Guillaume Rincé, CTO du Groupe MAIF : « Nous fonctionnons comme un éditeur de logiciels »
À la tête de la stratégie technologique de la MAIF, Guillaume Rincé conduit une transformation en profondeur du système d’information du groupe mutualiste. Entre développement interne des logiciels, engagement fort en faveur de l’open source et réflexion sur la souveraineté numérique, il défend une vision responsable et maîtrisée du numérique.
Dans cet entretien, il revient sur la manière dont la MAIF conjugue innovation, indépendance technologique et valeurs mutualistes, de la gestion du cloud à l’usage raisonné de l’intelligence artificielle générative.
Silicon – Quel est votre périmètre d’activité en tant que CTO de la MAIF ?
Guillaume Rincé – J’ai deux activités principales. D’abord, je définis la stratégie en matière de système d’information pour l’ensemble du groupe et de ses filiales. Ensuite, j’ai la responsabilité des activités technologiques du groupe. Nous fonctionnons de manière matricielle avec des équipages qui regroupent les grands métiers développeurs, ingénieurs, business analystes, designers, architectes, etc. Et puis nous avons des activités de « delivery » organisées en tribus, selon notre vocabulaire, qui correspondent aux différents domaines métiers de la MAIF : par exemple la tribu « Canaux et flux » ou la tribu « IARD Sinistres ».
J’anime les domaines technologiques et mon collègue Sébastien Agard s’occupe de toute la partie des livrables fonctionnels. Ensuite nous mélangeons nos équipes dans ces tribus qui sont constitués d’équipiers qui viennent des différents métiers du groupe pour réaliser les applications que nous mettons à disposition.
La MAIF est éditeur de ses propres logiciels ?
Oui, nous développons la majorité de nos applications en interne. Nous avons recruté plusieurs centaines de collaborateurs, dont beaucoup de développeurs, pour cela ces dernières années. Nous fonctionnons comme un éditeur de logiciels organisé pour produire nos propres solutions et les mettre en œuvre. Cela nous donne une maîtrise complète de la chaîne, que ce soit en termes de compétences, de ressources ou de processus, y compris le design, qui est clé pour améliorer l’expérience utilisateur.
Dans cette activité d’éditeur, vous vous appuyez beaucoup sur l’open source ?
L’Open Source est une démarche naturelle pour la MAIF, en accord avec notre raison d’être qui est d’œuvrer pour le bien commun. Fabriquer des communs et les partager, c’est complètement en phase avec les valeurs du groupe. Quand je dis “open source”, je ne parle pas d’une techno de container habillée, fournie par un éditeur avec une politique de souscription fermée. Je parle de vraies distributions open source, véritablement libres.
Nous utilisons beaucoup de technologies à travers des Framework comme React ou des bases de données PostgreSQL.
Nous avons une dizaine de produits disponibles sur notre plateforme GitHub (http://maif.github.io), que d’autres peuvent intégrer dans leurs systèmes d’information. Par exemple, nous partageons un API management à l’état de l’art, que nous utilisons nous-mêmes à l’échelle du groupe. Nous le maintenons activement. Nous avons des utilisateurs dans la presse, dans la vente, et dans d’autres domaines, pas seulement en France, mais aux quatre coins du monde.
Nous partageons aussi des technologies de « Feature Flipping » pour activer du code à chaud,ou encore d’explicabilité des algorithmes d’IA et nous contribuons activement à des projets open source, notamment pour maintenir certains composants critiques. Nous avons des personnes qui s’investissent dans différentes technologies. Ce sont souvent des contributions aux « quick fixes ». Nous aimons soutenir des projets que nous utilisons, surtout ceux qui sont importants pour nos systèmes d’information mais qui sont portés par peu de personnes.
Chaque année, nous essayons de soutenir 2 à 3 projets par des dons en euros ou en aidant à financer une librairie. L’idée est de soutenir ceux qui créent ces composants utiles et dont nous bénéficions, en reversant une partie des économies que nous réalisons grâce à l’Open Source.
Comment se déroule l’identification des besoins, le développement et la production des applications ?
L’objectif est que ce soit un sujet de toute l’entreprise, et non pas uniquement de la DSI.
Il faut pouvoir intégrer cette transformation au niveau des métiers qui interagissent avec nous. Dans notre organisation, plusieurs éléments structurent ce processus. Le premier, c’est ce que nous appelons le portefeuille stratégique d’initiatives. L’idée est simple : nous avons un certain nombre d’orientations stratégiques. Très souvent, derrière ces orientations, se cachent des sujets liés au système d’information, mais pas uniquement. Chaque orientation est portée par ce que nous appelons des leaders d’initiative qui travaillent avec les « business owners » des tribus pour construire le carnet de produits et les évolutions nécessaires à la réalisation de la stratégie.
Des arbitrages se font chaque année entre les différents portefeuilles stratégiques. Ensuite, les tribus organisent la réalisation et coordonnent les actions. Nous avons trois ou quatre « synchros à l’échelle » par an, où l’ensemble des collectifs se réajustent. Nous nous basons sur des principes forts d’agilité et de management par la confiance afin de responsabiliser l’ensemble des équipiers, quel que soit leur rôle, pour que chacun amène sa pierre à l’édifice. Les leaders de chaque feuille de route sont responsables de mener à bien les investissements, les « business owners » des tribus sont responsables de l’agencement dans leurs collectifs et les responsables de tribus s’assurent des livraisons et de la bonne coordination entre les squads produits.
Comment maintenez-vous votre patrimoine applicatif ?
Le maintien technologique à l’état de l’art, c’est quelque chose que nous avons introduit il y a maintenant cinq ans. Nous ne voulons plus de patrimoine qui traîne sans être maintenu, de versions qui ne sont pas à jour, de librairies ou de composants obsolètes sur nos plateformes.
Chaque année, notre patrimoine doit bénéficier d’un bon niveau de maintenance : mises à niveau, sécurité, correctifs…
“Aujourd’hui, il est vivant et a probablement 10 à 15 ans de cycle de vie devant lui. Je ne veux plus lancer des programmes ou projets, livrer un super produit, puis le laisser péricliter doucement pendant dix ans, alors qu’on a investi beaucoup au départ. Nous améliorons en continue les produits, tant sur le plan technique que fonctionnel, en tenant compte des feedbacks des utilisateurs. Pas des révolutions, mais des évolutions qui améliorent l’expérience. Cependant, il faut faire des choix, car nous ne pouvons pas tout faire et ça demande beaucoup de travail dans les collectifs. C’est une grosse partie de notre activité de run.
Quelle est votre politique sur le cloud ?
MAIF a une Charte Numérique publique depuis 2016, dans laquelle nous nous engageons explicitement à garantir la protection des données de nos clients. Tous nos choix découlent de cet engagement.
Nous avons construit deux datacenters où nous hébergeons tout le « cœur de réacteur » et nos bases de données clients pour garder la maîtrise de nos données. C’est un investissement fort, un socle que nous voulons garder dans nos murs.
Quand nous utilisons le cloud, c’est plutôt pour des flux d’interaction, pour créer des parcours digitaux performants, des parcours mobiles, ou pour interagir avec des partenaires. Nous construisons des applications « stateless », ce qui signifie que les données ne sont pas stockées dans le cloud, en particulier s’il n’est pas souverain. Elles ne font qu’y transiter.
Par exemple, lorsque vous utilisez notre application mobile, vous pouvez transiter par le cloud ;
mais uniquement le temps de votre interaction.
Quelle est votre approche de la souveraineté technologique pour le cloud ?
Il y a 5 ans, nous avons choisi de travailler avec Microsoft Azure, dans un contexte où l’offre de Cloud, au sens des hyperscalers, était essentiellement américaine. Mais aujourd’hui, ce n’est plus suffisant. Nous sommes en train de réfléchir, comme d’autres grandes entreprises européennes, à nous tourner vers d’autres acteurs européens. Nous sommes en phase d’évaluation et je ne peux pas encore dire avec qui nous allons travailler.
Il y a deux ans encore, il n’y avait pas d’offre crédible à grande échelle, pas en matière d’hébergement, mais en termes de stack logiciel pour combiner les services entre eux. Nous avons désormais des véritables acteurs de cloud souverain européen en face des hyperscalers américains.
Ce que nous voulons, c’est pouvoir faire du cloud programmable dans toute sa complexité pour bénéficier d’une vraie richesse de services. Ce n’est pas juste une VM ou un « grand disque ». Ça, nous savons le faire nous-mêmes. Le vrai sujet, c’est d’avoir des fonctionnalités avancées pour développer, orchestrer, et faire tourner nos systèmes de manière fine.
Il y a aujourd’hui des acteurs qui font des technologies construites par de vrais ingénieurs européens, notamment en France. Ça change la donne. Nous espèrons intégrer cette capacité d’ici la fin de l’année, et ainsi disposer de fonctionnalités souveraines, en complément de ce que nous faisons déjà. C’est d’autant plus important avec la question de l’IA générative qui implique des traitements avec des capacités que nous ne pouvons pas forcément intégrer dans nos datacenters, à cause du coût et de la rapidité d’évolution.
Pour faire du génératif, nous aurons besoin d’infrastructures cloud, mais toujours dans des environnements dont nous pouvons garantir la souveraineté, avec un niveau de sécurité équivalent à celui de nos datacenters. Doter notre infrastructure de cette capacité nous permettra de mettre en œuvre du génératif beaucoup plus confortablement, tout en respectant pleinement nos engagements. Et ça, c’est essentiel.
Le Cigref dénonce régulièrement l’inflation des coûts services de cloud et des logiciels. Quel est votre avis sur le sujet ?
En ce qui concerne les coûts du cloud, je suis assez serein. Les acteurs américains sont en forte compétition en dehors des États-Unis, notamment en Europe, ce qui garantit des tarifs relativement stables. Pour moi, il n’y a pas de différence majeure de coût entre le cloud et un datacenter interne bien géré. C’est le seul marché, avec l’IA générative, où il y a une vraie compétition.
En revanche, là où nous sommes très concernés, c’est par les politiques commerciales des éditeurs de logiciels américains. La liste est longue…Nous faisons face à des politiques commerciales qui n’ont aucun sens, avec des augmentations tarifaires justifiées par des discours marketing, mais qui ne reflètent en réalité qu’une stratégie financière pure.
Le but ? Créer un effet de levier pour pousser les clients à migrer vers le cloud, avec de nouvelles souscriptions sur des différents périmètres. Derrière, le calcul est simple : je double, voire triple mes tarifs. Les clients qui n’ont pas encore beaucoup investi peuvent partir facilement. Mais 70 % sont verrouillés, car il leur faudrait cinq ans pour sortir. Or, ils ont d’autres priorités et sont pris par leurs projets, alors ils restent.
Cela nous choque profondément dans le groupe MAIF : nous sommes une mutuelle, ce que nous payons est directement issu de l’argent de nos sociétaires.
Pour moi, la vraie menace aujourd’hui pour les entreprises européennes, ce n’est pas tant la souveraineté technologique au sens des infrastructure, c’est plutôt cette dépendance aux éditeurs. Nous nous faisons clairement matraquer. Parfois, c’est presque du racket, il faut le dire.
De plus, en tant qu’entreprise mutualiste, nous avons une volonté de soutenir l’économie européenne. Nos achats européens permettent de faire circuler l’argent au sein de l’écosystème européen. Nous cherchons à faire des choix responsables qui développent l’économie de notre écosystème et créent de la richesse en Europe, qui in fine bénéficie à nos clients et concitoyens. Au-delà des craintes géopolitiques, les entreprises doivent aussi faire des choix responsables pour soutenir l’économie.
Vous allez donc pousser plus loin votre stratégie d’éditeur interne ?
Oui. C’est un choix stratégique d’investir dans des hommes et des femmes qui ont les compétences ou qui peuvent les acquérir. Je préfère payer des salaires, renforcer mes équipes,
plutôt que de payer des licences tous les mois, avec la promesse floue que “ça marche tout seul”. Nous, nous ne sommes pas du tout dans cette logique de “cloud as a service magique”.
Le cloud, c’est de la technologie. Et la technologie, ça tombe en panne. Nous faisons le même métier, avec les mêmes outils. Ils ne sont ni meilleurs, ni moins bons que nous. Je pense qu’il faut vraiment démystifier ça.
Ce que nous essayons de faire, c’est de fonctionner de la même manière, parce qu’il y a beaucoup à apprendre de leurs modèles opérationnels. Une des questions que nous nous posons, c’est : « Est-ce que nous professionnalisons encore plus notre logique d’éditeur en interne ? Avec une équipe qui fabrique les logiciels, une qui les met en production et une qui les opère » On pourrait imaginer aller jusque-là.
Comment abordez-vous le sujet de l’IA générative ? Quels sont les cas d’usage que vous avez identifiés ?
Nous essayons de ne pas nous laisser emporter par la hype même si la médiatisation est très forte, dans un sens comme dans l’autre. Nous avons voulu prendre le sujet à bras-le-corps, comprendre ce que c’était, et surtout voir ce que ça pourrait changer dans nos métiers. Nous avons commencé à travailler il y a plus d’un an. À ce stade, nous avons identifié deux priorités. Notre objectif a été de les expérimenter, puis de commencer à les mettre en production.
Le premier sujet, pas très original, c’est la question du soutien à l’activité, notamment l’accès à la connaissance en langage naturel. Ces cas fonctionnent assez bien, mais ils ne sont pas simples à mettre en œuvre si on veut de la pertinence. Parce que dans toutes les entreprises, nous avons des bases de connaissances de qualité variable, souvent avec beaucoup d’historique qu’on ne nettoie quasiment jamais. Si on embarque tout ça sans tri, l’IA mélange tout et produit des résultats peu fiables.
Donc le gros enjeu de ces premiers cas d’usage, c’est l’investissement dans le toilettage des données. Et quand la donnée est propre, on a de très bons résultats. Aujourd’hui, nous avons déployé ça sur plusieurs métiers via un assistant en langage naturel mis à disposition des utilisateurs. Nous avons deux cas d’usage majeurs en production : l’assistance aux méters de la gestion de sinistres et l’assistance aux utilisateurs de la digital workplace, incluant les informations autour de la migration vers Windows 11.
Par ailleurs, nous fournissons à tous les développeurs qui le souhaitent des licences Copilot pour qu’ils puissent coder avec l’IA et voir ce que ça change au quotidien.
Ce qui est essentiel, c’est de maintenir un dialogue fort entre ce que propose l’IA et les pratiques attendues dans l’entreprise.
Aujourd’hui, les usages sont majoritairement liés au soutien à certains métiers, comme prochainement les équipes juridiques, où l’enjeu est fort, avec beaucoup de documentation et de jurisprudence, donc une forte valeur ajoutée. Au fond, notre objectif est de redonner du temps aux métiers pour qu’ils se recentrent sur leur vraie valeur ajoutée.
Quels sont vos points d’attention ?
Il y a beaucoup de questions sur la dimension énergétique et la consommation des modèles, c’est un sujet auquel nous sommes attentifs et qui prendra tout son sens pour les cas d’usages qui vont trouver leur place pérenne en production.
L’autre gros sujet, c’est l’accompagnement au changement. C’est exactement la même chose qu’on vit dans le grand public : est-ce que vous avez réussi aujourd’hui à ne plus utiliser votre moteur de recherche favori et à commencer d’abord par une IA générative ? Souvent, on se rend compte que nous sommes tellement conditionnés qu’on commence par notre moteur de recherche traditionnel puis on se dit qu’on pourrait quand même essayer l’IA. C’est la même chose dans l’entreprise : nos collègues ont tendance à aller vers leur base de connaissances. L’adoption se fait sur 6 à 12 mois, parce qu’il faut déconstruire des pratiques bien ancrées.
Les produits ne sont pas complexes, mais ils ne sont pas simples à designer. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait vraiment un accompagnement qui vient du terrain, avec les équipes terrain.
Autre sujet : on parle aussi de technologies qui sont moins européennes. Ce qui pose une vraie préoccupation parce qu’il faut interagir avec les clients, sous différentes formes, et cela passe par la culture. La culture européenne, et plus encore la langue française, ne sont pas bien représentées dans les données d’entraînement : 99 % des données utilisées viennent des cultures anglo-saxonnes, avec leurs biais politiques ou idéologiques. Nous voulons donc soutenir et encourager des initiatives pour entraîner des modèles sur la culture européenne et les langues européennes, surtout le français, pour avoir par exemple des courriers qui reprennent nos éléments culturels au lieu d’être de simples traductions Nous y sommes très attentifs.
Photo : © Melanie Chaigneau -MAIF
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