“Avant je regardais des vidéos pornographiques sur mon téléphone ou je pensais à des copines de ma femme un peu sexy. Mais j’ai très vite compris que le magazine Valeurs Actuelles me procurait plus d’excitation et un léger frisson de honte largement plus euphorisant” nous explique-t-il en nous montrant deux pages collées d’un reportage sur le voile dans les banlieues françaises.
Car Philippe, comme tout un chacun, a des fantasmes bien précis. “Mon “kink” actuel ce sont les éditos de Geoffrey Le Jeune ou les interviews d’Éric Zemmour. Ce qui m’arrange puisque la plupart des magazines du labo datent d’il y a quelques années. Ils ont aussi des JDD plus récents mais c’est un peu sage je trouve…” détaille-t-il avant de nous emprunter des écouteurs pour écouter une chronique de Gaspard Proust sur son téléphone.
Aussi étrange qu’il puisse paraître, le cas de Philippe Bertholet est pourtant loin d’être isolé. Le laboratoire Unilabs a ainsi fait état de plusieurs militants de gauche leur demandant s’il n’avait pas des exemplaires de Mediapart pour faire des dons de sperme plus rapidement.
Crème vanille. Décharge finale. Money shot. Peu importe comment vous l’appelez, je pense qu’on peut s’accorder sur le fait que le sperme masculin est la graisse lubrifiante qui fait tourner tout Internet. C’est gluant, c’est salissant et ça se répand partout. Parcourez n’importe quel site porno pendant une demi-seconde et vous trouverez des vidéos de femmes en train de se faire éjaculer dans le cou, le dos, le vagin et la raie, bref, sur toutes les parties du corps. Mais existe-t-il une seule personne sur terre qui aime vraiment ça ?
Une nouvelle étude, publiée dans la revue universitaire Sexes et judicieusement intitulée As Long as It’s Not on the Face (Tant que ce n’est pas sur le visage), suggère que les gens sont moins enthousiastes à l’idée de se faire éjaculer sur la gueule que ce que l’industrie porno voudrait bien nous laisser penser. « Aucune étude antérieure ne s’est intéressée aux perceptions et aux préférences du public en ce qui concerne les cumshots », écrit l’auteur de l’étude, Eran Shor, de l’université McGill. Pour info, « cumshot » est le terme générique pour désigner une scène d’éjaculation sur le corps d’une autre personne. Il a interrogé plus de 300 spectateur·ices de films pornos de différentes origines démographiques et culturelles et a constaté que « la plupart ne se soucient pas de l’éjaculation masculine ou de son emplacement, ou préfèrent qu’elle se produise dans le vagin de la partenaire féminine ». Shor suggère également que beaucoup de spectateur·ices trouvent « dérangeantes » les scènes de cumshot dans la bouche ou sur le visage.
Je sais qu’il est préférable de ne pas s’aventurer sur le terrain de la Guerre des sexes, mais le fait que beaucoup trouvent les cumshots dérangeants ne devrait pas étonner grand monde. Ça fait des décennies qu’une multitude d’universitaires féministes affirment que la pornographie, parce qu’elle est généralement réalisée par et pour des hommes, reflète les attentes patriarcales dominantes en matière de sexualité féminine, faisant de l’éjaculation un sujet particulièrement épineux. Dans son article de 2005, auquel Shor se réfère dans l’étude, Terrie Schauer, de l’université Simon Fraser de Vancouver, affirme ceci : « puisque les hommes sont représentés en train de décharger sur le visage, les seins ou les fesses de leur victime — c’est-à-dire sur les espaces corporels qui sont les signifiants de la féminité — on peut dire que l’éjaculation dégrade métaphoriquement la féminité. »
Bien entendu, ce point de vue n’est pas partagé par toutes les femmes, ni par toutes les féministes. Toutefois, ça n’a pas empêché le récit général d’aller dans une certaine direction, à savoir : « les féministes pensent probablement que les cumshots sont dégradants, mais les mecs doivent forcément kiffer ça. » À première vue, les habitudes de consommation du porno semblent confirmer cette idée. Une étude réalisée en 2021 a révélé que 24% des vidéos les plus regardées sur Pornhub comportaient une éjaculation masculine sur le visage d’une femme. Il semble donc que la prolifération des cumshots dans la pornographie répond simplement à une demande masculine.
Or cette étude révèle que ce n’est pas le cas. Interrogés sur leurs préférences, un échantillon représentatif d’hommes et de femmes, hétéro ou non, ont dénoncé la pratique du cumshot – pas uniquement les féministes anti-porno, donc. Shor rapporte que la plupart des personnes interrogées ne s’en soucient pas ou n’ont pas émis de préférence (27%), voire préfèrent que les hommes éjaculent à l’intérieur du vagin de la performeuse (38% de toutes les personnes interrogées et 48% des femmes de l’échantillon). Seuls 9% environ ont déclaré préférer voir une femme se faire éjaculer sur le visage.
Pour quelques personnes interrogées, en particulier des hommes hétérosexuels, il s’agit moins d’une question de goût que d’une question de timing. Liam, un Canadien hétérosexuel de 25 ans, a déclaré lors de l’étude : « Je ne suis pas le genre à regarder jusqu’à la fin, donc je n’ai pas de préférence ». Ivan, 22 ans, étudiant russe hétérosexuel, a tenu des propos similaires : « J’arrive jamais jusque-là, donc je m’en fous ». D’autres ont des opinions plus tranchées sur l’endroit où le type doit décharger. Christine, 19 ans, étudiante bisexuelle française, a déclaré qu’elle préférait l’éjaculation vaginale, « là où je ne la vois pas ». Pour Julian, un Canadien homosexuel de 20 ans, les artistes masculins devraient éjaculer « sur leur propre corps ; juste, gardez ça pour vous ».
Je ne vais pas sauter sur une table et proclamer que cet échantillon de quelques centaines d’individus est la preuve irréfutable que personne n’aime les cumshots, mais il semble justifier l’idée qu’une grande partie du porno se résume à la vie sexuelle d’un garçon de 13 ans qui viendrait d’apprendre tout ce qu’il peut faire avec son zgeg. Jizz ! Boum ! Du sperme ! Du sperme ! Trop chouette ! Maintenant, ferme l’onglet, retourne à ton devoir de maths et ne pense surtout pas à la fille qui est en train de se laver le visage dans le lavabo de la salle de bain. Ou bien c’est juste moi qui suis de la vieille école ?
« Je suis anti-cumshots, je les trouve un peu dégoûtants », déclare Bethany, 28 ans, dont le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité, comme d’autres personnes dans cet article. Fiona, 29 ans, va dans le même sens. « Je pense que c’est dégueulasse et je ne veux pas de ça sur mon visage, merci mais non merci. » Et les femmes ne sont pas les seules à partager ces sentiments. « C’est un manque de respect », affirme clairement David, 31 ans. D’autres émettent des critiques plus pratiques. « C’est une contrainte, dit Tom, 34 ans. C’est pas juste d’obliger les femmes à se laver le visage. »
Fiona est d’avis que l’expression « cumshots are hot » est un « mensonge répandu par les hommes », né tout au plus d’une nécessité cinématographique. « Il s’agit plutôt d’un moyen pour montrer visuellement la conclusion dramatique d’un récit pornographique », suggère-t-elle.
Ça nous ramène au cœur du problème, car le fait que vous aimiez ou détestiez les cumshots dans votre propre lit n’est pas très important dans le grand schéma des choses (après tout, vous faites ce que vous voulez chez vous). Ce qui est intéressant, c’est de savoir pourquoi le porno donne l’impression que le sexe doit se terminer par, eh bien, un final façon cumshot.
« La prévalence des cumshots dans la pornographie grand public soulève une question intrigante », explique à VICE Eldin Hasa, neuroscientifique et expert en comportement humain. « Si seule une minorité de spectateurs exprime une préférence pour cet acte, pourquoi ces éjaculations sont-elles si courantes dans l’industrie ? »
L’une des explications possibles, selon lui, est que l’industrie porno « répond à certaines notions préconçues de ce qui est attendu, en perpétuant l’idée que l’éjaculation masculine sur le visage ou dans la bouche d’une femme est un élément standard des rapports sexuels ».
C’est un cercle vicieux, ajoute-t-il. « La prévalence des cumshots dans les vidéos pornos a le potentiel de façonner les perceptions et les attentes des spectateurs concernant les rapports sexuels réels, déclare Hasa. D’un point de vue de l’éducation sexuelle, il est essentiel d’évaluer de manière critique la représentation des actes sexuels dans la pornographie et de rectifier toute désinformation ou attente irréaliste qu’elle pourrait véhiculer. »
Selon l’éducatrice sexuelle Emilie Lavinia, le véritable problème réside dans le fonctionnement des sites pornographiques gratuits. « La pornographie sur les sites de tubes suit des schémas algorithmiques, explique-t-elle, donc plus vous voyez quelque chose, plus vous y serez exposé. C’est pourquoi une page d’accueil sur un site gratuit qui propose des vidéos de cumshots générera plus de clics et augmentera la demande pour ce type de vidéos. » Mais d’après elle, il s’agit d’une « fausse économie ». Lavinia revient à l’étude récente pour étayer son argument. « L’étude montre que si le groupe démographique de l’échantillon ne cherche généralement pas ce type de contenu érotique, il lui est quand même proposé sur les sites pornographiques gratuits. »
« Un aspect crucial de toute cette discussion est de savoir si l’éjaculation masculine peut être jouée et filmée d’une manière qui ne serait pas considérée comme dégradante pour les femmes », déclare Hasa. Pour Lavinia, cela dépend de l’intention et du langage de la scène. « Si la scène se veut humiliante et que le sperme est présenté comme étant sale, vous pourriez supposer que la personne qui reçoit ce cumshot est censée en être humiliée », dit-elle. En revanche, si le destinataire est consentant et semble excité par la perspective, « il s’agit probablement d’un scénario beaucoup moins dégradant ».
Mais évidemment, le porno est une mise en scène. « Une grande partie du problème de compréhension de l’intention réside dans le fait de ne pas savoir d’où provient le porno que vous regardez et de n’avoir aucune idée du bien-être des acteur·ices-performeur·ses », explique Lavinia. « C’est pourquoi je maintiens qu’il est préférable de payer pour son porno et de ne pas utiliser les sites gratuits. »
Pour en revenir aux cumshots, il y a d’autres raisons d’être sceptique quant à l’idée que tout éjaculat sur le visage, la poitrine ou la bouche est intrinsèquement dégradant pour les femmes. « Il ne faut pas oublier que ce type de final est également présent dans le porno LGBTQ+ », explique Lavinia. T6X87 se décrit comme « un homme gay qui regarde beaucoup de porno et qui fait aussi du porno » (T6X87 est son nom de scène). « Il y a des raisons pour lesquelles une personne pourrait préférer ne pas recevoir de sperme en elle, explique-t-il. La principale étant qu’il y a un risque plus élevé d’attraper une IST si les fluides sont échangés de cette manière. »
Si l’on regarde la pornographie des années 1980 et 1990, pendant la crise du sida, T6X87 souligne que « les acteurs avaient souvent l’air vraiment effrayés par le sperme – il était projeté sur leurs visages et leurs corps et ils gardaient la bouche fermée tout en essayant de ne pas en avoir dans les yeux ». Ça a évidemment beaucoup changé depuis, mais le fait qu’on puisse maintenant filmer des scènes de cumshot sans aucune crainte est encore « assez nouveau et excitant », explique-t-il. « Pour beaucoup d’entre nous, ça revient à célébrer le fait qu’on a atteint un point dans l’épidémie où celles et ceux qui ont la chance d’avoir accès à la PrEP, etc. peuvent désormais avoir des relations sexuelles sans stresser. »
En fin de compte, l’important n’est peut-être pas l’éjaculation elle-même, mais ce que l’on en fait. « Ce qui est misogyne à mon avis, c’est le fait d’être amusé de voir une personne couverte de sperme pour ensuite la qualifier de salope ou de pute parce qu’elle a reçu une décharge », affirme Lavinia, pointant du doigt le langage de « slut-shaming » utilisé dans les titres de référencement, les commentaires et les sites de vidéos en ligne. Finalement, la meilleure chose à faire est de prendre toutes les vidéos pornographiques avec un peu de recul.
« Ce sont les réals qui décident de ce que les gens voient à l’écran et il est important de se rappeler que le groupe qu’ils représentent est très petit par rapport à la taille des audiences, souligne T6X87. Certains peuvent avoir une sorte de vision artistique, mais la plupart du temps, ils font ce qu’ils pensent pouvoir vendre. » En résumé, la prochaine fois que vous matez un film porno, gardez en tête que l’élément le plus déterminant d’un money shot, eh bien c’est l’argent.