatah et au Hamas. Malgré tout, ses militant·es continuent à porter l’espoir d’une Palestine libre à travers leur lutte.
« Peu accessible en français, la maison d’édition marxiste Foreign Language Press est la seule à avoir jusqu’ici publié et réuni en français les textes du FPLP pour une stratégie de la libération de la Palestine. Ces textes sont importants historiquement, mais aussi pour le présent, pour nous rappeler qu’il a existé et existe encore des tentatives révolutionnaires internationalistes en Palestine – comme Samidoun par exemple. »
« Comment ne pas parler de la cause palestinienne sans parler de Georges Ibrahim Abdallah ? » Militant communiste libanais, Abdallah est l’une des figures historiques du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL). C’est avec ces groupes qu’il s’est engagé en faveur des causes palestinienne et libanaise. « [Au sein du FPLP,] il était le chef des opérations extérieures depuis la France, où il a mené plusieurs actions révolutionnaires contre l’impérialisme américain, au nom de la libération de la Palestine. »
Enfermé depuis bientôt quarante ans – ce qui en fait le plus ancien prisonnier politique d’Europe –, il multiplie les demandes de libération mais la France reste inflexible. « Pourtant, il est légalement libérable sous conditions, mais les nouvelles lois antiterroristes françaises donnent un “appui légal” au gouvernement pour empêcher sa sortie. »
« Le récit de la vie de Georges Ibrahim Abdallah, écrit par le militant marxiste antiraciste Saïd Bouamama, raconte non seulement l’histoire des luttes de la Palestine, de ses alliances et de la répression internationale, mais aussi du prix à payer quand on lutte pour une Palestine libre. »
La Dr. Samah Jabr est une figure majeure dans le domaine de la psychiatrie. Après avoir obtenu son diplôme de médecine générale, elle se spécialise dans différents pays du monde, avant d’être nommée responsable de l’Unité de santé mentale au ministère palestinien de la Santé. Elle pratique en Cisjordanie et articule notamment son activité autour des dommages psychologiques provoqués par l’occupation israélienne.
« Dans la lignée de Frantz Fanon qui analysait les séquelles médicales et psychiatriques sur les personnes colonisées à partir de sa pratique en Algérie, elle montre très clairement les impacts psychiques des politiques ethnocides et coloniales de l’État d’Israël. La détresse psychique est aussi une politique délibérément contre-révolutionnaire, puisqu’elle mène à l’abattement ou à une intériorisation de la violence qui se déchaîne contre soi plutôt que dans une optique d’indépendance. »
Le livre, publié chez Premiers Matins de Novembre, compile certains textes rédigés par la Dr. Jabr depuis 2003. « Très clairement dans l’optique d’une libération et une indépendance de la Palestine, elle cherche dans ses chroniques la possibilité d’une paix avec les Israélien·nes, sans pour autant trouver un acteur crédible avec qui dialoguer. Elle rappelle notamment que la gauche laïque israélienne est une gauche qui n’a pas hésité à s’allier historiquement à la bourgeoisie impérialiste. »
Ses multiples arrestations par les services de sécurité israéliens au cours des deux dernières décennies rendent considérablement dense la page Wikipédia de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri. « Il a été détenu plus de dix ans dans les prisons israéliennes pour des faits qu’il n’aurait pas commis. En 2022, il a été inculpé par un tribunal militaire puis sous détention administrative, donc sans réel jugement, avant d’être déporté en France sans possibilité de retour. »
« Un slogan circule actuellement concernant les otages israélien·nes : “Bring them back home”. La demande est légitime à l’égard du pouvoir sioniste en Israël, mais il faudrait aussi pouvoir rappeler tou·tes les palestinien·nes retenu·es sans procès dans les prisons israéliennes aussi – dont des mineur·es. »
« Ces politiques d’incarcérations sont aussi une atteinte grave aux droits des femmes. Pourquoi exclure la cause palestinienne de la cause féministe quand tant de femmes sont incarcérées quotidiennement ? Ou encore quand les conditions mêmes de l’occupation israélienne – ou de ses politiques d’anéantissement actuelles – leur refusent tous les droits élémentaires ? »
Nahla Abo a elle aussi connu la prison. Dans son livre La révolution captive, la sociologue palestinienne montre, sur base d’enquêtes de terrain, que les femmes palestiniennes combattent depuis près d’un siècle le colonialisme et sont toujours actives dans la révolution pour la libération de la Palestine. Pour ces raisons, des milliers d’entre elles ont été emprisonnées par Israël – dans des conditions inhumaines et sans procès.
« Ça va à l’encontre d’un discours dominant orientaliste et islamophobe qui les cantonneraient à être “les femmes des terroristes”. Elles sont considérées en Palestine comme des prisonnières politiques aux mêmes égards que les hommes palestiniens. Les tortures sexuelles font partie des outils de domination de l’armée israélienne qui contrôlent les prisons politiques. L’autrice revient aussi de manière salutaire et historique sur la place des femmes dans les différents moments de soulèvement et d’Intifada. »
Originaire d’une famille palestinienne de Jordanie, Omar Barghouti est le cofondateur de la campagne BDS (le mouvement est aussi présent en Belgique, notamment à l’ULB). Dans son analyse, le militant analyse la colonisation israélienne sur le modèle de l’apartheid en Afrique du Sud. « De manière complémentaire aux luttes de libération, Barghouti propose une voie pacifique, non-violente et internationale contre les colonies israéliennes et leurs soutiens institutionnels : celui du Boycott, du Désinvestissement et des Sanctions économiques, politiques, culturelles et institutionnelles. »
Avec BDS, il s’agit d’affaiblir les acteurs israéliens qui soutiennent les colonies – des universités aux entreprises –, mais aussi de peser sur l’économie des entreprises internationales, entre autres, « pour que celles-ci se désengagent progressivement de leurs politiques de soutien au projet de colonisation en Palestine ». « Ces derniers mois, on a pu voir McDonald’s, Zara, Starbucks ou encore Carrefour subir d’importantes pertes en raison de leurs politiques économiques pro-Israël. »
Si le livre prend le ton polémique de l’essai, on a rarement vu une telle levée de boucliers, voire de campagne de dénigrement, à l’encontre de Houria Bouteldja, à gauche comme à droite. « Pourtant ce que l’autrice tente ici était tant nécessaire qu’attendu : il faut comprendre le champ politique blanc comme une pyramide d’oppressions qui se nouent l’une à l’autre à travers les questions raciales. »
« Pour Bouteldja, historiquement, les Juif·ves ne sont pas blanc·hes, mais à travers l’instrumentalisation blanche de la guerre entre Israël et la Palestine, un écart politique risque de se creuser entre indigènes issu·es des colonies et les groupes politiques juifs. Par cette instrumentalisation blanche, les pouvoirs en place tentent de faire régner l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait le fait principalement des populations arabo-musulmanes. Cette instrumentalisation permet en retour d’opprimer davantage les populations arabo-musulmanes, sans pour autant s’attaquer aux racines de l’antisémitisme profondément occidentales.* »
« À la suite d’autres militant·es pro-palestinien·ne, elle rappelle l’importance de la libération palestinienne pour les peuples du Sud global. La question de la libération de la Palestine reste une question politique structurant le champ blanc ou du Nord global, c’est ce qu’elle appelle : “la preuve par la Palestine”. Il suffit de voir les pays en faveur de la plainte de l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice qui condamne Israël de génocide. Pas un seul pays du Nord global ne soutient la résolution. »
« On connaît le célèbre théoricien palestinien Edward Saïd pour L’orientalisme, dont le sous-titre explicite donne le contenu : L’Orient créé par l’Occident. Ce qu’on sait parfois moins, c’est que cet intellectuel “en exil” était aussi un fervent défenseur de la cause de sa terre et de son pays. Très influencé par la proposition de Walter Benjamin selon laquelle “il n’existe aucune preuve de civilisation qui ne soit en même temps une preuve de barbarie”, Saïd va combattre sans relâche les fantasmes culturels coloniaux et leurs impacts politiques concrets. »
En 1979, un an après avoir publié L’Orientalisme – qui est d’ailleurs encore considéré comme l’un des textes majeurs des études postcoloniales –, Saïd écrit un autre ouvrage important, The question of Palestine. En 1995, il écrit Peace and its Discontents: Essays on Palestine in the Middle East Peace Process.
« Y’a encore trop peu de ses livres qui sont disponibles en français. L’ouvrage publié par La Fabrique reprend les articles de presse de Saïd en faveur de la cause palestinienne et ses liens avec les réseaux palestiniens – notamment des textes écrits à la suite des accords d’Oslo. C’est l’un des premiers livres sur la Palestine publié par La Fabrique, qui est l’un des éditeurs en France qui a le plus déblayé la voie pour une critique radicale des politiques israéliennes et de ses soutiens. »
« Dans la lignée de travaux qui nous montrent que l’architecture est un art de la guerre coloniale, ce livre explique comment l’armée d’occupation israélienne à pu repenser ses stratégies militaires à partir d’une expertise architecturale des territoires occupés de Palestine. »
En gros, la quatrième de couverture explique qu’en 2002, l’armée israélienne a adopté une tactique inédite pour son offensive militaire : passer à travers les murs et les planchers, à l’intérieur des immeubles, au lieu d’arpenter les rues, en extérieur. On parle de « géométrie inversée » ou même de « tournant postmoderne » dans la guerre en milieu urbain. « Ce qu’il y a d’autant plus étonnant, c’est l’utilisation très libre et détachée de philosophies contemporaines – comme Debord, Deleuze et Guattari – par Tsahal pour penser leurs nouvelles politiques de d’occupation et d’interventions militaires criminelles en Palestine. »
L’architecte israélien Eyal Weizman est l’un des fondateurs de Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire qui enquête sur des cas de violence d’État et de violations de droits humains. Le laboratoire utilise des techniques et des technologies architecturales comme des logiciels de reconstruction, d’outils statistiques, d’analyses météorologiques ou acoustiques, entre autres, pour recouper une variété de sources de preuves. « Ils et elles ont notamment pu travailler sur les homicides volontaires de Frontex en Méditerranée – qui laisse littéralement mourir des centaines de personnes quotidiennement, en les laissant couler. »
Léopold Lambert est aussi architecte, en plus d’être le fondateur et rédacteur-en-chef de The Funambulist, une revue critique et décoloniale d’architecture.
« Son premier ouvrage traite, de manière complémentaire au livre de Weizman, des politiques de destruction architecturale d’Israël en Palestine occupée. Par un aller-retour entre architecture sioniste et destruction de la Palestine, il nous montre aussi que la politique de bombardements et de destruction n’est pas gratuite ou non-réfléchie, en témoigne les arguments répétés d’Israël selon lesquels les Palestinien·nes utilisent leurs bâtiments civils et maisons comme des bases militaires, comme des boucliers pour les forces armées. Ces arguments permettraient de créer des “bases légales” à la destruction massive de Gaza. »
Dans ce court essai – 72 pages –, Lambert revient sur l’histoire des destructions répétées dans l’histoire de la Palestine occupée. Le « bulldozer » du titre fait référence à Ariel Sharon, dont c’était l’un des surnoms – au hasard, « Roi d’Israël » en était un autre. « Lambert analyse la destruction de la Palestine comme le cœur d’une politique architecturale contre-insurrectionnelle, qui laisse la population face à des territoires dévastés, parfois toxiques, qu’elle doit à chaque fois tenter de reconstruire. Cette politique des débris participe aussi d’une impossibilité d’une politique palestinienne sur le long cours. »
En fouillant dans des documents personnels quand son père meurt, Ariella Azoulay découvre que sa grand-mère portait le prénom Aïcha. La théoricienne et essayiste franco-israélienne met alors tout en œuvre pour retracer l’histoire fragmentée de sa famille et la déployer à travers des catalogues de bijoux et des archives. En résulte son livre, un format hybride entre autobiographie et théorie politique.
« C’est un livre publié par les excellentes nouvelles Éditions Ròt-Bò-Krik [fondées en 2021, NDLR]. Il nous fait circuler entre différentes matérialités politiques, historiques et esthétiques coloniales. C’est à partir de sa propre histoire, et plus particulièrement des bijoux de sa mère, que Arielle Aïsha Azoulay défait les nœuds coloniaux intriqués entre l’intime et le familial, entre l’intime et le colonial – qui fera l’intersection entre deux histoires encore trop refoulées : celle de l’Algérie colonisée par la France et celle de la Palestine colonisée par Israël. »
« Elle nous montre, grâce aux bijoux laissés par sa mère, que les histoires d’un monde juif-musulman peuvent encore avoir une force, loin d’une volonté de pure séparation ethnique. Elle évoque aussi une séparation entre les objets traditionnels – on pense aussi aux musées – et les personnes qui les vivent ou qui en vivent, puisque l’autrice a aussi pour volonté de réveiller une mémoire musculaire recouverte par l’impérialisme : celle de sa famille juive joaillère. »
« On est toujours heureux quand des ouvrages internationalistes paraissent depuis la Belgique. Antidote fait ici un travail en deux ouvrages : le premier, Une philosophie palestinienne de la confrontation dans les prisons coloniales, rappelle les politiques de confrontations des prisonnier·es politiques palestinien·nes en milieu carcéral israélien. Le deuxième, La portée internationale de la résistance palestinienne, rappelle l’importance de la cause palestinienne dans les luttes internationalistes et anti-impérialistes. On y retrouve des témoignages et textes de militant·es à travers le monde, dont par exemple l’importance de la Palestine pour l’extrême gauche japonaise. »
« Dans cet article, on a fait le choix de ne proposer que certains ouvrages sur et pour la cause palestinienne, étant donné l’urgence dans laquelle on se trouve. Aussi, il nous faudra rappeler l’importante production littéraire palestinienne : il n’y pas de génocide sans génocide culturel. À ce titre, on doit saluer la récente Anthologies de la poésie palestinienne, dirigée par Abdellatif Laâbi, qui nous rappelle sa vivacité et les espoirs de libération qu’elle porte en elle. Palestine vivra. »
*« En renforçant l’idée que la critique du sionisme est un acte d’antisémitisme, les pouvoirs occidentaux, dont la France, forcent une identité du peuple juif à l’État d’Israël. Or, il existe des multiplicités de traditions juives, dont certaines ont toujours été antisionistes. Voir, à ce sujet, Antisionisme, une histoire juive (Syllepse, 2023) ou encore Histoire générale du Bund (L’échapppée, 2022). »