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Quand les startups « anti-gaspi » mangent à la place des plus précaires

8 février 2024 à 09:15

Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j'ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.

En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes. 

Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c'est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin. 

VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier :
Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s'occupe des colis d'aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c'est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l'échelle d'un quartier, d'une rue, avec un peu de solidarité qui s'organise. Ça peut être à l’initiative d'une paroisse, d'un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c'est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu'il se passe. C'est pour ça qu'on a créé la plateforme LOCO avec d'autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d'invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d'autres assos plus petites qui n'ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire. 

Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l'un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d'outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était. 

Dans un premier temps, L'Ilot a pu être protégé par des accords qu'on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d'assos pour la récupération d'invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d'accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l'offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c'est logique de les voir aller vers ce type d'acteurs. 

Vous avez perdu beaucoup d'accords ?
Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c'est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d'un jour à l'autre. En plus, le CDAG c'est un gros acteur ; pour les plus petits c'est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.

Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l'aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur. 

Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos. 
L'un des premiers contacts qu'on a eu avec To Good To Go c'était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l'opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l'amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L'un des arguments de Happy Hours Market c'est de dire qu'il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n'est plus dans le projet d'éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables. 

Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n'ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu'elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d'aider les assos, c'est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu'elles recevaient des produits périmés. 

Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n'est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C'est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l'élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d'accès à de la nourriture tout en ayant l'éducation numérique, c'est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche. 

Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ?
La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c'est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.

Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c'est tellement difficile de l'avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu'un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n'ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu'ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu'ils ferment parfois parce qu'ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l'égard des personnes précaires depuis quelques années. 

En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ? 
La France est une des pionnières en Europe de l'encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s'organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s'associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes. 

Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y'aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C'est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d'argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s'aggraver.

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« Je suis Palestinien, queer, et j’existe »

9 janvier 2024 à 09:28

Une nouvelle année commence et rien ne change de la mer au Jourdain… Alors qu’Israël ne cache plus ses intentions de déporter les Palestinien·nes hors d’une bande de Gaza en ruines, près de deux millions de personnes sont aujourd’hui livrées à la famine, au froid et aux maladies, alors que les bombardements – qui ont déjà tué près de 23 000 personnes en trois mois – se poursuivent. Un constat aggravé par la menace d’un embrasement régional à la suite d’une frappe israélienne sur Beyrouth le 2 janvier. Poursuivi pour crimes de guerre par l’Afrique du Sud, l’État d’Israël comparaîtra devant la Cour internationale de justice les 10 et 11 janvier prochains pour répondre aux accusations de génocide et d’épuration ethnique dont il fait l’objet.

Dans ce contexte de plus en plus tendu, les foules continuent de se mobiliser pour demander un cessez-le-feu immédiat et permanent à l’instar du mouvement #Countdown2Ceasefire qui portait les couleurs de la Palestine dans le monde entier à l’occasion du nouvel an. À Paris, la jeunesse palestinienne en exil est aux avant-postes pour lutter contre ce qu’elle décrit comme « l’effacement » de sa culture et de son identité. Essentialisé·es, réduit·es à de tristes statistiques et trop rarement invité·es à s’exprimer, les Palestinien·nes résistent par le simple fait d’exister et sont de plus en plus nombreux·ses à prendre le micro pour partager leurs récits et rappeler que le « peuple palestinien » ne se résume pas qu’à des chiffres.

Installé à Paris depuis une dizaine d’années, Hamza Abuhamdia est né en 1988 à Amman, en Jordanie, de deux parents Palestiniens en exil. Son père, Maysara Abuhamdia, un célèbre résistant, était connu dans toute la Palestine pour son implication au sein du PLO, l’Organisation de libération de la Palestine. Traqué par l’armée israélienne, il est emprisonné à deux reprises avant d’être condamné à l’exil en Jordanie. Enfermé pour la troisième fois en 2002, il meurt derrière les barreaux onze ans plus tard des complications d’un cancer.

Très jeune, Hamza se démarque déjà de ses frères par son tempérament créatif et une queerness affirmée qui nourrira plus tard ses fantasmes parisiens et son goût pour la provocation. Avant le 7 octobre, il n’avait d’ailleurs jamais trop su de quelle façon s’introduire aux autres : quelle part de son identité était acceptable aux yeux du monde ? Celle de fils de résistant palestinien ou de l’Arabe queer un tantinet bourgeois qui arpente les bars du centre-ville d’Amman ? Ou encore, l’artiste en exil fantasmé par une scène parisienne qui peine encore à déconstruire son white-saviorism ? Depuis trois mois, les choses lui semblent plus claires : « Aujourd’hui, je me sens obligé de rappeler que je suis Palestinien, queer, et que j’existe. »

Face à l’instrumentalisation des luttes LGBTQI+ par Israël pour justifier son génocide – des soldats brandissaient en novembre dernier le Rainbow flag sur les ruines de Gaza – la communauté queer palestinienne s’est engagée plus franchement pour affirmer son soutien à la résistance. En novembre, le collectif Queers in Palestine publiait une tribune dans laquelle il affirmait : « Nous refusons les tactiques coloniales et impérialistes qui visent à nous aliéner de notre société sur la base de nos vécus queers. (…) Il n’y a aucune libération queer qui puisse être acquise par la colonisation, et aucune solidarité queer ne peut être favorisée si elle reste aveugle face aux structures racialisées, capitalistes, fascistes et impériales qui nous dominent. »

J’ai discuté avec Hamza, qui nous ouvre les portes de son intimité pour poser ses propres mots sur une identité que le monde ne cesse de vouloir définir à sa place. Moins contradictoire qu’il n’y paraît, il raconte avec humour et émotion une histoire dont le fil rouge n’est autre que celui d’une profonde quête de liberté, et dont la véracité contredit tous les préjugés racistes qui collent encore à la Palestine.

VICE : Tes parents viennent d’où en Palestine ? Hamza : Mes parents viennent tous les deux de Al Khalil, ou Hébron, en Cisjordanie. Dès les années 1960, mon père s’est engagé dans la résistance palestinienne. Il a été fait prisonnier par le gouvernement israélien avant d’être libéré à la condition qu’il parte vivre en exil. Il était interdit de territoire à travers toute la Palestine, et s’est donc installé à Amman où je suis né et j’ai grandi. À l’époque, j’avais que très peu de conscience de ses combats politiques, il voulait nous protéger de tout ça. On peut plus ou moins dire que j’ai été élevé dans une bulle.

Ma mère, c’est comique… Elle vient d’un milieu relativement bourgeois, avec un capital social, un nom de famille, une éducation et du succès. Sa famille était propriétaire d’un hammam, son père avait deux femmes et 17 enfants… C’était vraiment le bordel, mais ma tante aînée a quand même été l’une des premières femmes d’Al Khalil à faire ses études à la fac ! Ma mère a grandi dans ces contradictions : entre bourgeoisie et tradition, entre les nuits de Beyrouth, Damas et Jérusalem.

Quel souvenir tu gardes de ton éducation ? 
Mon père nous a élevés dans la science et la culture. On regardait des documentaires, des émissions sur la nature, les Looney Tunes, Tom & Jerry… Il faisait des blagues, des imitations… Enfin, quand il était présent, donc c’était pas souvent.

**À quel âge t’as pris conscience que Al Khalil/Hébron était sous occupation ?
**Dès ma première visite ! Dès que tu rentres, tu vois que ça : des soldats, des barbelés… J’en parlais avec un ami qui vient d’Al Khalil aussi et j’ai réalisé à quel point le cerveau nous fait oublier des détails pour cacher les traumatismes. Dans les années 90, y’avait pas encore de détecteurs de métaux. Donc y’avait des salles dans lesquelles toutes les Palestiniennes et tous les Palestiniens devaient se déshabiller face aux soldats avant d’entrer en Palestine. Tout le monde ! J’avais effacé ces souvenirs de ma mémoire… C’est quand il m’en a parlé que les images me sont revenues.

Chaque fois que je pense à la Palestine, y’a toujours cette image militaire qui me vient en tête. Cette vallée du Jourdain… c’est bizarre. On dirait un chantier permanent. C’est triste parce que c’est une très belle région. Malheureusement, tu peux pas échapper à l’armée en Cisjordanie. Et tu sais que tu peux pas aller partout. Tu montes dans le bus et tu vas en ville ; entre les deux y’a pas d’interactions : juste une autoroute vide, des colonies, un mur et les postes de contrôle de l’armée sur les montagnes. On voyait rien de tout ça en Jordanie. En tant qu’architecte, ces paramètres m’interpellent.

**T’avais le temps de te faire des amis quand tu voyageais à Al Khalil ?
**Pas du tout, c’était vraiment famille-famille. J’étais le petit chouchou de ma mère. C’était une femme très sociale, cultivée… Elle voulait s’installer à Beyrouth quand elle était jeune avant qu’on la marie à mon père. J’ai un peu dû porter avec elle cette colère et cette frustration. Elle se plaignait souvent de mon père auprès de moi… Nos rapports contredisaient les normes de genre traditionnelles : une relation presque mère-fille, tu vois. On avait notre complicité, nos clins d'œil que personne d’autre ne comprenait ; et tout le monde m’appelait la petite Zaïra parce que j’étais sa copie conforme.

**T’as toujours eu la sensation d’être « différent » ?
**J’ai connu que ça ! Mes parents me traitaient pas du tout de la même façon que mes autres frères. Il leur arrivait parfois de les gronder violemment ; moi rarement.

**Tu veux dire que tes parents t’ont traité avec plus de délicatesse parce que c’était toi ?
**C’est facile de le dire comme ça, et c’est quelque chose qu’on m’a reproché au sein de ma famille, mais quand les gens demandaient à ma mère pourquoi elle se comportait comme ça avec moi elle répondait : « C’est Hamza, voilà ! » J’étais sa complice, son amie, sa confidente, son âme sœur presque…

**Et comment ça se passait avec ton père ?
**Je crois que je lui faisais un peu peur… Il évitait de rentrer dans ma bulle parce que j’étais team woman et que je me moquais de la culture macho toxique. C’était un peu ma mère et moi contre les garçons, tout le temps. À l’adolescence, j’ai commencé à avoir envie de m’intégrer parmi les garçons mais j’étais tellement loin : j’avais passé ma vie à suivre les nanas partout. Ça m’a pris des années avant de pouvoir construire des relations saines avec des mecs cis. Aujourd’hui, c’est l’inverse : je m’amuse souvent du fait que j’arrive pas à pécho parce que je traîne qu’avec des mecs cis et hétérosexuels.

**Quelle relation t’entretiens avec tes parents aujourd’hui ?
**Ben… aucune. Mon père est décédé y’a dix ans – paix à son âme – et ma mère vit toujours à Amman mais on se parle pas depuis mon coming-out. J’ai essayé de lui parler mais ça finit toujours par évoquer les enfers ou la mort, parce qu’elle est très conservatrice. Ce qu’elle a du mal à accepter, en vrai, c’est que les gens soient au courant.

**Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ton père ?
**Écoute, je peux pas le cacher ça ne sert à rien… Si tu tapes son nom sur Wikipedia, tu vas trouver. Il est mort dans une prison israélienne d’un cancer qu’ils n’ont pas voulu se donner la peine de soigner. Il a été emprisonné en 2002, quatre ans après avoir fêté son retour après la deuxième Intifada… J’ai pas tous les morceaux de l’histoire, j’ai dû faire des recherches et j’avoue que j’essaie de passer à autre chose, mais je suis fier de mon père : c’était quelqu’un de bien et son histoire m’inspire.

**Tu te considères comme un réfugié ?
**Hmm… C’est pas le bon mot, légalement je suis né Jordanien. En revanche, quand j’avais 4 ou 5 ans, je me souviens avoir réalisé que j’étais Palestinien et que je venais d’un pays sous occupation militaire. On va me détester pour avoir dit ça, mais ça a été un moment désagréable pour moi. Déjà très jeune, j’avais la flemme de m’imposer cette réalité que j’ai pas choisie. Après tout, on est des êtres humains. On cherche le plaisir, le confort… J’étais un enfant comme ça : je voulais manger de bons gâteaux et porter de beaux vêtements. Ma mère a nourri ce rapport à la beauté et à la consommation en me demandant très jeune mon avis sur tel tissu ou telle pièce de décoration. C’est que plus tard que j’ai compris que c’était aussi ça la bourgeoisie : le privilège d’avoir le temps d’aller se procurer le beau. Tu réalises en grandissant que tout le monde n’a pas cette chance.

**Et les relations avec ta famille à Amman, c’était comment ?
**C’était pas top. Je les trouvais « pas cool », conservateurs… Quand j’y pense, je reproduisais une forme de mépris social : je considérais qu’ils étaient pas à ma hauteur parce qu’ils parlaient pas anglais, par exemple. La vérité c’est que j’ai essayé de mener ma vie de telle sorte que tout ça n’ait aucune emprise sur moi. Je voulais être plus malin. Mais avec la dépression, le travail et les milieux sociaux que j’ai traversés, j’ai compris que le bon chemin c’est celui qui passe à travers le déni, la colère et le deuil… Jusqu’à l'acceptation, ou la concession.

Donc à 28 ans t’as décidé de venir t’installer en France. Comment ça s’est passé ? J’avais déjà pris cette décision depuis longtemps, c’est juste que j’ai enfin eu la possibilité de le faire à 28 ans. J’avais envie de m’émanciper de cette ambiance bourgeoise, détachée et anglophone d’Amman. Le français m’a tenté très jeune parce que ça rentrait dans cet esprit fou-fou auquel je m’identifiais quand j’habitais encore à Amman. J’allais souvent à l’Institut Français d’Amman où y’avait des bande dessinées avec de la nudité, des livres qui abordaient des sujets tabous, des portes ouvertes loin de l’éducation islamique que j’avais reçue à l’école.

**Quelle place occupait la religion dans ton éducation ?
**C’est un peu schizophrénique en vrai. Mes parents étaient croyants mais politiquement laïcs. Ils buvaient pas d’alcool mais ma mère portait pas le voile, et la mixité des genres était la norme, tu vois… J’entendais surtout parler d’Islam à l’école, et je dois dire que je comprends pas pourquoi, à un âge où on devrait apprendre la figuration, la poésie et le jeu, l’école puisse tant chercher à nous formater. J’avais envie d’apprendre à jouer de la musique moi !

**Toi-même tu te considères croyant ?
**Non, je suis très cartésien. Je regarde la religion d’un œil sociologique, anthropologique : comment les êtres humains se sont forgés et ont tenté de combler les vides. Mais je crois pas à l’absolue bonté de la nature : tout est relatif. C’est dans mes lectures que je façonne mon opinion, au travers de l’humanisme ou de l’écologie… Tout ce qu’il y a d’humaniste dans l’Islam, j’y crois comme à une métaphore. J’ai eu une relation conflictuelle avec la foi, et je sais même pas où j’en suis aujourd’hui. À force de lire, je me rends compte que le Coran c’est d’abord de la littérature. Je suis pas certain de l’importance qu’on devrait encore accorder à des bouquins qui ont été écrits y’a si longtemps. Je préfère lire des textes plus contemporains qui défendent les mêmes valeurs – mais ce sont peut-être mes études dans une école religieuse qui m’ont aussi gavé de tout ça : c’est presque un traumatisme.

**Est-ce qu’il t’est arrivé d’en vouloir à ta famille après ton coming-out ?
**En vrai, j’ai du mal à être fâché contre ma famille parce que je crois qu’ils avaient ni l’espace ni la santé mentale nécessaire pour faire le tri et se souvenir de ce qu’on est vraiment, avant d’être une femme, un homme, un Palestinien ou une Palestinienne. J’ai eu la chance de ne pas grandir avec des menottes, et j’en suis reconnaissant.

Comment t’as réagi en voyant des soldats israéliens brandir le drapeau LGBT à Gaza après avoir rasé la ville ? C’est évidemment horrible. De la folie… mais j’étais pas du tout surpris. L’histoire de ce drapeau reste une histoire occidentale, blanche et, disons-le, capitaliste.

**Culturellement, tu te situes où toi ?
**Quand je fais le calcul, la plupart des films, livres ou musiques dans lesquels j’ai baigné venaient de l’Occident. L’arabe était beaucoup moins présent, même en vivant à Amman. Y’a une bourgeoisie arabe qui s’est un peu éloignée de sa culture, il faut le dire. Ce qui est drôle c’est qu’il y avait une fascination pour les films égyptiens ou la musique libanaise, mais jamais aucun débat autour. Le film est en noir et blanc, les femmes sont belles, elles montrent un peu de peau mais elles sont classes ! Même quand elles incarnent un rôle de travailleuse du sexe, elles restent toujours distinguées.

Je me souviens, petit j’avais voulu regarder la série Lizzie McGuire. Ma grand-mère s’y était opposée, pourtant c’est un truc d’ados évangéliques coincés qui montre rien du tout. Elle avait pris la télécommande pour mettre à la place un film égyptien qui racontait l’histoire d’une vendeuse de charme des années 50, qui chope un mec riche et devient sa maîtresse. Une histoire à l’eau de rose bien sneaky mais, pour cette femme musulmane de 80 ans, ça c’était OK ! Par contre Lizzie c’était haram. J’ai encore du mal à en saisir les raisons aujourd’hui.

**De quelle façon tu penses que les Français·es perçoivent ta culture d’origine ?
**Malheureusement, le cliché du sauvage de cité et des femmes voilées qui mangent pas de porc imprègne encore beaucoup trop les esprits. Il faut arrêter de stigmatiser et diaboliser les gens.

**Certaines personnes disent qu’on devrait pas soutenir la Palestine si on est queer. T’as trouvé ta place au sein du militantisme palestinien ?
**Bien sûr, mais c’est en assumant la personne que je suis que j’ai pu le faire. Il a fallu assumer mes privilèges, mes souffrances, mes ressources et ma santé mentale. Ensuite, comme au théâtre, il faut trouver sa place : c’est quoi le rôle qui me convient en ce moment ?

**Tu connais beaucoup d’autres Palestinien·nes LGBTQI+ ?
**J’en connais. Pas beaucoup mais y’en a. Y’a l’asso Al Qaws, par exemple. Je crois que c’est pas facile compte tenu du contexte et de la religion, mais en vérité j’ai jamais vécu en Palestine. C’est que la perception d’un exilé, et je peux me tromper. En vérité, j’ai jamais eu d’informations concrètes sur des crimes d’honneur commis en Palestine à l’encontre de femmes ou de personnes queer.

Comment tu te sens depuis le 7 octobre ? Au début j’ai eu une sensation de déjà-vu, puis j’ai très vite réalisé qu’il se passait quelque chose de différent. Un événement si imprévu et dramatique que tu perds contact avec la réalité. Tu te demandes vraiment si c’est réel ou si c’est encore un film.

**T’as pensé quoi de la mobilisation en solidarité avec la Palestine à Paris ?
**Ça fait un peu princesse mais j’ai été déçu… Je m’attendais à mieux de la part des Français·es. Plus de gens, plus d’énergie.

**Qu’est-ce qu’elle incarne la jeunesse palestinienne aujourd’hui selon toi ?
**Je dois dire que je suis fier d’être Palestinien. On est une minorité qui existe en dehors du système, donc capable de l’observer de l’extérieur. Les voix palestiniennes qui s’élèvent aujourd’hui sont tellement déconstruites, qu’on arrive peu à peu à cette cohabitation des idées. Tu sais, j’aimerais dire quelque chose ici : les personnes par lesquelles je me suis senti le mieux accepté ont souvent été des femmes qui portaient le hijab. De la même façon, j’ai rencontré des hommes hétéro cis qui m’ont traité avec plus de respect que l’ont fait d’autres mecs gays.

C’était quoi leur problème avec toi ? Je crois qu’il y a beaucoup de personnes traumatisées dans la communauté LGBTQI+ qui ont ce réflexe de rejet. Comme s’il fallait projeter sur leurs semblables la haine dont ils ont fait l’objet. Y’a du racisme dans une partie de la communauté gay blanche quadra et bourgeoise. Beaucoup de gays sont aussi transphobes, et il faut le dire. Que tu sois attiré que par la virilité, je comprends. Mais pourquoi mépriser les personnes qui revendiquent leur genre ou leur fluidité ?

**En Europe, on a tendance à pointer du doigt le Moyen-Orient au sujet des droits LGBTQI+. T’en penses quoi, toi qui a vécu dans ces deux régions du monde ?
**Je peux parler que de mon expérience : en Jordanie, l’homosexualité n’est pas pénalisée. Légalement, y’a rien mais socialement c’est autre chose. Encore une fois, j’ai eu la chance d’être relativement accepté par ma famille. On en revient à cette notion de privilèges vu que mes oncles, tantes, cousins et cousines ont voyagé dans le monde entier et lu beaucoup de livres. La LGBTphobie européenne et la LGBTphobie arabe sont juste différentes, mais y’en a pas une pire que l’autre selon moi.

**Est-ce que t’as de l’espoir aujourd’hui pour la Palestine et les Palestinien·nes ?
**Oui. Et cet espoir se superpose à celui que j’éprouve pour la communauté queer, les femmes, l’écologie… J’ai l’impression que le monde prend conscience des priorités mais je suis peut-être dans ma bulle. Est-ce que je suis vraiment légitime pour répondre à cette question ?

**Je sais pas… Je me demande juste quel est ton sentiment personnel face à tout ça.
**J’essaie de comprendre ce qui me rend heureux. Comme un animal qui cherche à éviter la souffrance. Mais il faut d’abord l’identifier parce qu’on est parfois dedans sans le savoir. Qu’est-ce qui va me faire me sentir le plus mal : parler de la Palestine, des droits humains et du féminisme, ou mettre tous mes sentiments en bouteille ? J’observe les gens et, de ce que j’en ai vu, j’ai pas envie de suivre ceux qui ont choisi la deuxième solution. Leur mode de vie, leur santé, leurs relations avec eux-mêmes, les autres et l’argent me dépriment. J’ai essayé mais ça n’a pas marché…

**Qu’est-ce qui te rend heureux dans la vie ?
**Vivre mon essence de la façon la plus authentique possible. Comme un muscle dont tu testes la résistance : quel est le poids le plus lourd que je peux porter ? C’est là que j’apprends à danser avec tout ça. J’aime sentir et goûter le bon. J’aime aussi bouger. Cette histoire du corps : la libération, le mouvement. À Paris, je m’épanouis du simple fait de ne pas avoir à utiliser une voiture. Le corps humain est fait pour courir, nager, grimper… Je peux pas rester assis comme ça, ça fait mal au dos. Je suis scientifique : le sport, la liberté, le cycle de la vie, baiser, manger… s’exprimer. C’est pour ça que j’aime parfois dire des injures : il faut laisser les corps s’exprimer, zebbi !

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Se faire un nom dans le rap sans plan marketing (et plus tôt que prévu)

10 novembre 2023 à 07:55

En revenant de notre petit moment avec 39Bermuda au Café La Pompe à Bruxelles, on avait une super idée d’intro. Puis, chemin faisant et éthanol montant, on a perdu le fil. Le lendemain, notre « On vous envoie ça fin de semaine les gars [pouce levé, clin d’oeil] » s’est mué en un aberrant « Merde, on écrit quoi ? ».

Puis, une chose nous vient à l’esprit : plus on cale sur cette intro, plus on accumule les mails non lus, les dates butoirs qui approchent… Et quand on repense à la veille, on envie un peu les mecs du 39, pour qui les choses paraissent plus simples, en tous cas plus fluides. 39Felix, Skut et leur booker Jonas nous avaient expliqué qu’ils travaillent sans plan établi, sans forcer. Et le truc semble bien marcher, naturellement.

Depuis 2022, le groupe écume les bars bruxellois pour se faire la main, du Réservoir à la Maison du peuple. Et puis, le Botanique. Et puis, Dour. Le 13 juillet dernier, ils ont inauguré la scène du Labo – qui verra passer Prince Waly, Eloi, Zuukou Mayzie ou J9ueve les jours suivants. Depuis, ça s’est un peu calmé niveau dates, mais le duo est à l’affiche du prochain FiftyLab, avec qui on est partenaires. Ils joueront à l’AB Box le 17 novembre, est sont d’ailleurs les premiers mentionnés sur le line-up, grâce à l’heureuse loi de l’alphabet – ce qui nous permet de rappeler que, loin de tout calcul, ils avancent sans stratégie marketing, chose peu commune à une ère où les algorithmes et la surprésence requise sur les réseaux ont un réel effet sur la façon dont les artistes gèrent leur carrière.

En fait, quand on voit que des artistes misent tout sur les différents outils numériques pour « percer » et adaptent leur « création de contenu » en fonction de ça, la seule envie qui nous vient c'est de ne pas écouter leur musique. Alors, en ce qui nous concerne, on décide d’embrasser le style de vie fait de coloc de potes, transports en commun et de tise tard la nuit que 39Bermuda véhicule dans sa musique et son image.

VICE : 39, c’est pour le tram 39 ?  Skut  : Ouais, c'est symbolique. C'est la ligne de tram qui va de Wezembeek à Montgomery. C'est le trajet qu'on a fait toute notre jeunesse.

Ban Eik, le terminus, c'est le point à l'extrême-est de la carte des trams de la STIB, c’est pas rien.  39Felix : C'est loin. Moi, j’habitais à Ban Eik justement.

Skut : Y'a Bruxelles… et y’a Wezembeek-Oppem. Mais on avait nos potes là-bas, donc quand on voulait pas trop bouger on se voyait à Wezembeek. Ceux qui faisaient du foot c'était à Wezem, ceux qui faisaient du basket c'était à Wezem, on allait à l'école dans les alentours…

Y'a un gros, gros rappeur belge qui prenait aussi le 39 à l’époque… Skut : Y'en a quelques-uns qui y sont passés. Veence Hanao, par exemple. En tous cas, il jouait au basket à Wezembeek. La Smala avait tourné le clip de Dans le sofa à Wezem.

Jonas : Repeat de Caballero et JeanJass a été tourné à la cité de l’Amitié aussi [c’est situé à Woluwé-Saint-Pierre, mais l’arrêt de la cité se trouve sur la ligne 39 de la STIB, NDLR].

Vous y êtes encore parfois ? Skut : J'habite à Stockel et je travaille à Wezem, donc j'y suis encore souvent.

39Felix : On a eu une coloc ensemble du côté de Montgomery, mais après je suis allé habiter en ville.

La coloc c'est un peu l’une des façons clés de former un groupe.  39Felix : On avait notre studio dans la cave. C’est là qu’on a commencé à faire nos trucs.

Le fait de ne plus vivre ensemble n’a pas eu d’impact au niveau de votre alchimie musicale ?  39Felix : C’est même mieux maintenant.

Skut : Vivre ensemble, avoir chacun son boulot et se forcer à aller dans le studio le soir, ça aide pas. Maintenant, quand on se voit pour le son, on se focus et on sait qu’on va faire de la musique sérieusement.

39Felix : Vers la fin de la coloc, on avait un peu du mal à se mettre dans la cave et faire de la musique mais quand on s'est « séparés » c'est devenu super cool de se revoir pour faire ça. En coloc, quand on venait de se faire à manger, on se disait qu'il fallait qu’on descende pour travailler mais parfois les autres colocs voulaient faire autre chose, etc. Bref, c'était pas toujours facile.

C'est après la fin de la coloc que vous avez commencé à vous projeter plus sérieusement ?  39Felix : Je sais pas si c'est vraiment à ce moment-là mais c’est vrai que quand on était tous les jours ensemble, si on essayait de faire du son dix minutes mais qu’on le sentait pas, on retournait à nos affaires quotidiennes – on était déjà chez nous de toute façon. Alors que maintenant, Skut fait 20 minutes de transport pour venir chez moi donc il va pas se barrer si ça prend pas tout de suite. Ça force à être plus sérieux. D’ailleurs, Jonas nous disait : « Je veux bien vous trouver des concerts mais il faudrait être un peu plus sérieux. »

Skut : Maintenant on travaille en studio aussi. On paie pour ça, donc on va pas y aller pour rien. C'est plus pro, on est plus concentrés.

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De gauche à droite : 39Felix, Skut et Jonas. Photo : Joris Ngowembona

Vous vous êtes aussi professionnalisés au niveau du statut ?  39Felix : Non, on n’est signés chez personne. Jonas s'occupe du booking et on fait tout nous-même pour le reste. On a trouvé un équilibre « sérieux », même si ça peut arriver que parfois on lâche un peu le truc. Après, on est rythmés par des lives, des propositions, des sorties, etc.

Skut : On gère bien l'inconnu pour le moment.

39Felix : On a eu de la chance aussi. On a fait énormément de petits concerts grâce à Jonas qui nous a bookés dans pas mal de petits bars à Bruxelles. Et puis, on a eu une proposition du Botanique et puis de Dour. Petit à petit, les choses plus sérieuses sont arrivées. Je pense que c'est à force de montrer notre gueule tous les week-ends dans des petits bars. On voyait les mêmes têtes qui venaient à nos shows avant de continuer leur soirée ailleurs. En vrai, c'est les shows qui nous donnent le rythme. On est vraiment basés sur les lives. À un moment, on en faisait tellement qu'on trouvait pas trop le temps pour faire d’autres trucs sur le côté.

Skut : On a d'abord mis notre prio sur le test de nos musiques en live. Ça prenait bien.

Jonas : Ils ont fait 17 dates en un an.

D’ailleurs, c'est quoi ton expérience à ce niveau ?  Jonas : J'avais vite fait organisé des events avec Give Me 5, donc j'avais des petites notions. Avec 39Bermuda, je leur ai trouvé un concert et ça s’est un peu enchaîné. J'apprends aussi sur le tas. Je connaissais Félix et Skut depuis quelques années mais notre lien était pas hyper solide. Quand ils m'ont proposé de bosser ensemble, je me suis déter’, j’envoyais des mails, j'allais sur place, etc. C'est vraiment du matraquage. Pour le moment, tout roule et on est même étonnés – ou agréablement surpris – par les propositions qui tombent. On s'est rendu compte que le taf qu'ils ont fait pendant presque un an à jouer dans les bars, ça a payé. À Bruxelles, à partir du moment où tu fais ça, ça commence à parler de toi.

39Felix : C'est vraiment du bouche-à-oreille, un truc organique quoi. On est vraiment nuls sur Instagram, mais le fait d'avoir joué à tel ou tel endroit, parlé avec du monde, ça marche aussi, et les gens commencent à te démarcher.

Jonas : Mine de rien, Dour est arrivé très vite dans leur carrière.

Skut : C’était très inattendu. On s'est retrouvés dans un bar tous ensemble après la scène du Bota et j'ai un ami qui connaissait les gars de Dour qui étaient venus nous voir…

39Felix : … mais on s'est dit que s’ils étaient pas venus nous causer après notre scène, c’est que c'était mort, qu’on n’était pas bookés.

Skut : Finalement, on a reçu un mail deux ou trois jours après. On a dû bien fêter ça…

Là, vous êtes dans l'étape où vous avez placé votre nom sous les radars, vous pouvez vous permettre de vous effacer un moment niveau lives. Est-ce que le numérique prend un peu le relais ? 39Felix : En vrai, le côté internet nous gave. On adore faire de la musique et des scènes, mais des publications…

Mais les clips, par exemple – si on englobe tout ce qui se passe en ligne ? 39Felix : Les clips c'est fun, mais c'est aussi beaucoup d'obligations et on n’a pas envie de rentrer dans ce truc de faire un clip juste sortir quelque chose. Mais quand on a des idées spontanées et marrantes, là on fonce.

Skut : Pour le moment, on est aussi à la tête du projet quand on fait un clip. On bosse avec plein de gens mais on aime bien garder notre truc à nous.

39Felix : On veut juste pas rentrer dans le truc où on poste toutes les 20 minutes sur les réseaux pour dire qu'on est en studio et qu'on bosse sur une track. Je trouve que c'est plus une distraction qu'autre chose. Poster nos sessions studio sur Insta pour prouver qu'on ne fait pas rien, c'est casse-couilles.

Skut : On veut pas publier tous les jours sous prétexte qu'il faut garder le gens auprès de nous, mais côté clip, on aime bien quand même. Regarde celui avec Félé Flingue, on se prend pas la tête.

39Felix : On faisait l'un de nos plus grands festivals à ce moment-là, à Machelen. On a fait la fête jusque tard, on a tous dormi chez moi, et le lendemain on a fait le clip.

Félé, il arrive comment là-dedans ?  Skut : On allait voir des concerts du 77 à l'époque. C'est devenu un ami avec qui on discutait, on faisait la fête, etc. Et plus tard, on lui a montré ce qu'on faisait, ça lui a plu et on a essayé de faire des trucs ensemble. Il est un peu dans notre délire, il se prend pas énormément au sérieux non plus. Il est spontané mais il fait les trucs à fond.

C’est un peu devenu un oiseau rare, qu’on voit principalement en invité de luxe. 39Felix : J’ai pas envie de parler à sa place mais je pense qu’il est beaucoup avec ses potes, et quand y’a un truc qui lui plaît vraiment, il le fait et il se marre à fond.

Skut : Il est pas carriériste.

Vous aussi, vous réfléchissez en dehors des codes des stratégies marketing modernes. L’image que vous véhiculez à travers vos clips assume aussi ce retour aux sources. 39Felix : En soi, la musique qu’on fait est old school, les prods c’est du jungle des nineties. Ce serait presque bizarre que maintenant, avec notre musique, on applique les codes actuels et qu’on se calque à TikTok, aux obligations du streaming, etc. Puis on est trois : Jonas s’occupe du booking, moi je fais des prods et Skut rappe, donc on n’a pas le temps de penser à des stratégies de promo.

En gros, le truc à retenir, c’est que ça peut marcher sans marketing. On en a plein le cul du marketing. Jonas : On n’a pas de vraie structure officielle et pourtant on arrive à être programmés dans des festivals où la plupart des artistes avec qui on partage l’affiche sont accompagnés. Et les résultats auxquels on accède, ils sont oufs.

39Felix : C'est clair qu'on va pas faire semblant d'avoir fait la main stage de Dour à 22 heures, mais avec nos petits moyens on a de bons résultats. On reste un petit groupe indépendant avec des résultats de petit groupe indépendant. Mais c'est pas parce que ça marche comme ça qu'on est fermés à toute proposition, à l'idée de se structurer. On rejette aucune idée mais pour l’instant, c’est comme ça qu’on fait. Notre musique et l'ambiance qui en découle, c'est aussi grâce à notre côté homemade. Et les gens qui viennent nous voir sont à la recherche de ça, ils ont l'impression de faire partie du truc.

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Joris Ngowembona

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Vivre de punk et de squats à Oslo

27 octobre 2023 à 08:55

C’était la fin de l’été à Oslo quand Mats me demande si je peux venir prendre des photos pour un petit festival qui aura lieu dans l'arrière-cour d’un squat, dans le quartier de Gamlebyen.

Les pétitions et les collectes de fonds n'ont servi à rien ; dans quelque temps, les occupant·es seront expulsé·es par le conseil municipal. Alors, ce festival c’est comme une excuse pour organiser une grosse fête, histoire de faciliter un peu la transition.

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L’endroit est en quelque sorte fait pour ça. L’Oslo Gate 35, géré par une dizaine de personnes, qui forment un collectif d’artistes, accueille souvent des shows ou des rencontres. Il y a aussi une salle de répétition. C’est un lieu de contre-culture important pour le quartier.

La Bane NOR, la société chargée de gérer l'infrastructure des chemins de fer norvégiens, propriétaire de l’immeuble, avait permis au collectif d’investir le bâtiment, avant de récemment ordonner qu’il soit vidé, pour le récupérer plus tôt que prévu. À Gamlebyen, il n’est pas rare de croiser des bâtisses et des maisons vides, et ce lieu va s’ajouter à cette liste, alors que Bane NOR ne semble même pas avoir de projet concret à y mener. L’entreprise justifie la résiliation du contrat par l'état de l'immeuble ; de gros travaux seraient nécessaires.

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Mats joue dans trois formations de punk hardcore : Asinin, Assistert Sjølmord et Que Lindo. Il est devenu en peu de temps une figure assez active de la scène scandinave, aussi parce qu’il organise des events et en conçoit la plupart des affiches – quand il n’est pas un genre de D.A. pour d'autres graphistes. C’est un gars que je connais via le skate, et je l’ai fréquenté pendant mes trois années à Oslo.

Le jour de l’événement, l'atmosphère est chaleureuse. Les résident·es ont préparé un buffet et les concerts se succèdent. Dans ce genre de contexte, mes compétences de photographe de skate se montrent assez utiles : réagir rapidement, s'approcher des gens et appuyer sur l'obturateur au hasard. Chercher le moment décisif. Mais surtout, rester debout et protéger l’appareil photo des bras et des jambes qui volent. Dans ces moments-là, plus on enfile les verres, plus on devient audacieux. De l’ivresse et du sport.

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Reste que l’ambiance générale est bon enfant, loin d’une violence présumée à laquelle les plus béotien·nes pourraient nous associer. La présence de gosses en atteste.

Les concerts suivants auxquels j'ai pu assister étaient organisés dans les sous-sols et les salles d'autres squats. Ces lieux, comme Barrikaden, Blitz ou Hausmania, anarcho-communistes et autogérés, sont reconnus par la ville et fonctionnent comme des centres culturels. Ils tournent grâce à des bénévoles et sont des jolis refuges pour quiconque voudrait mettre en place un projet discret ou au stade d’ébauche.

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L’aventure rêvée du skate eswatinien commence ici

25 octobre 2023 à 09:13

Je me souviens de ma période skate. Elle a duré un mois à tout casser. Ma mère m’avait acheté ma première planche. D’après mes souvenirs, j’avais une énorme grenouille verte avec des colliers, des gros diamants et une casquette sur mon deck. Et ma mère a payé, sans pour autant approuver. Toujours est-il que le matin pour aller à mon école, qui se trouvait à 500 mètres de chez moi, je me laissais glisser. Et je crois que, intérieurement, je me sentais comme ce gars sur la photo de couverture ci-dessus.   

Alors, quand Jonas Camps nous a envoyé les photos de son nouveau bouquin sur le projet de construction d’un skatepark en Eswatini – entre autres –, je me suis dit que c’était le bon moment pour découvrir ce que les gens vivent lorsqu’ils n’abandonnent pas leur planche à roulettes dans la cave après un mois – mieux que ça, quand ils en font un objectif de vie. Et un livre aussi, donc.  

L’année dernière, le photographe belge nous avait déjà parlé des nouveaux skateparks construits par les organisations Skate World Better et Wonders Around the World, pour développer la scène skate en Mozambique et en Zambie. Et en gros, dans son livre Empty Billboardconçu avec la graphiste Maren Katharina Rommerskirchen –, les photos du projet en Eswatini viennent s’ajouter à celles prises dans les deux autres pays. 

Ça fait maintenant quatre ans que Jonas suit, avec Martin Loužecký – son pote tchèque à l’initiative de Skate World Better – l’ambition de rendre le skate accessible et praticable sur le continent africain. C’est comme ça que, l’été dernier, il a atterri en Eswatini, ex-Swaziland. Ce petit pays d’Afrique australe est la dernière monarchie absolue de son continent. Si on compare ses caractéristiques à celles de la Belgique, la superficie peut être divisée par deux et la population par dix. 

C’est entre les montagnes de Mbanane, la capitale, que Jonas et Martin se sont lancés dans ce nouveau projet de construction. « Beaucoup d’hommes politiques vivent à Mbabane, raconte Jonas. Depuis la montagne où on vivait, on pouvait voir toutes sortes de maisons de maître. On se disait qu’on était comme sur les collines d'Hollywood. »

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Ce projet à Mbanane est le résultat de circonstances particulières et aussi hasardeuses que bienvenues. Il y a quatre ans, lors du renouvellement de son visa, Martin a rencontré Jason Martin, un gars de la ville. « Jason rêvait de construire un skatepark en Eswatini, ajoute Jonas. Depuis qu'il était enfant, sa mère et ses sœurs en entendaient parler tout le temps, au point de s’en lasser, je crois. » Mais Jason s’est accroché à son idée et, quelques années après avoir commencé à initier les enfants du quartier sur la rampe de fortune installée dans son garage, il a créé l'ONG Eswatini Skate pour amplifier le mouvement. Martin s’est greffé au projet et a commencé à planifier la construction d’un skatepark en béton. 

« À Mbanane, on a vu une mini-rampe assez brute sur l’une des places principales, poursuit Jonas. Avec Jason et Martin, l'idée nous est immédiatement venue de l'agrandir pour en faire un skatepark. On a découvert qu'il y avait une communauté de skaters et qu'ils essayaient de le faire depuis des années. Ils sont allés présenter une proposition au conseil municipal. Et le reste appartient à l'histoire. »

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Contrairement aux expériences de construction dans des banlieues éloignées en Mozambique et en Zambie, bâtir un skatepark en plein dans la capitale de l’Eswatini a simplifié pas mal de choses. Pour la première fois, des machines étaient accessibles et le béton leur a été livré – pas de mélanges à faire à la main. La ville leur a aussi fait don d’autres matériaux. L’impact est, lui aussi, vu de manière très différente, plus local, plus ancré au-niveau de la population. 

En plus des membres tchèques de Skate World Better, de quelques autres renforts venus d’ailleurs et des habitant·es de la capitale, des potes de Jason sont aussi venus d’Afrique du Sud pour prêter main forte à l’équipe. Et, en juin dernier, le Lafezeka Skate Park a officiellement ouvert ses portes dans le Coronation Park, entre les terrains de basket, de tennis et de foot déjà existants.

Suivez Jonas sur Instagram et sur son site (pour les précommandes de son livre). 

Découvrez d'autres photographes belges mis·es à l'honneur sur VICE en cliquant ici. Vous êtes vous-même photographe et vous avez une série percutante ? Envoyez-nous un mail à beinfo@vice.com.

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Jason et Dave. « On était une petite équipe de neuf personnes. La plupart venaient de République tchèque, mais Dave, lui, venait de Durban, en Afrique du Sud. »
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« Mbabane est une petite ville entourée de montagnes. Le centre-ville est rempli de centres commerciaux, de bureaux, de restaurants et d'un immense arrêt de bus. »
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Martin lors d’une séance de tatouage improvisée.
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« Quand le béton est enfin arrivé, on a fini par passer la plupart de notre temps au skatepark. C'était l'hiver, le soleil se couchait à 17 heures et il faisait froid très rapidement. À cause de l’humidité, on passait presque toutes nos soirées à attendre et à essayer de rester au chaud en faisant du feu avec le gardien de nuit du parc, Monsieur Dlamini. »
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Monsieur Dlamini.
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Une bâtisse à Mbanane.
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Dave.
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Dave teste le béton.
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Une soirée organisée dans une voiture.
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« On vivait avec Jason et sa famille. Dans le garage, il y avait une petite rampe qui était scotchée. Au début, je me suis dit que c’était impossible de l’utiliser. Mais tous les soirs, quelqu'un l’utilisait. Et finalement, on a fait des trucs de malade sur cette rampe de merde ! »
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« Jason était un gars extraordinaire. J'ai jamais vu personne devenir aussi fou pendant la construction. Je voyais son rêve devenir réalité. J'ai du mal à imaginer qu'on puisse croire en quelque chose pendant si longtemps et que finalement, on se retrouve avec un immense parc en béton dans un magnifique jardin au milieu de Mbabane. »

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