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Intelligence artificielle, genre grammatical féminin

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes et pour la paix internationale, on va parler d’un sujet « tendance » vu sous un angle un peu spécifique : celui des femmes qui la font. Parce que, bien que l’on soit amené à reprocher aux intelligences artificielles une forme de sexisme due à leurs jeux de données, les femmes n’ont pas été, ne sont pas étrangères à leur conception. C’est donc l’occasion de donner les portraits de Karen Spärck Jones (1935 – 2007) et de Chloé-Agathe Azencott qui ont contribué, et contribuent, à leur existence, et de rappeler les « petits » défauts des IA.

Sommaire

Karen Spärck Jones (1935 – 2007) entre moteur de recherche et traitement automatique du langage

Karen Spärck Jones fait ses études à Cambridge. Elle commencera sa carrière en 1953 à l’unité de recherche linguistique de l’université avec la linguiste Margaret Mastermann, elle-même pionnière dans le domaine de la linguistique informatique. Ses recherches porteront sur les moteurs de recherche et du traitement du langage.

Margaret Mastermann lui confie la mission de programmer un ordinateur qui devait comprendre des mots polysémiques, elle génèrera un thésaurus. Elle entame également une collaboration avec l’informaticien Roger Needham qu’elle épousera en 1958.

En 1964, Karen Spärck Jones publie un article d’une importance capitale Synonymy and semantic classification (Synonymie et classification sémantique), considéré comme un document fondamental dans le domaine du traitement du langage naturel. Une importance qui s’accroîtra avec l’arrivée du World Wide Web.

À partir de 1994, ses travaux portent sur les outils de recherche d’information, notamment les applications vocales, les interrogations de bases de données, la modélisation des utilisateurs et des agents, le résumé et l’évaluation des systèmes d’informations et des systèmes linguistiques.

Elle est élue en 1995 membre de la British Academy (académie des sciences humaines et sociales du Royaume-Uni) dont elle sera vice-présidente de 2000 à 2002. Elle obtiendra aussi plusieurs prix : le Gerard Salton Award en 1988 (un prix de l’ACM et du SIGIR (en), deux associations états-uniennes en informatique), le prix de l’ACL en 2004 (une société savante américaine spécialisée dans le traitement des langues) et la médaille Lovelace de la British Computer Society en 2007 (sept ans après Linus Torvalds).

Elle dira, dans un entretien suite à la réception de la médaille Lovelace :

J’étais sidérée. J’ai regardé la liste des précédents récipiendaires et j’ai pensé : « Qu’est-ce que je viens faire dans ce groupe de gens ? » Mais j’étais particulièrement enchantée de voir que j’étais la première femme à l’obtenir. Très agréable, j’ai vraiment apprécié.
Je pense qu’il est très important de faire en sorte qu’il y ait plus de femmes en informatique. Mon slogan est « l’informatique est trop importante pour être laissée aux hommes ». Nécrologie de Karen Spärck Jones (en), Université de Cambridge, 4 avril 2007.

Chloé-Agathe Azencott, spécialiste de l’apprentissage automatique

On change de génération avec Chloé-Agathe Azencott, elle aurait pu être une petite fille de Karen Spärck Jones.

Chloé-Agathe Azencott est professeure à l’École des Mines de Paris et à l’Institut Curie où elle enseigne l’apprentissage automatique ou apprentissage statistique ou encore apprentissage machine, en anglais machine learning. Elle a fait ses études à l’IMT Atlantique (ENST Bretagne à son époque, et, plus familièrement « Télécoms Bretagne ») et à l’Université de Californie à Irvine (UC Irvine).

Elle est récipiendaire, en 2021, du premier prix de la Jeune ingénieure en intelligence artificielle, organisé par le cabinet de conseil en communication Tilder en partenariat avec France Digitale (une association de startups et de VCs) et le magazine Challenges. Elle est l’autrice d’un livre sur l’apprentissage automatique : Introduction au machine learning chez Dunod, deuxième édition février 2022. On peut en télécharger une version PDF gratuitement mais sans les exercices. La version papier est en réimpression.

Comment définit-elle l’apprentissage automatique qui est l’un des sous-domaines de l’intelligence artificielle ? Elle commence par définir l’apprentissage qui est le fait d’acquérir une compétence par l’expérience et la pratique. Dans une conférence donnée le 25 novembre 2021 à l’Institut Henri Poincaré elle ajoute :

j’aime cette définition parce que je peux l’appliquer à ce qui se passe avec des humains, donc un enfant qui apprend à marcher en essayant de marcher et plus il s’entraine à marcher, plus il marche. Ça s’applique à mes étudiants et mes étudiantes qui, à force de résoudre des problèmes de maths, acquièrent l’expérience et la compétence de savoir faire des stats et des probas et puis ça s’applique aussi aux ordinateurs à condition de, peut-être, détourner un peu le sens de « compétences » et d’« expérience ».

Pour une machine la compétence est un algorithme donc

un nouvel algorithme capable de faire des choses que l’ordinateur n’était pas capable de faire avant et l’expérience ou la pratique ça va être des exemples ou des données.

Définition qui peut être complétée par celle qu’elle donne dans l’introduction de son livre :

Dans le cas d’un programme informatique, […], on parle d’apprentissage automatique, ou machine learning, quand ce programme a la capacité de se modifier lui-même sans que cette modification ne soit explicitement programmée. Cette définition est celle donnée par Arthur Samuel (1959). On peut ainsi opposer un programme classique, qui utilise une procédure et les données qu’il reçoit en entrée pour produire en sortie des réponses, à un programme d’apprentissage automatique, qui utilise les données et les réponses afin de produire la procédure qui permet d’obtenir les secondes à partir des premières.
[…]
Ce point de vue informatique sur l’apprentissage automatique justifie que l’on considère qu’il s’agit d’un domaine différent de celui de la statistique. Cependant, nous aurons l’occasion de voir que la frontière entre inférence statistique et apprentissage est souvent mince. Il s’agit ici, fondamentalement, de modéliser un phénomène à partir de données considérées comme autant d’observations de celui-ci.

Elle pense toutefois qu’il convient de garder un esprit critique vis-à-vis de l’IA notamment parce que :

l’on y injecte souvent des connaissances déjà établies (lois de la physique, notions de linguistique, connexions entre concepts), ces modèles restent essentiellement statistiques et ne mènent aucun raisonnement. L’intelligence artificielle ne remplacera pas les scientifiques, Chloé-Azencott, La Croix, 15 avril 2024

Chloé-Agathe Azencott considère, en outre, qu’il est extrêmement important :

de donner plus de visibilité aux femmes scientifiques, et notamment à celles qui travaillent dans le domaine du machine learning et de la science des données (elles ne représentent que 2% des scientifiques dans ce domaine), mais aussi à toutes les identités, afin de refléter la diversité dans tous ces aspects, y compris social. Chloé-Agathe Azencott, mathématiques et machine learning au service de la recherche médicale, Institut Henri Poincaré, [sd].

Une nécessité qui se démontre ci-après.

Sexiste, raciste l’IA ?

Avant tout chose, une précision. Le sexisme et le racisme ce sont à la fois des opinions et des manifestations. Si les intelligences artificielles n’ont pas d’opinions, en revanche ce qui en sort peut être manifestement raciste ou sexiste et c’est cet aspect-là qu’on va voir à travers une série d’articles de diverses origines parus entre 2017 et 2024. Les articles sont présentés dans l’ordre chronologique.

Il est intéressant de voir, à partir de cette sélection, les questions que pose l’IA et de relever l’impact extrêmement important de cette technologie sur la société, qu’il s’agisse d’emploi (tri des candidatures), de santé, de droits d’auteurs ou de justice, entre autres.

L’intelligence artificielle reproduit aussi le sexisme et le racisme des humains, Morgane Tual, 15 avril 2017, Le Monde.

L’article se fait le relais d’une étude de la revue Science (en) du 14 avril 2017 et commence ainsi :

Les femmes associées aux arts et au foyer, les hommes aux professions scientifiques… Ces stéréotypes ont tellement la vie dure qu’ils se retrouvent reproduits dans des programmes d’intelligence artificielle (IA).

Un problème qui :

ne se situe pas seulement au niveau du langage. Quand un programme d’IA est devenu jury d’un concours de beauté, en septembre 2016, il a éliminé la plupart des candidats noirs.

L’article signale que ce ne sont pas les IA qui ont des préjugés, mais bien nous qui leur donnons les nôtres et relève que cela concerne la sélection des CV, la justice, les assurances. Au niveau des pistes pour redresser la barre, il est suggéré une meilleure diversité au niveau des personnes qui conçoivent les IA (une diversité très mise à mal par la nouvelle présidence des États-Unis et des patrons des GAFAM). Une autre piste évidente : travailler sur les données. L’article conclut que la solution du problème serait de modifier les humains.

L’intelligence artificielle, aussi raciste et sexiste que nous, Fabien Goubet, 4 mai 2017, Le temps.ch.

L’article est basé sur la même étude que celle citée plus haut et il commence assez fort :

Les androïdes rêvent-ils de moutons noirs expulsés par des moutons blancs ? Avec leurs capacités de raisonnement froides, basées sur des calculs complexes, on imagine les intelligences artificielles dénuées de tout préjugé. C’est tout le contraire, comme vient de le confirmer une étude parue en avril dans la revue « Science ».

Il explique que le logiciel, GloVe, utilisé pour l’étude :

s’est prêté au jeu d’association d’idées. Ce programme est une IA basée sur le «machine learning», c’est-à-dire capable d’apprendre, à partir de nombreux exemples, à classer des informations selon des critères exigés par un humain. C’est sur ce type d’apprentissage que reposent notamment les algorithmes de reconnaissance d’images utilisés par Facebook ou Google. Pour entraîner GloVe, Aylin Caliskan l’a donc « nourri » avec un gigantesque corpus de 840 milliards de mots (en) issus du Web, en 40 langues différentes. Ses réponses laissent songeur. Comme un être humain, le programme a associé des noms de fleurs à des connotations positives, tandis que des noms d’insectes, par exemple, ont été catégorisés plutôt négativement.

Il ajoute que ces « biais plutôt innocents » ont été reproduits plus problématiquement : aux prénoms féminins les associations avec la famille, aux prénoms masculins celles avec la carrière, et un meilleur traitement était réservé aux noms à consonance européenne. Comportement qu’un spécialiste des réseaux de neurones artificiels et de la théorie neuronale de la cognition, Claude Touzet, explique :

Les machines capables d’apprentissage sont un miroir du comportement humain. En les nourrissant avec un discours humain forcément biaisé, il est naturel qu’elles le reproduisent.

Avec des idées de solutions possibles, par exemple imposer des lois aux IA, ce que Sébastien Konieczny, directeur de recherche au CNRS, trouve difficile car :

on ne sait pas encore vraiment comment réguler ces algorithmes avec des règles éthiques et morales, pas plus – et c’est tout aussi inquiétant – qu’on ne comprend comment la machine a pris sa décision.

Une solution possible :

serait d’associer ces algorithmes à d’autres méthodes permettant, elles, de rendre compte du raisonnement.

Comment une IA peut devenir raciste ou sexiste, Anne Cagan, 25 juin 2020, Journal du geek.

La base de l’article est une interview de Stéphane d'Ascoli, qui deviendra docteur en intelligence artificielle en 2022 et venait de publier une livre de vulgarisation « Comprendre la révolution de l’intelligence artificielle » aux éditions First. Stéphane d’Ascoli donne l’exemple des recrutements biaisés par les IA :

On a tendance à s’imaginer que les IA sont froides, objectives et parfaitement rationnelles mais ce n’est pas le cas. Elles apprennent de nos données et nos données sont biaisées. Si, pendant dix ans, les femmes ont été défavorisées lors du processus de recrutement d’une entreprise et que celle-ci utilise ces données pour entraîner une IA, il y a des chances que l’IA déduise que les CV de femmes sont moins pertinents pour cette entreprise et qu’elle continue de les défavoriser. Les intelligences artificielles n’ont pas notre esprit critique.

À la question : « comment éviter ces dérives ». Il répond qu’une piste faisable serait d’assurer que :

les jeux de données sur lesquels on va entraîner l’IA sont équilibrés et diversifiés.

Et qu’il faut, évidemment, tester l’IA pour vérifier qu’elle traite tout le monde de façon identique.

L’IA serait-elle raciste ? C’est ce qu’affirme une étude, Daniel Ichbiah, 18 novembre 2023, Futura.

L’étude en question, datée de juillet 2023 a été menée par une équipe plurinationale : Shangbin Feng et Yulia Tsvetkov de l’Université de Washington (USA), Chan Young Park de l’Université privée Carnegie Mellon (USA) et Yuhan Liu de l’Université Jiaotong de Xi'an (Chine).

À chaque fois, il a été noté que les outils d’IA générative manifestaient des biais sociaux et politiques particuliers, en relation avec le lieu où le corpus de données avait été collecté.

L’article relève les inquiétudes de la Cnil anglaise qui estime que l’usage de l’IA pourrait aboutir à « des conséquences dommageables pour la vie des gens ».

ChatGPT et misogynie : l’intelligence artificielle est-elle sexiste ?, Nadine Jürgensen, 11 février 2024, TDG (Tribune de Genève).

D’entrée de jeu, la question est posée :

Deepfakes sur Taylor Swift et Sibel Arslan, représentations suggestives du corps des femmes: que faire contre une IA parfois machiste ?

L’autrice explique qu’elle a testé ChatGPT et qu’elle a été déçue : réponses maladroites, insatisfaisantes, voire fausses. Elle ajoute :

Jusqu’à présent, l’IA ne semble pas exercer une grande attraction sur le sexe féminin. En effet, seuls 30% des utilisatrices et des utilisateurs actifs sont des femmes. Elles sont critiques à l’égard des résultats de l’IA et ne les perçoivent pas comme justes. Oui, elles ont l’impression de tricher lorsqu’elles utilisent l’IA au quotidien. Elle serait pratique pour les hommes, tandis que les femmes peuvent avoir l’impression d’être moins qualifiées parce qu’elles la sollicitent.

Elle reprend la question des sources de données des IA et aborde un point intéressant qui est celui de la réglementation, la Suisse n’en disposant pas. Elle évoque la question de la propriété intellectuelle :

Les artistes et les professionnels des médias de notre pays demandent une meilleure protection de leurs droits d’auteur. Et tant d’autres questions, par exemple où et comment l’intelligence artificielle peut se «servir» de contenus créés par l’homme ou comment protéger nos données personnelles. En outre, il est essentiel de savoir si un contenu a été créé avec l’IA ou non.

Elle conclut, après avoir indiqué qu’elle avait recommencé à jouer avec l’IA, qu’elle continuera à écrire sa chronique elle-même.

Pourquoi les IA génératives sont-elles sexistes, racistes et homophobes ?, Justine Havelange, 29 juillet 2024, EJO.

Cet article est issu d’une rencontre avec Anne Jobin, chercheuse au département informatique de l’Université de Fribourg (Suisse) présidente de la commission fédérale des médias et spécialiste des technologies digitales.

« La technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre », cette citation de l’historien des sciences Melvin Kranzberg est pour Anna Jobin un guide « pour se rendre compte de la vitesse des changements et de la cohabitation nécessaire entre nous et la technologie. »

L’IA n’est pas neutre, car elle reproduit les stéréotypes de notre société (comme on l’a déjà vu plus haut).

Les bases de données, même gigantesques, sont parfois la source d’un « sous-apprentissage ». Comprenez par là qu’il n’existe pas assez de données sur certains types de personne.
Ce constat a mobilisé l’UNESCO mais également « Numeum », le syndicat [français] de l’industrie du Numérique. L’une des pistes de solution trouvées par ces organisations est de diversifier les équipes de développeurs et d’ingénieurs ou de faire appel à des sociologues.

À la question des solutions possibles : l’ajustement des biais, modèles, bases de données et algorithmes, est une réponse.

▶ Pour finir, et occuper vos futures longues soirée de printemps, d’été, d’automne et d’hiver, la lecture du blog Entretien avec un vampire d’un professeur des universités en informatique qui a fait un assez triste constat.

Depuis deux ans, les IA génératives ont déferlé absolument partout, et donc aussi dans l’enseignement. Plus spécifiquement, les étudiant·e·s s’en servent quotidiennement pour résoudre les exercices que je leur donne, je le constate, iels me le disent. J’ai beau prévenir qu’en faisant ainsi, l’objet même des exercices disparaît (on ne s’exerce plus), le rouleau compresseur marketing les convainc que ça peut les aider et on me dit même comment telle ou telle IA est interrogée pour expliquer le programme qu’elle propose, et les concepts qui vont avec, utilisée comme une vraie auxiliaire de travail en somme.

L’idée du blog étant d’évaluer l’IA comme il le fait avec ses étudiants et de documenter ce travail.

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Yvonne Choquet-Bruhat, les ondes gravitationnelles et Einstein

17 février 2025 à 07:50

Yvonne Choquet-Bruhat (1923 - 2025) vient de s’éteindre à l’âge de 101 ans. Ses travaux sur les ondes gravitationnelles sont d’une importance majeure et lui ont valu une reconnaissance internationale. Médaillée d’argent du CNRS, elle était récipiendaire des prix Dannie-Heineman de la Société américaine de physique et Marcel Grossmann. Elle était membre de l’Académie des sciences de Paris et l’une des rares scientifiques à avoir été décorée de la Légion d’Honneur au grade de grand-croix (2016), le plus élevé. Elle était aussi grand-croix de l’ordre national du Mérite depuis 2015.

Parcours d’une grande scientifique.

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Une famille d’universitaires

Yvonne Bruhat est issue d’une famille d’universitaires. Sa mère, Berthe Hubert, est professeur agrégée de philosophie, son père, Georges Bruhat, est physicien, il enseigne à l’École normale supérieure et la Faculté des sciences de Paris. Il est, notamment l’auteur, de 1924 à 1934, d’un Cours de physique générale en quatre tomes qui connaîtra plusieurs rééditions jusque dans les années 1960. Son frère, François Bruhat sera aussi un éminent mathématicien.

Georges Bruhat est déporté en 1944 pour avoir refusé de donner à la Gestapo les coordonnées d’un de ses élèves résistant. Bruhat meurt le 31 décembre 1944 ou le 1er janvier 1945 au camp de concentration d’Oranienbourg-Sachsenhausen. L’arrestation de son père par la Gestapo ne sera pas sans incidence sur les relations d’Yvonne avec Einstein.

La rencontre avec Einstein

Yvonne Bruhat est reçue au concours de l’École normale supérieure de Sèvres (ENS) en 1943. Elle suit les cours de mathématiques de Georges Darmois, Jean Leray qui la présentera à Einstein et André Lichnerowicz qui sera son directeur de thèse. Entrée première à l’ENS, elle sera aussi première à l’agrégation de mathématiques en 1946. Elle devient professeure assistante à l’ENS, épouse Léonce Fourès dont elle divorcera ensuite. Elle commence à acquérir, notamment sur le plan international, une réputation, sous le nom Fourès-Bruhat. Elle se fait connaître en 1950 avec un article : Théorème d’existence pour les équations de la gravitation einsteinienne dans le cas non analytique présenté à l’Académie des sciences de Paris par Jacques Hadamard, considéré comme le mathématicien le plus important de son temps. Elle avait auparavant signé d’autres articles seule ou avec André Lichnerowicz.

Elle soutient sa thèse en 1950 : Théorème d’existence pour certains systèmes d’équations aux dérivées partielles non linéaires. À la suite de cela, elle sera invitée à venir faire des études post-doctorales à l’Institute for Advanced Study de Princeton de 1951 à 1952 où Albert Einstein et Jean Leray travaillaient. Ce dernier, dont elle était l’assistante de cours, la présente à Einstein :

précisant que j’avais fait une thèse sur « sa » relativité générale et que j’étais la fille de Georges Bruhat.
À partir de ce moment, j’ai eu l’entière sympathie d’Einstein qui était sensible à tous ceux qui s’étaient opposés au nazisme. Il m’a invitée alors dans son bureau me demandant de lui expliquer ma thèse au tableau. Mon anglais n’était pas fameux malgré mes dix années d’étude de la langue de Shakespeare… Il m’a dit de l’expliquer en français, langue qu’il comprenait, mais qu’il me répondrait en anglais… (Yvonne Choquet-Bruhat, interview Science et Avenir, 13 février 2025).

Elle ira le voir assez souvent pendant son séjour à Princeton.

Une carrière couverte d’honneurs et de publications

Rentrée en France, elle rejoint son poste de maîtresse de conférence à l’Université de Marseille. Elle repart à Princeton pour une année en 1955-1956, pour ensuite aller enseigner à Reims. Elle devient professeure à la faculté des sciences de Paris, poste qu’elle occupe de 1960 à 1970, puis elle rejoint l’université Pierre-et-Marie-Curie où elle enseigne jusqu’à sa retraite en 1992.

Elle reçoit de nombreuses distinctions, à commencer par la médaille d’argent du CNRS en 1958, une médaille créée en 1954 qui « distingue des chercheurs et des chercheuses pour l’originalité, la qualité et l’importance de leurs travaux, reconnus sur le plan national et international » (CNRS)1.

En 1963, elle est récipiendaire du prix Henri de Parville de l’Académie des sciences de Paris. Elle y sera élue en 1973, trois ans après son époux le mathématicien Gustave Choquet2. Une académie qui a dû trouver drôle d’avoir une femme en son sein, la première depuis sa création en 1666, et dont son fils, Daniel Choquet est membre depuis 2004.

Elle est, de 1980 à 1983, présidente de l’International Society on General Relativity and Gravitation (ISGRG), une société savante dont l’objectif est de promouvoir la recherche sur la relativité générale et la gravitation.

1985 est l’année où elle est élue à l’Académie américaine des arts et sciences, une société dont l’objectif est de « cultiver chacun des arts et des sciences qui peuvent contribuer à faire avancer l’intérêt, l’honneur, la dignité et le bonheur d’un peuple libre, indépendant et vertueux ».

En 2003, elle reçoit le prix Dannie-Heineman de physique mathématique, conjointement avec le physicien américain James W. York qui a travaillé avec elle sur l’équation de champ d’Einstein. Ce prix est décerné chaque année par la Société américaine de physique et l’American Institute of Physics pour récompenser un travail remarquable en physique mathématique. L’année suivante, toujours avec James W. York, elle est récipiendaire du prix Daniel Grossman, décerné par l’ICRA (International Center for Relativistic Astrophysics, un institut de recherche italien) pour leur travail séparément ou ensemble « dans l’établissement du cadre mathématique pour prouver l’existence et l’unicité des solutions aux équations de champ gravitationnelles d’Einstein ».

Elle devient grand-croix de l’ordre national du Mérite en 2015 et de la Légion d’honneur en 2016.

En 2023, une journée spéciale est organisée en son honneur par le CNRS, le 8 décembre. Le physicien Thibault Damour de l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) y délivre une conférence d’une heure (dans un anglais peu compréhensible) sur les recherches d’Yvonne Choquet-Bruhat.

Ses publications s’étalent dans le temps de 1948, « Sur une expression intrinsèque du théorème de Gauss en relativité générale » Comptes-rendus hebdomasaires des séances de l’Académie des Sciences de Paris, volume 226, pages 218–​220, à 2016.

Ses deux derniers livres scientifiques « General Relativity and the Einstein Equations », Oxford Mathematical Monographs. Oxford University Press (Oxford, UK), 2009 et « Introduction to General Relativity, Black Holes & Cosmology », Oxford University Press (Oxford, UK), 2015. Elle a également écrit ses mémoires en 2016 : Une mathématicienne dans cet étrange univers : mémoires. Odile Jacob (Paris). Lesquels ont été traduits en anglais en 2018.

Son article « Théorème d’existence pour les équations de la gravitation einsteinienne dans le cas non analytique » paru en 1950 dans les Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris a été republié en 2022.

De l’importance de son travail

L’astrophysicienne Françoise Combes, présidente de l’Académie des sciences de Paris évoque dans un hommage à Yvonne Choquet-Bruhat son apport aux sciences mathématiques et physiques. Son apport essentiel a été la démonstration de l’existence des solutions à l’équation d’Albert Einstein dans la relativité générale, quelque chose de très complexe. Elle avait prédit les ondes gravitationnelles qui n’ont été détectées qu’en 2015. Albert Einstein avait aussi prédit ces ondes gravitationnelles mais sans trop y croire, car il était impossible de les détecter compte-tenu de leur taille :

pour observer le signal produit par la fusion de deux trous noirs de quelques masses solaires, il faut pouvoir mesurer des vibrations de l’espace correspondant à des variations de longueur 10 000 fois plus petites que la taille d’un proton !  (CNRS, le journal, Mathieu Grousson, 12 février 2024).

Une observation rendue possible grâce aux équations d’Yvonne Choquet-Bruhat et à l’augmentation de la sensibilité des détecteurs.

Une mesure de l’importance de son travail pourrait être appréhendée, outre par les résultats concrets de la découverte des ondes gravitationnelles et les honneurs qui lui sont rendus post-mortem, en examinant « le sort » fait à ses publications. À peu près tous ses articles ont fait l’objet d’une traduction en anglais. Et, si on examine ses publications sur la plateforme inspirehep.net qui se revendique comme une « communauté de confiance qui aide les chercheurs à partager et à trouver des informations scientifiques précises dans le domaine de la physique des hautes énergies. », on voit qu’une de ses publications est assez citée : « Global aspects of the Cauchy problem in general relativity », co-écrite par Yvonne Choquet-Bruhat et Robert Geroch en 1969 qui a été citée 334 fois depuis sa parution dont 121 de 2020 à 2024 inclus.

Au besoin, ces quelques liens

L’annonce du décès d’Yvonne Choquet-Bruhat a fait l’objet d’un nombre assez important d’articles de qualité assez inégales. Côté francophone, on insiste beaucoup sur le fait qu’elle a été la première femme admise à l’Académie des sciences. Ce qui est assez agaçant parce qu’elle y a été admise pour ses travaux qui passent un peu à la trappe de fait. Cette sitographie est donnée sans ordre particulier. Les articles mis dans les « Liens » sont, à mon avis, vraiment les plus intéressants aussi parce qu’il s’agit d’entretiens avec la mathématicienne.

Le compte-rendu des séances hebdomadaires de l’Académie des sciences de janvier à juin 1950 peut être téléchargé au format PDF uniquement (texte-image) sur Gallica-BnF. La séance qui nous intéresse est pages 620-624 du PDF, 618-622 pour la publication. Le PDF a 2492 pages et pèse 136 Mio. On devrait pouvoir retrouver celui d’autres séances passées.

Si les ondes gravitationnelles vous intéressent, le CNRS y a consacré un dossier.


  1. À noter, l’équipe de Wikif (Wikipédia et les femmes de science) a relevé la liste des noms des titulaires des médailles du CNRS. Dans le dossier N°20130496, on voit en face du nom d’Yvonne Bruhat : médaille de bronze 1955 / médaille d’argent 1956. 

  2. Fait intéressant : il semble que l’encyclopédie Universalis, à laquelle on peut accéder avec un pass BnF lecture/culture ait une notice sur Gustave Choquet, mais pas sur Yvonne Choquet-Bruhat. C’est d’autant plus intéressant quand on compare avec Wikipédia où la page de cette dernière est traduite en vingt-et-une langues, quand celle de son époux ne l’est qu’en neuf langues. 

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L’exploration et le calcul de l’espace : l’horlogère, l’astronome et l’astrophysicienne

En octobre 2024, on était allé à la conquête de l’espace, cette fois-ci, on va se concentrer sur l’exploration de l’espace vu de la Terre. Pour cela, on se penchera sur la vie et les travaux de trois femmes : Nicole-Reine Lepaute qui, au siècle des Lumières, a calculé la date du retour de la comète de Halley, Janine Connes qui prendra la direction du premier centre de calcul en France et Françoise Combes qui vient d’être élue présidente de l’Académie des sciences. C’est aussi l’occasion de voir l’évolution des outils utilisés en astronomie.

Phases de l’éclipse du soleil du 1er avril 1764
Illustration des douze phases principales selon les calculs de Nicole-Reine Lepaute

Sommaire

Préambule

Les deux dépêches consacrées à la conquête de l’espace dans le cadre de la journée Ada Lovelace étaient très américano-centrées, et il manquait l’aspect étude et découverte de l’espace qui en précède la conquête. Sans cette connaissance, il n’aurait pas été possible d’envoyer des satellites artificiels, d’aller sur la Lune, sur Mars ou encore de créer des stations spatiales, voire, de concevoir les télescopes Hubble et James Webb. D’où cette dépêche, et le choix de ces trois femmes pour contrebalancer un peu leur américano-centrisme.

Le choix a été guidé d’une part en tenant compte des informations dont je pouvais disposer, d’autre part de l’actualité : Janine Connes vient de mourir à l’âge de 98 ans et c’est une façon de lui rendre hommage, Françoise Combes vient d’être élue par ses pairs à la présidence de l’Académie des sciences.

Nicole-Reine Lepaute, l’horlogère

La vie de Nicole-Reine Lepaute nous est essentiellement connue grâce à l’Encyclopédie des dames de Jérôme Lalande. De fait les biographies que l’on peut trouver sur elle citent les mêmes passages en élucubrant souvent sur les relations qu’elle aurait pu avoir avec l’astronome. Mais comme LinuxFr.org n’est ni un site « people » ni un site de rencontre et que l’autrice de l’article n’aime généralement pas faire comme tout le monde, on vous renverra en fin de dépêche sur ces biographies.

Nicole-Reine Lepaute en quelques dates (et hauts faits)

Nicole-Reine Étable naît le 5 janvier 1723 à Paris. Elle n’est pas elle-même horlogère, mais elle épouse l’horloger Jean André Lepaute en 1749. Il deviendra le fournisseur officiel de la cour de Louis XV en 1750. Jean André Lepaute était réputé comme l’un des meilleurs horlogers de son temps. Quand il écrira son Traité d'horlogerie, contenant tout ce qui est nécessaire pour bien connoître et pour régler les pendules et les montres, c’est Nicole-Reine qui calculera la « longueur que doit avoir un Pendule simple pour faire en une heure un nombre de vibrations quelconque, depuis 1 jusqu’à 18000 » (table VI, pages 365 et suivantes du traité). Et on le sait parce qu’elle en est créditée.

Le couple fait la connaissance de l’astronome Jérôme Lalande en 1754. Elle commencera peu après à travailler avec lui. En 1757, elle calculera les dates du retour de la comète de Halley avec Lalande et Clairaut. Quand, en 1759, Lalande est chargé des éphémérides annuelles de l’Académie royale des sciences : La Connaissance des temps1, elle fera partie de l’équipe qui travaille sur les tables et éphémérides astronomiques.

En 1761, elle entre à l’Académie royale des sciences et belles lettres de Béziers. C’est, probablement, la première fois qu’une femme entre dans une académie pour ses travaux scientifiques. Elle offre aux académiciens les tables astronomiques pour Béziers qu’elle avait compilées à leur intention. Malheureusement ses travaux sont perdus.

En 1764, une éclipse est prévue, pour éviter une éventuelle panique, le clergé est invité à informer le peuple du caractère inoffensif de ce phénomène céleste. Nicole-Reine Lepaute calculera les phases de l’éclipse et en dressera une carte. Elle fera publier deux documents :

Elle meurt, aveugle, le 6 décembre 1783, elle aura passé les trois dernières années de sa vie à s’occuper de son mari loin des mathématiques. Son acte de décès figure sur le site archive.org.

Elle ne reste pas complètement oubliée. Ainsi, quand une nouvelle édition de la Bibliographie ancienne et moderne ou (en nettement plus long) Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont distingués, par leurs écrits, leurs actions, leurs talens, leurs vertus ou leurs crimes paraît en 1820, elle a sa notice relevée ici par le Journal des dames et de la mode. Signée d’un certain M. Weiss, elle porte cette mention :

Mme Lepaute, douée de tous les avantages extérieurs, portoit dans la société cette politesse et cette fleur d’esprit, que semblent exclure les études profondes…

Le numéro du 15 février 1898 du bi-mensuel La Femme (page 28) dresse un portrait de Nicole-Reine Lepaute en ajoutant :

Telle fut la vie pure et simple de celle que Clairaut appelait « la savante calculatrice ». Plus grande lorsqu’elle partageait l’internement de son mari dans une maison de santé que lorsqu’elle compulsait les tables astronomiques.

Et en concluant plus généralement :

« L’examen attentif des faits, des biographies. l’étude de la vérité historique devraient rassurer les esprits chagrins. La famille n’est pas en péril parce que les filles s’adonnent aux mêmes études que les garçons et osent aspirer à des carrières libérales et scientifiques. » Le revenu qu’une jeune fille peut se procurer courageusement, dignement par son travail, à l’aide des diplômes qu’elle a remportés dans les concours par son énergie, sont un appoint pour couvrir les dépenses d’un ménage futur et assurer l’éducation libérale des enfants à venir, qui facilite l’établissement des jeunes époux. Un diplôme, c’est une dot dont la fiancée qui l’apporte dans une corbeille de mariage peut être justement fière, et, loin d’être un obstacle à fonder une famille, c’est une valeur qui favorise le mariage.

Les outils des astronomes au XVIIIe siècle

Il n’est pas possible de savoir ce que Nicole-Reine Lepaute utilisait pour ses calculs. Il est en revanche envisageable de dresser une liste des outils dont les astronomes disposaient pour explorer l’espace et calculer les mouvements des astres.

Pour observer et cataloguer les astres, les astronomes du 18e siècle disposaient des lunettes d’astronomie. La paternité de leur invention est souvent attribuée à Galilée qui a construit sa première lunette en 1609. On trouve une première description de ce type d’instrument déjà en 1538 dans l’Homocentrica (texte-image en latin) de Jérôme Fracastor2. En 1608, l’opticien hollandais Hans Lippershey dépose un brevet pour des lunettes astronomiques qui lui sera refusé, car :

il était notoire que déjà différentes personnes avaient eu connaissance de l’invention. L’optique par Fulgence Marion (texte-image) (source Gallica BnF).

On doit l’invention du télescope à Isaac Newton en 1668. Son idée était d’ajouter un miroir : il fallait pour augmenter la puissance des lunettes astronomiques (et autres longues-vues et jumelles d’ailleurs) augmenter l’épaisseur de la lentille en perdant en précision. L’ajout d’un miroir concave donne une meilleure qualité d’image et permet d’augmenter la taille des télescopes. Est-ce que Lalande ou Nicole-Reine Lepaute pouvaient disposer d’un télescope ? Dans l’Encyclopédie des dames, Lalande mentionne un « un télescope de trente deux pouces qui coûte environ dix Louis » qui suffit pour « voir ce qu’il y a de plus singulier dans le ciel ».

Concernant les outils de calcul : il ne fait aucun doute qu’elle a pu et dû utiliser les différentes tables existantes. À son époque, on utilisait divers abaques pour compter, par exemple un système de jetons, utilisé notamment dans le commerce. Il est possible qu’elle ait eu connaissance, en femme cultivée, de la Pascaline, voire, de la machine à calculer de Leibniz. Mais il est peu probable qu’elle les ait utilisées, notamment parce que ces machines ont été peu diffusées. Elle a pu, en revanche, utiliser les bâtons de Napier (francisé en Neper). Et elle utilisait certainement la bonne vieille méthode du papier et du crayon ou plutôt de la plume, ou « calcul indien » qui est celle que l’on apprend à l’école actuellement. Cette méthode est arrivée en Europe au XIIe siècle et a été adoptée par le monde scientifique assez rapidement mais pas dans les classes les moins instruites de la population.

Nicole-Reine Lepaute aurait pu aussi utiliser une règle à calcul, les premières ont été inventées au XVIIe siècle, mais elles n’ont vraiment commencé à s’implanter en France qu’au XIXe siècle.

Janine Connes, l’astronome

Aussi paradoxal que cela puisse être, il y a encore moins d’éléments biographiques concernant Janine Connes que pour Nicole-Reine Lepaute. Son obituaire ne comporte aucun élément informatif autre que le strict minimum (nom et date). En revanche, on a la liste de ses publications et on peut même accéder à certaines.

De la spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier au centre de calcul d’Orsay

Janine Connes naît en 1926. Elle épouse l’astronome Pierre Connes avec qui elle mènera diverses recherches. Elle meurt le 28 novembre 2024 à Orsay, presque centenaire (98 ans).

En 1954, son professeur, le physicien Pierre Jacquinot lui suggère un sujet de thèse :

Il s’agissait de faire des Transformées de Fourier (TF) de 1 million de points.
Pierre Jacquinot faisait partie de mon jury cette année-là, et à l’issue du concours il m’avait proposé de faire une thèse dans son Laboratoire Aimé Cotton (LAC) alors spécialisé en spectroscopie atomique et développements instrumentaux. Le sujet proposé était la spectroscopie par transformation de Fourier qui théoriquement devait battre en résolution et en étendue spectrale tous les records des réseaux et des interféromètres de Fabry-Perot. (Janine Connes, in De l’IBM 360/75 au superordinateur Jean Zay, chapitre 1).

La spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (IRTF ou FTIR en anglais) sur laquelle Janine Connes a basé sa thèse est une méthode d’analyse basée sur les ondes infrarouges :

Ces ondes vont de 12 800 cm-1 à 10 cm-1 et sont divisées en trois groupes: le proche infrarouge, le moyen infrarouge et l’infrarouge lointain. La FTIR utilise quant à elle le moyen infrarouge qui s’étend de 4 000 cm-1 à 400 cm-1 (2,5 µm à 25 µm).
Quand une onde infrarouge est envoyée sur une molécule, cette dernière absorbe une partie de l’onde qui correspond aux liaisons présentes dans la molécule. L’absorption du rayonnement infrarouge ne peut avoir lieu que si la longueur d’onde correspond à l’énergie associée à un mode particulier de vibrations de la molécule. (Spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (FTIR), A. Bonneau, Association des Archéologues du Québec).

Comme on peut le voir, c’est une technique utilisée dans des domaines très différents, incluant donc l’astronomie. Sa thèse en établira les principes en astronomie. Actuellement la :

méthode de Fourier conserve toutefois quelques niches spécifiques, comme dans le domaine de l’infrarouge lointain spatial ou pour la spectroscopie intégrale de grands champs. La spectroscopie de Fourier en astronomie : de ses origines à nos jours, Jean-Pierre Maillard, 21 décembre 2017 (Observatoire de Paris).

La page qui lui est consacrée (en) sur le site CWP (Century Women to Physics) de l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles) indique que sa thèse, ainsi que ses publications suivantes, ont été d’une importance majeure et a posé les bases de ce qui allait devenir un nouveau et important domaine de recherche qui rend les transformées de Fourier rapides et relativement courantes :

Janine Connes's analysis of the technique of Fourier Transform Infrared Spectroscopy was of major significance and laid the foundations of what was to grow into a significant new field. Her thesis work and subsequent publications gave in-depth theoretical analysis of numerous practical details necessary for this experimental technique to work. All the more remarkable is that her work predates the age of digital computers, which now make fast Fourier Transforms relatively routine. Mary R. Masson

En 1960, elle écrit avec le physicien H. P. Gush une Étude du ciel nocturne dans le proche infra-rouge dans lequel les deux auteurs remercient notamment le Comité Européen de Calcul Scientifique pour ses attributions d’heures de calcul à l’ordinateur 704 I.B.M.

En 1961, elle publie une série de quatre articles, seule ou avec d’autres chercheurs : Études spectroscopiques utilisant les transformations de Fourier. Pour le professeur Ian McLean, fondateur du laboratoire infrarouge de l’UCLA, ce sont des « travaux fondamentaux d’une importance extrême pour le domaine ». Le travail de Janine et de Pierre Conne sur les transformations de Fourier aura notamment permis à Lewis Kaplan de déterminer, en 1966, la composition de l’atmosphère de Mars (en).

Parallèlement à cela, elle enseigne à la faculté de Sciences de Caen. En 1963, elle sera invitée avec Pierre Connes à rejoindre le Jet Propulsion Laboratory de la NASA à Pasadena. De retour en France, elle commencera par intégrer le laboratoire de Meudon au poste de directrice adjointe avant de se voir confier en 1969 la création et la direction du Centre Inter-Régional de Calcul Électronique (CIRCÉ) à Orsay.

En 1970, l’astronome Ruper Wildt la propose, avec son mari, Pierre Connes, et le physicien Robert Benjamin Leighton pour le prix Nobel de physique pour « leur développement de la méthode de spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier ». Le prix sera attribué, finalement, à Louis Néel.

En 2022, elle écrit avec la participation de Françoise Perriquet : De l’IBM 360/75 au superordinateur Jean Zay 50 ans d’informatique au centre de calcul du CNRS d’Orsay.

Les ordinateurs de ses débuts et le centre Jean Zay

Ce sont l’IBM 704 et l’IBM 360/75 dont on va voir quelques caractéristiques techniques.

L’IBM 704 était la plus grande machine du monde. Il avait fallu deux avions pour la transporter des États-Unis à Orly. Son arrivée en France avait fait l’objet d’une émission de la Radio Télévision française (RTF). Le présentateur interrogeait la personne chargée de réceptionner l’ordinateur au titre de l’Institut européen de calculs scientifiques, une fondation IBM, destinée à offrir aux scientifiques européens (pas seulement français) la possibilité de procéder à des calculs, jusque-là peu envisageables.

Les mentions en italiques sont des citations tirées de l’émission.

L’IBM 704 pesait 21 tonnes. Celui reçu à Orly était composé de « 25 unités différentes constituants chacun autant de petits meubles de dimension normale ». Ne sachant pas ce qu’est un meuble aux « dimensions normales », on peut se donner une idée de la taille des éléments en se référant aux photos : environ la profondeur et la largeur de, disons, une armoire normande, mais en moins haut, quelque chose entre 1,10 m et 1,60 m selon les éléments.

Il fonctionnait avec des bandes magnétiques et pouvait :

  • en physique, s’occuper du dépouillement de données de mesure,
  • faciliter l’exploitation de l’énergie atomique à des fins pacifiques,
  • faire des calculs en chimie,
  • faire des calculs dans tous les domaines de l’industrie et de la science.

Dans l’émission de radio, le présentateur demandait à la fin un exemple de traitement que pouvait faire l’IBM :

Neper a passé plus de trente ans de sa vie à établir les tables de logarithmes et l’ordinateur 704 pourrait exécuter le même travail en le transcrivant sur des bandes magnétiques en dix-sept secondes à peu près.

Sorti en 1954, c’est le premier ordinateur commercialisé à utiliser des commandes arithmétiques en virgule flottante entièrement automatiques et ce grâce à John Backus qui avait insisté pour que ce soit configuré au niveau du matériel.

L’IBM 360/75 qui équipait CIRCÉ faisait partie d’une gamme d’ordinateurs interopérables et polyvalents IBM 360 dont le premier est sorti en 1966 (la numérotation des séries d’ordinateurs chez IBM est étonnante). Les IBM 360 seront commercialisés jusqu’en 1978. Ce sont les premiers à avoir utilisé le système Solid Logic Technology (SLT). L’IBM 360/30 était le plus lent de la série ; il pouvait exécuter jusqu’à 34 500 instructions par seconde avec une mémoire allant de 8 à 64 ko. Le 360/75 est l’un des derniers de la série.

Ces ordinateurs étaient évidemment programmés en FORTRAN. D’ailleurs, le premier compilateur FORTRAN a été écrit pour l’IBM 704.

Le centre Jean Zay, que l’on peut considérer comme l’un des successeurs de CIRCÉ a été inauguré en janvier 2020. C’est l’un des plus puissants centres de calcul d’Europe. Sa puissance est de 125,9 Pétaflop/s. Il a coûté 40 M€, coûte en électricité 3 à 4 M€ par an et il requiert 93 tonnes d’équipement réparti sur 320 m2 (source Ministère de l’enseignement et de la recherche). Il tourne sous Linux évidemment, comme tous les supers calculateurs de sa génération.

Françoise Combes, l’astrophysicienne

Quelle différence y a-t-il entre les métiers d’astronome et d’astrophysicien ? À cette question, wikidifference propose :

La différence entre astronome et astrophysicien est que « astronome » est celui ou celle qui s’occupe d’astronomie tandis que « astrophysicien » est [un ou une] scientifique qui étudie l’astrophysique, l’étude de l’espace et des propriétés des objets de l’univers.

Pas très convaincant, ni explicite. Les astronomes observent et cataloguent l’espace sur la base d’observations quand, en astrophysique, on se base sur les lois de la physique pour observer l’univers. En fait, à l’heure actuelle, les personnes qui, au départ, étaient astronomes sont maintenant des astrophysiciennes : la connaissance a évolué, les méthodes de recherche aussi ainsi que les outils. Mais, évidemment, les astronomes sont, ont été des scientifiques, souvent diplômés en physique.

De la physique galactique à l’Académie des sciences

Françoise Combes naît le 12 août 1952. En 1975, elle réussit l’agrégation de physique ce qui l’amènera à enseigner à l’École normale supérieure (ENS) dont elle est issue. Elle soutient sa thèse d’État à Paris VII en 1980, sujet de la thèse : les dynamiques et les structures des galaxies. En 1985, elle devient sous-directrice du laboratoire de physique à l’ENS (Ulm). Et c’est en 1989 qu’elle devient astronome à l’Observatoire de Paris. Elle est, depuis 2014, titulaire de la chaire Galaxies et cosmologie au Collège de France.

Pendant cette période, 1970 -1980, qui voit la naissance des premières simulations numériques des galaxies, elle a l’idée de les faire en trois dimensions au lieu des deux dimensions habituelles. Elle ainsi pu résoudre :

un mystère jusqu’alors inexpliqué : la formation d’un bulbe (sorte de renflement) dans les galaxies spirales. La clé de l’énigme est la barre centrale, sorte de forme allongée centrale où toutes les étoiles se rassemblent. « Cette barre soulève les étoiles dans la direction perpendiculaire au plan, explique-t-elle. De ce fait, les étoiles ne restent pas confinées dans un disque très mince mais prennent de l’altitude, ce qui forme un bulbe. » Ses simulations ont aussi montré comment la même barre précipite le gaz vers le centre, ce qui a pour effet d’alimenter le trou noir central. Médaille d’or, site CNRS.

Elle a été admise à l’Académie des sciences3 en 2004, une académie dont elle assure la vice-présidence pour le mandat 2023-2024 et qui l’élit à la présidence pour le mandat 2025-2026. Une élection qui devrait normalement être ratifiée par décret par le président de la République. Ce sera la deuxième femme à la tête de cette vénérable institution (elle a été créée en 1666) où elle succède à Alain Fischer et trente ans après la biochimiste Marianne Grunberg-Manago

Des prix prestigieux et des publications

Françoise Combes a engrangé les prix et les distinctions au cours de sa carrière à commencer par le prix de Physique IBM qu’elle obtient en 1986 et le prix Petit d'Ormoy de l’Académie des Sciences en 1993. En 2001, le CNRS lui décerne une médaille d’argent.

En 2009, elle obtient le prix Tycho Brahe de la Société européenne d’astronomie (EAS) dont c’est la deuxième édition pour ses

travaux fondamentaux dans le domaine de la dynamique des galaxies, sur le milieu interstellaire dans les systèmes extragalactiques, sur les lignes d’absorption moléculaire dans le milieu intergalactique et sur la matière noire dans l’Univers. » Communiqué de presse (en anglais) de l’EAS (pdf).

En 2017 la Société Astronomique de France (SAF) lui décerne son prix Jules-Janssen. En 2020, le CNRS lui décerne une médaille d’or. L’année suivante, elle obtient le prix international pour les femmes de sciences L’Oréal-Unesco (en).

Elle est autrice ou co-autrice de plusieurs livres dont les plus récents :

  • Le Big bang, PUF 2024, collection Que sais-je ?, en version papier (10 €) et numérique (PDF et EPUB)
  • Trous noirs et quasars, CNRS éditions 2021, collection Les grandes voix de la recherche, en papier (8 €), numérique PDF et EPUB sans DRM (5,99 €) et audio (9,99 €).

Par ailleurs, l’entretien qu’elle a donné au Collège de France en février 2024 est aussi téléchargeable en PDF.

Sources, références et remerciements

L’illustration de tête est la reproduction de la gravure originale des phases de l’éclipse (je l’ai redessinée avec Inkscape) et on peut la télécharger sur mon site de modèles ainsi d’ailleurs que le CV de Nicole-Reine Lepaute ou sur OpenClipart.

LinuxFr.org ne rend peut-être pas plus intelligent, mais la rédaction de dépêches pour le site rend indéniablement plus savant. Pour cette dépêche et compenser une grande ignorance du sujet, j’ai été amenée à lire, consulter, parcourir ou écouter un certain nombre de documents en plus de ce qui est cité dans le corps de la dépêche. À vous de voir si vous avez envie de poursuivre l’exploration.

Nicole-Reine Lepaute

Janine Connes

  • Spectroscopie du ciel nocturne dans l’infrarouge par transformation de Fourier. J. Connes, H.P. Gush, Journal de Physique et le Radium, 1959, 20 (11), pp.915-917. 10.1051/jphysrad:019590020011091500, jpa-00236163
  • Tous les articles de J. Connes sur HAL Science ouverte, à savoir : il y a un site academia.eu, mieux référencé, qui les propose moyennant une inscription au site, mais cela vient de HAL qui ne demande pas d’inscription (donc pas de courriel) pour le téléchargement des fichiers.
  • Principes & applications de la spectro. de Fourier en astronomie : de ses origines à nos jours, Jean Pierre Maillard, 8 février 2019, conférence mensuelle de la Société astronomique de France (SAF)
  • De l’IBM 360/75 au superordinateur Jean Zay 50 ans d’informatique au centre de calcul du CNRS d’Orsay, EDP Sciences, il existe en version papier (39 €), PDF et EPUB avec DRM LCP (26,99 €), on peut le feuilleter aussi sur le site Cairn Info.
  • Réception à l’aéroport d’Orly de l’IBM 704 qui avait servi à Janine Connes pour ses calculs, podcast France Culture, rediffusion d’une émission de 1957.
  • L’IBM 704
  • l’IBM 360 (es), Academia Lab (2024). Système IBM/360. Encyclopédie. Révisé le 29 décembre 2024.

Françoise Combes

L’histoire de l’astronomie

  • Les télescopes, Gilles Kremer, Sylvie Voisin, 30 mars 2018
  • Histoire et patrimoine de l’Observatoire de Paris
  • Une histoire de l’astronomie, Jean-Pierre Verdet, Seuil 1990, il a fait l’objet d’une publication au format EPUB avec DRM LCP (9,99 €) EAN : 9782021287929, mais on peut le trouver d’occasion assez facilement. Il est doté d’une bonne bibliographie et est plutôt passionnant.

Remerciements

Un très grand merci à vmagnin pour ses informations et ses précisions, même si je n’ai pas tout utilisé. Mais ce n’est pas perdu, un prochain portrait probablement (voire, sûrement).

Merci aussi à Enzo Bricolo pour m’avoir signalé l’élection de Françoise Combes à la présidence de l’Académie des sciences, sans ça je l’aurais ratée et ce serait dommage.

Ainsi se clôt cette série sur les femmes et la conquête de l’espace ainsi que l’année 2024. Et c’est mon cadeau de nouvelle année.


  1. La Connaissance du temps, qui se targue d’être la plus ancienne publication d’éphémérides toujours publiée est actuellement gérée et publiée par l’IMCCE - Observatoire de Paris, la version 2025 vient de paraître et est téléchargeable en PDF. Elle est accompagnée d’un logiciel de calcul d’éphémérides développé pour Windows, Mac et Linux. 

  2. Source : Les lunettes astronomiques, 29 mars 2018, Sylvie Voisin et Gilles Kremer, Le Blog Gallica. 

  3. Une académie qui s’engage en faveur de libre accès et dont les comptes rendus sont publiés depuis 2020 sous licence Creative commons CC BY – SA. 

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