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Préserver son amour du foot quand celui-ci est gangréné par la merde

Par : Gen Ueda
2 novembre 2023 à 08:10

Comme je l’ai évoqué dans un récent article concernant mon rapport au « supportérisme modeste », je n’ai jamais vibré lors de grandes affiches. Que suis-je censé ressentir en voyant des formations avec lesquelles je n’ai aucun lien, au sein desquelles il y a un turnover de malade et qui, parfois, sortent magiquement de nulle part simplement grâce à l’impulsion intéressée d’un milliardaire saoudien ou américain ? En plus, le fait de suivre la sélection japonaise et deux clubs de divisions inférieures (et en faillite) ne m’a donné d’autres choix que de développer une étrange affection pour les issues dramatiques.

Comprendre (avec les moyens intellectuels limités que je possède) comment fonctionne le foot en tant que machine néolibérale donne raison à cette distance que j’entretiens avec l’élite du foot. Plus les années passent, moins je trouve de prises auxquelles m’accrocher, alors que j’aime sincèrement ce sport. Je dégueule à chaque fois qu’on me parle de la FIFA, j’ai des envies de meurtre quand je vois la Coupe du monde au Qatar se dérouler parfaitement malgré les innombrables morts sur les chantiers des stades et j’ai même ressenti bien pire quand celle de 2030 a été présentée – ce sera la première à se dérouler sur trois continents différents.

Je ne vois plus que le fric et du vomi.

Et encore, je n’ai connu ce monde qu’à l’orée des années 2000, soit à un moment où le foot a déjà bien été chamboulé par l’avènement des droits télés : les chaînes sont progressivement devenues payantes, les horaires des matchs ont été reconfigurés pour augmenter l’offre télévisuelle, etc. Même au niveau de l’expérience de jeu, la télé a morcelé ce qu’on en vit, en mettant le focus sur la performance individuelle captée par les nombreuses caméras, loin de ce qu’on voit de nos yeux quand on va au stade. La télé a transformé le foot en un spectacle émotionnel en 4K à des fins mercantiles. Désormais, l’économie entière de la discipline repose sur les diffuseurs et le profit. 

Mais si le foot est vidé de son essence, que reste-t-il pour nous transcender ? J’ai posé la question – parmi d’autres – à Jérôme Latta, journaliste indépendant, cofondateur et rédacteur en chef des Cahiers du football, et auteur de Ce que le football est devenu : trois décennies de révolution libérale, publié aux éditions Divergences (les couvertures les plus jolies du monde littéraire). 

Dans son livre, l’auteur cite notamment Jonathan Liew, journaliste du Guardian : « La Premier League n’est-elle pas devenue l’équivalent footballistique de la City de Londres : un terrain de jeu non régulé pour les super riches du monde entier, jetant par les fenêtres l’argent des autres tout en prétendant fournir au public un service essentiel ? Ce n’est pas votre monde et il n’a plus aucun vrai lien avec votre vie, mais en y mettant le prix, vous pouvez prendre une chaise et vous asseoir au fond pour regarder. » 

Le foot n’est effectivement plus un bien commun, il se fait progressivement moins populaire, les clubs riches deviennent de plus en plus riches et les grandes instances anéantissent ce qu’il reste de son âme pour la vendre aux plus offrants. Alors, comment préserver son amour du foot quand celui-ci est gangréné par le fric et la merde ?

VICE : Comment vous avez vécu la création du marché des droits de télé dans les années 1990 ?
Jérôme Latta
: En France, la diffusion payante de football s’est imposée au moment du lancement de Canal+, qui avait basé son modèle économique sur le sport et le cinéma – et un peu la pornographie aussi. Ça a constitué un bouleversement assez sensible : on pouvait accéder à un nombre de matchs beaucoup plus important qu'auparavant. Avant ça, la diffusion du foot s’inscrivait dans une économie de la rareté, il y avait très peu de matchs diffusés – des matchs de Coupe d’Europe, de Coupe du Monde, de l’équipe de France… Là, très vite, plusieurs matchs ont été disponibles chaque semaine.

Ce qui était nouveau aussi, c’est qu’il fallait acquérir un abonnement et un décodeur pour accéder à tous ces matchs. Mon père s'était abonné le jour même où devait être diffusé un match de Saint-Étienne, dont on est supporters. Ça avait été un achat d’impulsion qui s’était avéré très durable parce que, pendant longtemps, Canal+ était incontournable comme diffuseur principal du football. Puis, ils ont eu des concurrents qui ont permis de valoriser les droits de télévision du championnat de France. 

« Là où il devrait y avoir un débat et l’exposition de voix dissidentes et critiques, c'est dans les médias sportifs spécialisés. Mais ils ne s'emparent pas du tout de ces sujets, et expriment même une forme d’embarras. »

À ce moment-là, les clubs français redoutaient cette nouveauté ?
C’est vrai que pendant très longtemps, dans les années 1960/1970, quand les moyens techniques de diffusion de matchs ont été disponibles, les clubs professionnels étaient extrêmement réticents parce qu’ils étaient persuadés que ça allait vider les stades. Comme les diffusions étaient très rares, quand un match était diffusé, les clubs constataient une petite baisse d’affluence, parce qu’évidemment, la diffusion télévisée constituait un événement en soi. Mais ce qui a changé les perceptions, c’est que le montant des droits pour ces diffusions est devenu beaucoup plus significatif avec l’arrivée d’opérateurs comme Canal+. Ça a changé la réflexion des clubs puisqu’ils ont pu considérer que cette manne leur était suffisante pour compenser les éventuelles baisses de recettes de billetterie. En plus, à cette époque, les affluences étaient assez médiocres dans les stades français. 

Mais à plus long terme, ils ont constaté que l’exposition médiatique du football contribuait à sa visibilité et donc renforçait son pouvoir d’attraction. Plus tard, dans les années 1990, et surtout au lendemain de la Coupe du monde 98, il y a d’ailleurs eu un bond très significatif des affluences dans les stades. Il y a donc eu un changement de réflexion dès lors que les droits de télévision sont devenus substantiels et que les avantages économiques excédaient les inconvénients et les baisses hypothétiques des recettes de billetterie. 

Justement, la Coupe du monde sert de levier pour les instances du foot et les partenaires commerciaux, non ? On dirait que ces événements sont devenus les plaques centrales de la dérégulation. 
La Coupe du monde a été l’une des premières compétitions diffusée à l’échelle mondiale. On peut même dire que c’est elle qui a amorcé la médiatisation massive du football – à une époque, en plus, où le football de sélection était considéré comme étant d’une qualité supérieure au football de club, ce qui s’est sensiblement inversé au cours des dernières décennies. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, le développement de la Coupe du monde a suivi le développement économique de l’industrie du football dans son ensemble. Elle incarne la tendance au gigantisme des grands évènements sportifs mondiaux. Il y a eu une augmentation progressive du nombre de participants, qui se prolonge à des niveaux alarmants – on va passer, pour la prochaine édition 2026, de 32 à 48 équipes. Cette croissance s’exprime aussi dans le fait qu’il devient de plus en plus difficile pour un seul pays d’accueillir l’événement, ce qui pousse à une co-organisation. En 2026, on aura une Coupe du monde dans trois pays, avec des distances considérables entre les villes hôtes au Canada, au Mexique et aux États-Unis. Et en 2030, on va avoir une Coupe du monde sur trois continents, ce qui montre le peu de souci de la FIFA pour les considérations écologiques, avec un bilan carbone qui continue de s'accroître – après le Mondial au Qatar qui avait déjà battu les records. 

Cette croissance illustre aussi la cupidité de la FIFA, qui se soucie d’abord de l’augmentation de ses ressources plutôt que de l’équilibre de la compétition, de ses impacts et de son coût économique et environnemental. Parce qu’évidemment, quand on augmente le nombre de participants, on augmente le périmètre des droits de télévision et on revalorise les droits de diffusion, ce qui enrichit la FIFA. La FIFA présente le prétexte du développement du football dans un plus grand nombre de pays, mais on comprend bien que les motivations principales relèvent d’un intérêt économique et géopolitique : plus le président de la FIFA satisfait un grand nombre de pays, plus la situation électorale lui est favorable. C’est dans cette démarche de double conquête que s’inscrit la croissance de la Coupe du monde. 

Quelque part, l'hypertrophie des compétitions de nations, qu'on constate pour la Coupe de monde comme pour l'Euro, c'est l'un des symptômes mais ce n'est pas le principal de la financiarisation croissante de l’industrie du football. La FIFA et l'UEFA suivent le mouvement et trouvent leur intérêt dans cette croissance au travers de la hausse de leurs revenus, alors qu'on pourrait souhaiter qu'en tant que gouvernements du foot, qu’elles aient un souci de réguler, de modérer et d'équilibrer la croissance de cette industrie. 

Face à tout ça, on est dans l’impuissance totale. On voit que ça produit toujours plus d'inégalités mais j’ai l’impression qu’on pardonne tout au monde du foot, même si on sait que, en tant que public, on y perd. On arrive très peu à politiser ces évolutions, les enjeux…
La difficulté, c'est d'arracher les amateur·ices de foot de leur statut de consommateur·ices auquel tous les acteurs économiques ont intérêt à les réduire. On a vu, à l'occasion de la Coupe du monde 2022, une sorte de sentiment d'impuissance quant aux moyens de protester contre le gâchis environnemental, le mépris des droits humains que contenait cette Coupe du monde. Il y a eu des tentatives de boycott, mais c'est une arme qui semble assez obsolète aujourd'hui et qui s’est en tout cas avérée inefficace, d'autant plus que la capacité d'attraction d'une Coupe du monde reste extrêmement forte. Quand il y a eu le fiasco du lancement de la Super Ligue en avril 2021, on a constaté qu'il y avait une opposition très forte aux évolutions les plus préjudiciables de ce football financiarisé, avec une explosion de protestations, des discours très critiques formulés, des termes précis désignant la nature de ces phénomènes d’oligarchie des clubs qui s'accaparent l’essentiel des ressources… Autant de choses, connues depuis des décennies, mais qui n’émergeaient pas dans le débat public. Mais la difficulté qu'on a constatée à ce moment-là, c'est que derrière, il n'y avait pas d'opposition qui se consolidait ni d'espace de débat pour envisager des réformes, des manières de réguler, d’encadrer, ou simplement de réfléchir à ces évolutions. 

Aujourd'hui, le principal pôle de résistance est incarné par les groupes de supporters, les ultras en particulier, qui sont très marginaux dans l'espace public et qui sont en plus stigmatisés à travers des amalgames avec le hooliganisme. Leur discours n'est malheureusement pas assez entendu. En parallèle, là où il devrait y avoir un débat et l’exposition de voix dissidentes et critiques, c'est dans les médias sportifs spécialisés. Mais ils ne s'emparent pas du tout de ces sujets, et expriment même une forme d’embarras. Pendant l'épisode de la Super Ligue, les médias sportifs avaient désavoué cette tentative de sécession mais sans réelle suite derrière, dans la mesure où quelques mois après, on célébrait l'arrivée de Messi au PSG et le retour de la Ligue des Champions alors que cette compétition est un des éléments les plus problématiques des évolutions du football. 

En tant que journaliste et supporter, comment votre identité footballistique a évolué en marge de ces dérives ? 
Ça pose des dilemmes de plus en plus difficiles, du moins quand on entretient une forme de conscience politique vis-à-vis des évolutions du football et qu'on a envie de défendre un tout autre modèle. Ça suscite aussi des contradictions. Encore une fois, à titre d'exemple, la Coupe du monde 2022 : on avait envie de désavouer cet événement et, en même temps, on avait envie de la suivre. Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui évacuent ces contradictions et qui prennent le parti de continuer à se passionner pour le foot et ses compétitions en laissant tomber un voile sur tous les problèmes que ça soulève. Mais il y a une autre tranche d'amateur·ices de foot pour qui les contradictions deviennent trop grandes et qui s’en détachent complètement ou se tournent vers d'autres formes de football – foot amateur, foot féminin, etc. –, des endroits où leur passion n'est pas aussi altérée que dans le football de haut niveau.

« Finalement, les amateur·ices de foot, réduit·es au statut de consommateur·ices, n'ont pas voix au chapitre. »

La Viva World Cup, les ligues amateures, les clubs engagés comme le Ménilmontant FC, tout ça ? 
Oui, on constate une forme de vitalité au niveau du foot amateur au travers de clubs militants notamment, qui vont s'inscrire dans certaines luttes comme l’accueil des migrant·es ou les droits LGBTQ+, par exemple. Ils représentent des expériences assez marginales par rapport à l’ensemble du monde du football mais ils ont la vertu de proposer une alternative concrète et de porter un discours critique envers les évolutions du football de haut niveau. Il y a aussi des clubs professionnels qui proposent des contre-modèles un peu militants. En Europe, on a Sankt-Pauli, le FC Union Berlin, le Red Star à Paris… Ce sont des clubs qui préservent leur identité très populaire. En Espagne, le Betis Séville a un programme écologique très ambitieux. Ça permet de faire émerger un discours critique. C'est difficile d'évaluer leur influence parce qu’ils sont relativement isolés, mais ils contribuent à problématiser les évolutions et, par contraste, de souligner les travers du football. Comme je le disais juste avant, on peut aussi trouver – ou retrouver – son bonheur d'amateur·ice de foot dans le football féminin parce qu’il est à un stade de développement moins avancé sur le plan économique. On va donc vivre des ambiances très différentes dans les stades et retrouver une forme de « fraîcheur ». Ce sont des modèles qui peuvent nous rapprocher des valeurs qu'on souhaite attribuer au football et au sport en général. 

En ce qui vous concerne, quels aspects du foot de haut niveau vous retiennent encore dans ses filets ?
Il y a d'abord le fait que, et quelque part c'est le drame du football, le foot, malgré ses dérives, reste un sport extraordinaire et que son pouvoir de séduction ne diminue pas. Il augmente même, au travers de ce foot très spectaculaire qui concentre des talents individuels assez extraordinaires. Le spectacle reste très attractif, puissant et séduisant. Peut-être même plus qu’avant. On reste partagé entre écoeurement et envie de suivre la Ligue des Champions, une Coupe du monde ou un Euro. Il a trois manières de gérer ses états d'âme : soit on les évacue, soit on vit avec, soit on se tourne vers les alternatives plus innocentes et exemptes de toutes ces altérations.

Donc, en gros, la dérive néolibérale du foot permet de produire un spectacle encore plus grandiose qui nous tient encore mieux en otage ? 
Oui, l'image est assez juste. On est aliéné à notre passion. On est contraint de mettre entre parenthèses nos scrupules, nos aspirations éthiques, humanistes ou simplement notre envie que l'intégrité des compétitions soit respectée. Tant que le combat n'est pas lancé et qu'il n'y a pas de vrais débats politiques sur les évolutions du foot, le sentiment d'impuissance dominera. Toute la difficulté, c'est de trouver des moyens qui ne sont pas encore à disposition, de contester ces évolutions et de ne plus être spectateur·ices – au propre comme au figuré – de ces décisions. Finalement, les amateur·ices de foot, réduit·es au statut de consommateur·ices, n'ont pas voix au chapitre et c'est l'un des grands enjeux d'éventuelles transformations positives du football.

Il faut changer les modes de gouvernance, à la fois des clubs et des instances sportives, en donnant voix au public du football – les supporters, les supporters ultras, les téléspectateur·ices, les spectateur·ices qui vont au stade. Il faudrait imaginer des modes de gouvernance qui les représentent à la fois au sein des clubs et au sein des instances. Il y a des évolutions ponctuelles dans ce sens mais on reste très loin d'une représentation satisfaisante des amateur·ices de foot alors qu'ils sont les consommateur·ices de cette industrie, mais sont aussi le produit vendu par cette industrie au travers des droits de diffusion. Finalement, un diffuseur, quand il achète des droits de diffusion, acquiert un public d'abonné·es, des client·es. Pour l’avenir, cette question de gouvernance est centrale, pour ne plus laisser le public du football en dehors du jeu. 

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4 juin 2002, Japon-Belgique, but du 1-1 : l’obsession de toute une vie

Par : Gen Ueda
31 octobre 2023 à 08:49

Un rondin de bois. C’est le dernier trophée individuel qu’aura soulevé Takayuki Suzuki. À Portland, quand les Timbers, pensionnaires de seconde division étatsunienne, marquent un but, la mascotte du club scie un morceau de tronc d’arbre pour l’offrir au buteur. C’était le 15 juin 2010, contre une équipe amateure, en coupe.

Huit ans plus tôt, le 4 juin 2002, le Japon entre dans sa Coupe du monde, à domicile. Des avions de chasse survolent le Saitama Stadium pour inaugurer la rencontre contre la Belgique. Ça fait six ans que le pays attend ça, depuis sa désignation comme co-organisateur de la compétition avec la Corée du Sud. En tant que nation émergente du foot, cet événement est l'occasion pour le Japon de montrer aux yeux du monde de quoi il est capable. Suzuki, qui ne compte pourtant que deux saisons convenables derrière lui – à 26 ans (!) –, en plus de ne pas avoir marqué depuis six mois, est aligné d'entrée de jeu. C’est même lui qui donne le coup d’envoi.

On arrive à l’heure de jeu quand, quelques secondes seulement après l’ouverture du score de Marc Wilmots, Shinji Ono adresse un long ballon vers l’avant. Derrière les deux centraux belges surgit Suzuki, à pleine balle, qui se couche, s’étire de tout son corps, pour tendre la jambe droite et pousser le cuir au fond des filets de De Vlieger. À l’école, les becs de ceux qui avaient osé me narguer en anticipant la victoire des Belges se clouent, et je jubile. Pour moi, c’est l’aboutissement de tant d’espoirs portés en l’équipe nationale japonaise, depuis un pays où je ne partage mon identité avec personne d’autre. Je me porte antagoniste à la Belgique, et le Japon ne se laissera pas battre par eux. J’ai l’impression d’avoir 23 camarades venus m’épauler dans ma solitude. Avec ce but, Suzuki devient mon idéal et je m’identifie naturellement à lui. Dans ma quête d’identité, il devient mon plus grand espoir, mon meilleur représentant.

Deux buts suivent, un de chaque côté. Au coup de sifflet final, les deux équipes se quittent sur un partage, 2-2, et le Japon décroche son tout premier point en Coupe du monde. La sélection sera éliminée en huitièmes de finale avec les honneurs deux semaines plus tard, et le but de Suzuki pose le début d’une nouvelle ère. Cette période, c’est l’apogée de ma passion pour le foot et la sélection japonaise. Du haut de mes 10 ans, je veux juste continuer à vivre le rêve plus intensément encore. Et le mercato d’été va me le permettre.

Quand les flashs des appareils photo crépitent à son arrivée dans le Limbourg, Suzuki sait que les attentes sont grandes. Il est l’un des rares joueurs japonais à réussir à s’exporter. Dans les 23 qui ont disputé la Coupe du monde, seuls quatre jouaient en Europe. Son club japonais des Kashima Antlers le prête pour une saison au KRC Genk, avec option d’achat. La Belgique comme destination n’est pas un hasard. Ça faisait des semaines que le sponsor maillot de Genk, Nitto Denko, une firme japonaise de produits adhésifs industriels, entre autres, cherchait à faire venir un joueur japonais. Et c’est Jos Broekmans, président de Nitto Europe, qui s’est chargé des négociations. Comme ce sera le cas avec beaucoup de joueurs japonais transférés en Europe, ce transfert est une opération commerciale.

Mais à cette époque, j’ai vécu sur un nuage pendant tout l’été, le cœur battant au rythme de l’hymne officiel, les yeux humides devant les visionnages répétés des cassettes enregistrées, les doigts usant un album Panini pas très rempli. Avoir l’opportunité de suivre mon nouveau joueur préféré au plus près – c’est-à-dire à travers les quotidiens locaux –, dans le même pays, est une aubaine. Avec un peu de chance, c’est peut-être même le premier Japonais – ou Asiatique – que je vais voir à la télé ou dans les journaux. Qu’il plie le championnat comme il m’a ébloui en juin n’est plus qu’une question de temps.

Alors, chaque début de semaine, j’ouvre le journal à la librairie pour y scruter la page des résultats de la D1 belge. À cette période de ma vie, c’est la seule façon dont je vis le foot ; à travers l’attente du journal du lundi. À chaque ouverture, j’espère voir le nom de Suzuki inscrit en Arial 8 dans les buteurs du week-end.

Je vais devoir attendre 69 longues semaines.

L’euphorie de l’été s’est estompée au fil des mois, pour mourir, frappée par un triste record mondial (difficile à vérifier, cela dit). Ce but de Suzuki contre la Belgique était en réalité son dernier avant 46 longs matches. En fait, au moment où je suis le plus engagé émotionnellement dans mon fanatisme, et où j’ai enfin trouvé un modèle de représentation, arrive la pire période de sa carrière. Ces 69 semaines, c’est, à ce moment-là de ma vie, 11,9% de mon existence. 16 mois, c’est énorme. Il en a fallu beaucoup moins à mon enfant pour dire « papa » pour la première fois. Pour rappel, la terrible période de mutisme de Fernando Torres à Chelsea en 2012 avait duré 26 matches, étalés sur cinq mois. Suzuki, 46 matches à espérer qu’il plante un pion, bordel.

Le 26 septembre 2003, quand il retrouve finalement le chemin des filets, j’ai vu les quatre saisons passer. Ce jour-là, je suis profondément heureux, mais rien n’est plus pareil. Après sa saison ratée, il porte désormais les couleurs d’Heusden-Zolder, un club pété d’un trou perdu du Limbourg, partenaire de Genk. Le stade n’est pas très rempli – qui supporte Heusden, franchement ? On est loin de l’éclat du 4 juin, du terrain lumineux à la télé. Même lui, avec ses cheveux repassés au noir, est moins rutilant. Mais au moins, ici aussi on arbore Nitto Denko sur le maillot.

À l’été 2004, Suzuki retourne dans son club de Kashima. Mon égo a mal d’avoir autant cru en un joueur qui, au fond, est reparti la tête basse, sans s’imaginer qu’il portait tous mes espoirs – lui, la représentation de mon identité qui devait briller de mille feux sur le sol belge.

Malgré tout, cette expérience de 16 mois va forger ma façon de vivre le foot : j’allais aimer avoir mal, aimer l’absence de lumière et la lassitude propres aux supporters de petites équipes et de modestes joueurs. Les moments de grâce ne pouvaient en être que plus sublimes, car la joie n’arrive que par accident, alors qu’on n’attendait plus rien. Il faut ressentir la douleur et avoir fait l’expérience des attentes interminables et sans horizon pour pouvoir jouir pleinement d’un instant d’éclaircie. Pas d’embellies sans phases sombres et assommantes. L’habitude de l’attente et la résilience allaient rendre les beaux moments plus forts encore. J’ai désormais la joie rare mais intense. Je chéris même la difficulté et les longues périodes de disette. J’en ai besoin, car sans ça, je ne peux éprouver quelconque joie. J’ai besoin de la boue, de la frustration et du néant pour un jour lever les bras, euphorique.

Dans la culture japonaise, « Shikata ga nai » figure parmi les expressions les plus connues : « C’est comme ça, on n’y peut rien. » L’habilité à garder sa dignité dans une situation d’injustice ou de tragédie. Dans un pays qui a accepté un sens de fatalisme – pensez aux deux bombes atomiques, aux camps de détention ou aux tsunamis –, la souffrance et la persévérance forment un genre de vertu. Un autre principe illustre bien cette mentalité à, d’une certaine manière, lâcher prise face à l’adversité, en acceptant la souffrance avec vulnérabilité et résilience : le terme « Hogan-biki » vient d'un samouraï, Minamoto no Toshitsune, un héros tragique de l'ère Heiji. On pourrait expliquer ce terme par le fait d’avoir de la sympathie pour les héros malheureux, voire les faibles, les perdants. Par extension, il peut aussi définir le fait d’être à leurs côtés et les soutenir.

La façon de vivre le « Shikata ga nai » dans le foot et célébrer les rares victoires de façon modeste va aussi s’appliquer au soutien que j’apporte à l’équipe nationale japonaise. Les quatre fois où le Japon s’est rendu en huitièmes de finale de la Coupe du monde, la défaite était une question de pas grand-chose : éliminés aux tirs au but (2010 et 2022) ou par le plus petit écart (2002 et 2018). La défaite à la dernière seconde contre la Belgique en huitièmes de la Coupe du monde 2018 va sonner le glas. Le « Shikata ga nai » est plus que jamais fixé dans mes veines. Y’a toujours eu de quoi espérer, mais l’amertume a toujours bouffé la place que j’avais réservée à la joie.

Pareil en club : la seule équipe que je vais voir au stade à cette époque est une équipe qui végète en quatrième division, parce qu’un collègue de mon père y joue et m’y initie – une formation qui joue devant des gradins désespérément vides.

Mais ça encore, c’est une réalité assez commune pour peu qu’on sorte du cadre des top clubs européens et des meilleures sélections mondiales. Par contre, la spécificité avec Suzuki, c’est qu’on ne parle pas d’attendre un titre ou même une victoire, mais un simple petit but. D’un attaquant. Là ou ce but contre la Belgique reste encore aujourd’hui mon obsession, c’est qu’il demeure le chant du cygne de Suzuki aussi bien qu’il est son premier exploit. Aussi, c’est la plus longue attente de ma vie. Enfin, c’est tout un contexte : un Japonais devenu mon modèle d’identification qui plante contre la Belgique, que je considère comme la cause de mon déracinement.

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L’AUTEL DÉDIÉ AU BUT INSCRIT PAR SUZUKI, LE 4 JUIN 2002, À LA 59ÈME MINUTE DE JEU, SUR LA TABLE DE NUIT DE L’AUTEUR.

Je me demande souvent quelle forme de joie ressentent vraiment les supporters des clubs bourrés aux pétrodollars, à voir leur équipe aligner les victoires fleuves. Leur bonheur ne me paraît basé que sur un état continu, comme une navigation sur TikTok qui maintient l’attention et stimule le cerveau sur une ligne logique étudiée à travers les algorithmes. Le bonheur du supportérisme modeste par contre, c’est une barre de 4G qui apparaît dans le désert, en même temps qu’un bidon d’eau fraîche.

Mais aujourd’hui, ce sont ces néo-supporters qui l’emportent sur moi. Les magouilles crapuleuses de la FIFA, cette Coupe du monde dégueulasse au Qatar, la VAR, l’Arabie Saoudite, la Coupe du monde 2030 à 48 équipes sur plusieurs continents, rien ne me réconcilie avec ce que les grands décideurs du monde du football pourraient prétendre m’offrir comme bonheur simple. Ce n’est plus que colère et dégoût, dans un monde où tout se vend et tout s’achète.

La dérégulation néolibérale frappe de plus en plus fort. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que le package dont bénéficie Neymar à Al-Hilal soit chose commune. Les clubs riches s’enrichissent et achètent à tour de bras grâce à des investisseurs venus de partout, le marketing évolue et les joueurs lissent leur caractère. Dans cette sphère où le turnover est de plus en plus intense au niveau des effectifs – désormais multinationales –, il m’est difficile de ressentir quoi que ce soit de pur et vrai. Le onze de United pourrait très bien devenir celui de City en deux mercatos. Alors à quoi bon s’attacher à eux ? Et puis vu que tout leur est trop facile, les stats folles me laissent insensible.

Plus localement, j’ai vu le RWD Molenbeek faire faillite, renaître de ses cendres en Division 5, gravir les échelons pour atteindre l’élite en 2023. Mais depuis le rachat du club par un gros consortium et les transferts à la pelle – ou placements financiers – qui se succèdent, ce n’est plus pareil et je n’ai plus renouvelé mon abonnement (même si le fait d’être devenu père joue aussi).

Le virtuel se présente comme le remède alternatif pour continuer à vivre ces joies modestes, en marge d’un foot du monde réel que je ne suis plus. Dans Football Manager, je prends le RWDM ou Fréjus Saint-Raphaël en espérant un jour pouvoir relever le défi stimulant de me battre contre la relégation en deuxième division. Et si un de mes buteurs commence la saison avec 8 buts en 8 matches, je remonte à la dernière sauvegarde. Dans PES ou FIFA, je prends les équipes les plus nazes en me donnant comme objectif de mener une partie ambitieuse mais réaliste. Un nul contre une grosse équipe et c’est la pleine allégresse – comme si Suzuki avait marqué.

Seulement, je ne joue plus trop non plus. Alors, que me reste-t-il du foot ? Vraiment pas grand-chose. Quelques archives pour redonner une certaine vivacité à mes beaux souvenirs de gosse et le fantasme d’un jour retrouver le foot que j’aime quelque part.

Quant à Suzuki, il est revenu jouer en Europe en 2005, en Serbie – dans une équipe sponsorisée par Toyota. Il a ensuite rejoint les States – dans une autre équipe sponsorisée par Toyota –, après une nouvelle parenthèse au Japon, où il dispute trois petits matches avec le Yokohama Marinos, ses derniers en première division. C’est la D2 japonaise qui l’accueillera à son retour de Portland, avant qu’il ne raccroche les crampons en 2015, une quinzaine d’années après ses deux seules bonnes années.

Takayuki Suzuki est encore aujourd’hui mon footballeur préféré. Il représente ce moment où des choses qui me sont personnelles se sont concentrées en une personne. C’est l’histoire d’une transposition foirée. Des moments comme ça, le football en produit des millions, et ce but contre la Belgique, ainsi que les 46 matches sans but qui ont suivi, en constituent un. Suzuki n’est pas une figure à ériger au rang d’icône de quelque nature que ce soit, il incarne juste ce type de joueur qui laissent plus de traces chez les gens qu’on pourrait le penser, et dont on ne prend pas assez le temps de raconter l’histoire. D’ailleurs, si vous êtes à la tête d’une maison d’édition, je suis prêt à écouter votre offre.

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