Le cordon sanitaire, LA solution contre l'extrême-droite ?
Le cordon sanitaire pratiqué en Belgique contre les partis anti-démocratiques est-il LA solution pour enrayer la montée de l'extrême-droite ?
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Le cordon sanitaire pratiqué en Belgique contre les partis anti-démocratiques est-il LA solution pour enrayer la montée de l'extrême-droite ?
Le cordon sanitaire pratiqué en Belgique contre les partis anti-démocratiques est-il LA solution pour enrayer la montée de l'extrême-droite ?
Juillet 2024. Nouveau gouvernement, nouvelle DPC. Le plan d’action de la FWB ne se prononce pas sur l’élargissement du CPC vers les deux heures hebdomadaires. En revanche, la nouvelle feuille de route prévoit que le cours comprenne des «activités consacrées au dialogue interconvictionnel et l’apprentissage de l’histoire des courants religieux». Bien que la religion figurait déjà au programme du CPC4 , le virage envisagé par le gouvernement Degryse s’inscrit dans la manière dont il la traite. L’appréhension du fait religieux y devient celle du dialogue interconvictionnel.
Professeur ordinaire à la Faculté de philosophie de l’UCLouvain, membre de l’Académie royale de Belgique et spécialiste des questions de sciences des religions, Jean Leclercq décode cette différence fondamentale: «L’approche de la religiosité par la notion technique et la méthode spécifique du ‘‘fait religieux’’ est très utile pour conforter les apprentissages et s’assurer de la neutralité du maître et du respect des convictions des élèves. Philosophie, psychologie, sociologie, anthropologie, etc. deviennent alors des voies d’approche rigoureuses, accessibles à tous. À l’inverse, le dialogue interconvictionnel ne reposera que sur la conviction individuelle, avec tout ce que cela implique; et notamment des débats infinis en matière de jugements normatifs sur ce qu’est une vie bonne, via des critères d’orthopraxie et donc d’hétéropraxie. Toute religion crée du nous et du eux. Or le rôle de l’école n’est pas d’organiser le débat des convictions intérieures, au risque d’ailleurs d’y voir apparaître le prosélytisme. Mais surtout au risque de ne pas permettre à celui qui n’a aucune conviction de vivre et d’exister dans ce projet scolaire.»
« J’ai rencontré un mec qui s’est mis à me raconter sa vie pendant hyper longtemps sans me poser la moindre question. Je m’ennuyais tellement, j’aurais bien aimé boire une pinte de bière. » Clara (29 ans) a fait une pause de l’alcool pendant un mois pour la première fois l’année passée. Elle a été heureuse de découvrir qu’elle n’est « ni moins drôle ni moins intéressante sobre ». Les gueules de bois ne lui ont pas manqué, ni « l’enfer des premiers rapports bourrés ». Mais il y a eu quelques moments difficiles, et notamment les premiers dates avec des quasi-inconnus.
La consommation d’alcool baisse, notamment chez les jeunes. En Belgique, on boit deux fois moins de bière qu’il y a 30 ans, d’après le dernier rapport annuel des brasseurs belges. Il n’empêche, le bar reste l’un des endroits les plus courants où l’on se fixe un premier rendez-vous. Pour celles et ceux qui ont passé une bonne partie de leur vie amoureuse un verre à la main, être sobre impose un nouvel apprentissage : sans alcool, comment se regarder dans les yeux, oser un premier baiser et plus si affinités ?
Premier (bon) élément, rencontrer quelqu’un sobre exclut d’office certaines personnes à qui vous auriez laissé une chance avec quelques verres dans le nez. « Bourrée, j’aurais sans doute été contente de plaire, sans me demander si c’était réciproque », analyse Clara en repensant à son rendez-vous raté. « Mais là, sobre, c’était impossible de passer à côté du fait que j’étais pas intéressée. »
Le pouvoir désinhibant de l’alcool présente certes la capacité de lubrifier la rencontre, mais il n’aide pas à prendre les meilleures décisions et ses effets sont imprévisibles : « L’éthanol agit sur tellement de neurotransmetteurs qu’on ne peut pas être sûr de ce qui va se passer », explique Catherine Hanak, psychiatre et addictologue au CHU Brugmann, à Bruxelles. Difficile alors d’être dans l’état requis pour bien évaluer la situation qu’on vit face à une nouvelle rencontre. A-t-on apprécié cette personne en elle-même, sa présence ou juste le fait d’avoir enfilé des verres ?
Plusieurs mois après la fin de sa pause, Clara a finalement rencontré quelqu’un lors d’une soirée alcoolisée. Heureusement, elle l’apprécie toujours, même quand elle ne boit pas : « Ça se passe hyper bien ! Mais on s’est dit plein de choses sur notre vie dont j’ai aucun souvenir. Maintenant, j’ose pas lui poser certaines questions, de peur qu’on ait déjà abordé le sujet… »
Quand vous prenez le parti de chercher l’amour sobre, apprendre à gérer votre nervosité autrement qu’en vous cachant derrière un verre constitue un défi majeur. Valérie (33 ans) ne se considère pas comme alcoolique mais elle a toujours bu lors de ses rendez-vous amoureux, notamment « pour faire taire [son] anxiété sociale ». Après « une relation qui s’est très mal passée » et à laquelle elle « aurait mis un terme bien plus tôt » si elle avait été moins sous l’influence de la boisson, elle s’est totalement sevrée. Depuis quelques semaines, elle est inscrite sur des applications de rencontres, mais elle n’a pas encore fixé de rendez-vous, car elle appréhende encore trop le regard des autres : « J’ai peur de pas être à l’aise et de devoir me justifier, ou qu’on me demande pourquoi je bois pas… »
Maud (24 ans), elle, n’a jamais aimé « se mettre des caisses », mais elle a arrêté de boire après une période où elle trouvait « que l’alcool s’installait trop dans [son] quotidien ». Après avoir stoppé, elle a été frappée par la pression sociale qui fait de l’alcool un automatisme, et les stéréotypes sexistes qui vont avec : « Quand on est une fille, il faut boire, mais pas trop. Quand je racontais que j’avais déjà été super bourrée, je sentais que c’était pas en phase avec l’idéal féminin de certains garçons… alors qu’on pourrait davantage se questionner sur le fait que tout le monde boit autant, tout le temps. » Dans tous les cas, même si ça peut s’avérer peu excitant, et même un peu lourd, « c’est important d’expliquer qu’on ne boit pas, pour partir sur des bases saines », juge Catherine Hanak.
Sobre depuis trois ans après de longues années d’ivresse, l’humoriste Maxime Musqua (36 ans) a développé des techniques pour dédramatiser le sujet. « Je donne rendez-vous le dimanche matin, c’est super pratique pour ne pas avoir de décalage sur la consommation », me dit-il.
Certain·es utilisateur·ices des applications de rencontre semblent également être de plus ou plus ouvert·es à l’idée de faire des dates ailleurs que dans un bar. En 2022, l’application Bumble avait publié ses prédictions. Selon leurs conclusions, la consommation d’alcool ne jouait plus un rôle aussi important dans les rencontres ou relations amoureuses qu’auparavant. Sur cette application, 34% des personnes sondées se déclarent d’ailleurs plus susceptibles d’avoir un dry date aujourd’hui qu’avant la pandémie.
Mais en arrêtant de boire ou en diminuant, il est aussi possible que vous ayez tout simplement besoin de mettre en pause votre vie sentimentale. Annabelle (31 ans) a décidé de réduire sa consommation parce qu’elle ne supportait plus les gueules de bois, alors qu’elle consacrait toute son énergie à d’importants changements dans sa vie : « J’étais en reconversion professionnelle, je suivais une thérapie… » Cette période l’a plongée, au niveau sentimental, dans une traversée du désert d’un peu plus d’un an « plutôt bien vécue ». « Intérieurement, c’était trop le chantier pour être avec quelqu’un », estime-t-elle. Depuis quelques semaines, elle voit un garçon rencontré à son cours de chant – une activité qu’elle a démarrée après avoir arrêté l’alcool.
Pour Paul (43 ans), c’est encore compliqué. Suivi par un addictologue depuis plusieurs années, il s’est rendu compte que son alcoolisme nourrissait une forme de dépendance affective. « J’enchaînais les rencontres et les verres parce que je manque d’estime de moi et que j’arrive pas à vivre seul, explique-t-il. J’ai peur de rendre les autres malheureux aussi. » Sobre depuis trois mois, il estime avoir besoin de « prendre le temps de [se] soigner et de [se] reconstruire » avant de faire de nouvelles rencontres.
« Le premier bisou, c’est toujours plus difficile, relance Maxime Musqua. Ça peut prendre un peu plus de temps, y’a ce moment où on sait qu’on se plaît sans savoir si c’est le bon moment pour tenter quelque chose… Et en même temps, une fois qu’on y arrive, ça peut aussi être vachement mieux parce qu’on est sûr qu’on en a envie ! On a plus attendu et on a aussi plus de sensations du fait d’être sobre. »
Sans surprise, le sexe est généralement meilleur quand on dispose de toutes ses facultés, et qu’on peut s’en rappeler le lendemain. « La communion des corps n’a rien à voir ! », s’enthousiasme la journaliste Charlotte Peyronnet (33 ans). Avec le recul, elle estime que l’alcool l’a accompagnée dans la « longue errance hétérosexuelle » qu’elle raconte dans Et toi, pourquoi tu bois ? (Éditions Denoël, 2024). « Je pense que j’ai toujours été lesbienne mais je me le suis caché pendant des années, l’alcool m’a beaucoup aidée à me voiler la face, me confie-t-elle. Je buvais des verres de blanc au petit réveil pour avoir envie de faire l’amour. »
Nefeli (30 ans) trouve que la sobriété l’aide à mieux respecter son propre consentement. « Avant, y’avait des tas de fois où je me réveillais le lendemain matin en me demandant pourquoi j’étais là, dit-elle. Ça me manque pas du tout. » Si elle admet une certaine « nostalgie » au souvenir de « ces nuits où elle embrassait des inconnus » – ce qu’elle n’ose plus –, elle estime avoir « totalement gagné au change » car elle se sent « plus en sécurité » et « plus épanouie dans une sexualité plus douce ».
Faire l’amour sobre n’a pas été simple pour Charlotte Peyronnet : « J’avais énormément de complexes sur mon corps que je noyais dans l’alcool. Au début, j’avais plus du tout de désir pour ma partenaire. J’ai passé beaucoup de temps à me masturber, j’ai dû tout réapprendre, recréer un nouvel imaginaire avant de me sentir prête. » Mais elle aussi affirme pouvoir profiter des aspects positifs désormais. Car au-delà du rapport à soi-même – à son corps et/ou à sa sexualité –, la sobriété peut aussi soulager votre partenaire, si vous êtes en couple. « Ma copine m’a raconté qu’elle s’inquiétait tout le temps de devoir gérer les dégâts causés par ma consommation, de devoir venir me chercher à l’hôpital… », poursuit Charlotte. C’est entre autres sa partenaire qui l’a énormément aidée à arrêter de boire : « J’ai vu dans son regard qu’elle m’aimait toujours et qu’elle me soutenait, ça m’a donné énormément de force. »
Ne plus avoir l’alcool comme exutoire peut aussi vous aider à mieux communiquer au sein du couple. « On est plus attentifs l’un·e à l’autre, on échange davantage », estime Evelyne, créatrice du compte Instagram @sobreetbranchee. Après son arrêt de l’alcool en septembre 2020, suivi de la diminution de consommation de son compagnon, son couple sort davantage. « On va au resto, au cinéma ou à la bibliothèque ensemble toutes les semaines », s’enthousiasme-t-elle. Les soirées à deux sont désormais plus légères, moins centrées autour de la bouteille ouverte pour le repas et de l’atmosphère pesante qui suivait. Avec moins d’alcool entre eux, la complicité a regagné du terrain.
Ces changements s’expliquent en partie par le fait qu’on « est souvent plus présent·e dans une relation après avoir arrêté de boire, surtout si l’alcool était au centre de notre vie avant », confirme Catherine Hanak – même s’il ne faut pas faire de généralités : il y a des personnes alcooliques qui arrivent à bien gérer leur couple. « Quand on boit, on attend souvent d’être ivre pour essayer de régler ses problèmes de couple, remet Maxime Musqua. Sobre, on est obligé·e d’apprendre à régler les conflits autrement, en étant attentif à ses émotions, en mettant des mots dessus, et en assumant de se montrer vulnérable pour les exposer à notre partenaire. »
Si la sobriété amène « beaucoup de choses positives » la plupart du temps, Catherine Hanak reconnaît tout de même qu’elle peut aussi être source de tensions. « Par exemple, quand c’était le partenaire de la personne qui buvait qui prenait beaucoup de décisions pour le couple : sobre, on se met à donner beaucoup plus son avis. Un nouvel équilibre est donc à réinventer. »
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Après quelques secondes d’hésitation, Jérémie l’affirme sans détour : « Si tout était à refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pèse sur les épaules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », après s’être arraché, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues années passées à frayer dans le milieu gay du chemsex, associé au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher à cru », qui vise à se passer sciemment de préservatif. Au souvenir de ses soirées partouze, et depuis le siège qu’il occupe derrière son écran d’ordinateur, ce chef de structure évoque des « nuits mortifères ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fétichisation » du risque de transmission du VIH dont il était porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », précise le Montpelliérain.
Un levier érotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des séro-divergents entretiennent un rapport impliquant un négatif (neg, dans le jargon) souhaitant être contaminé par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait été révélé au grand public au gré d’expositions médiatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. Décrié comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliqué rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays étaient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, démenti ce chiffre choc –, le papier avait provoqué une avalanche de réactions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une légende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunité de brosser, pour la énième fois, le tableau infamant d’une communauté aux mœurs aussi perverses que débridées, bien responsable, au fond, du fléau du sida qui l’avait si durement frappée. Une lecture homophobe au regard de Jérémie, pour qui le « plombage » représentait avant tout un moyen précieux – vital, même – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scène sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils à ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».
Avant d’endosser son rôle assumé de « plombeur », il a d’abord fallu que Jérémie encaisse le séisme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, à 27 ans », se remémore-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps à courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les médias se souvient de sa jeunesse, passée au chevet d’une mère atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » Résilient, Jérémie débute sa trithérapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirétroviraux réduisent la charge virale du virus, pour l’empêcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. Grâce à ces avancées médicales, l’espérance de vie des personnes touchées avoisine celle des séronégatifs. Chaque jour, Jérémie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux à cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un étranger indésirable. Mais il était là, tout proche ; on était condamnés à la cohabitation. Alors je suis devenu machiavélique avec lui. » Pour ne plus être simplement victime de sa séropositivité, Jérémie transforme son virus en support érotique : il fantasme de le transmettre.
Cette idée, obsédante, le pousse à poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique à risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, cités dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le début de l’épidémie de VIH/sida » – soit l’orée des années 1980 –, puis se serait cultivée de manière confidentielle, avant d’être visibilisée par l’avènement d’internet et la floraison de sites dédiés qui l’ont accompagné. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopée d’entre eux. Sur un site gratuit dédié aux plans cul, un internaute affiche être en quête d’hommes « bien chargés viralement » pour accomplir sa « séroconversion », et côté Grindr des utilisateurs spécifiant vouloir « être plombé » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas à creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, Jérémie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un côté les gift givers, prêts à « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?
La question se pose spontanément, tant cette course à l’infection paraît déroutante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus à la prise en charge médicale parfois exorbitante, et dont l’exposition était criminalisée dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans même parler des 142 décès qui y étaient liés dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 à l’échelle mondiale l’année suivante, d’après les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? Croisé sur le forum fétichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhérer au barebacking – lors de rapports hétéros – par « goût du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». Voilà deux ans que ce quarantenaire cherche à contracter le VIH auprès de femmes séropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », à l’intérieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dévastation dans lequel se reconnaît Jérémie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tête. » C’est cette même « pulsion de mort » qui avait poussé notre interlocuteur à faire un bond vertigineux dans le chemsex.
Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractéristique, s’être toujours « sévèrement emmerdé » dans un « coït classique », multiplie les expériences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage… et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » où la consommation de drogues de synthèse est « monnaie courante », Jérémie s’essaye à la « décharge d’excitation et de désinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dès 2010, en slam – c’est-à-dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fêtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privés. Avec de la musique, des pornos projetés sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimité de ces soirées, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagées d’inconnus, on enchaîne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprès de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destiné aux séronégatifs, empêchant la contraction du VIH.
Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et présidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothèses. « Le slam en lui-même peut porter une charge érotique, avec la ritualisation de la préparation des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cérémonielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet écosystème-ci, ou des pratiques extrêmes gays, on peut aussi supposer une fétichisation des liquides. » D’un côté, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, très ancré dans l’enfance, de devenir “frères de sang”. » Et d’autre part, l’absence de préservatif laisserait libre cours à « une circulation des fluides, pour léguer une trace de soi en l’autre, par-delà le rapport sexuel ». Avec comme perspective, éventuellement teintée BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.
De manière plus générale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prévention – en l’occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers décuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontières entre le permis et le répréhensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de liberté individuelle, à faire ce qu’ils ne “devraient pas” », résume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernés homosexuels, de se « réapproprier » un narratif partagé. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, très ancrée dans l’imaginaire commun, d’une personne séropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scénarios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutôt qu’ils n’isolent. »
« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frère, je suis prêt à te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde Jérémie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On était unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empêchait pas de nouer des rapports étroits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds échanges de regards, une sensualité au moment des rapports… Toute une poésie. » Née d’un penchant romantique ? « Un romantisme très noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimité d’un échange de virus. »
Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en être certain lors de ses premiers « plans bareback », Jérémie le sait désormais : il n’a « sans doute jamais “plombé” qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithérapie a un effet préventif, nommé TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point définitif à la question découlant de l’étude PARTNER dont les résultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH à partir d’une personne séropositive traitée », pose Michel Ohayon, directeur médical du 190, un centre de sexualité inclusif basé sur Paris. Conséquence de quoi, aux yeux de notre spécialiste, le fantasme du « plombage », « relativement fréquent jusqu’au milieu des années 2000 », est devenu caduc. Au sens où « les gens qui l’évoquent ne le réalisent pas dans les faits ». « Très anecdotique » selon l’expert, le phénomène est aussi parfois taxé de sérophobie dans les cercles qui militent contre la désinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, où le mot « plombage » renverrait à un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’être.
« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-être à prendre comme un rite de passage, vers une communauté séropositive stigmatisée, et dont le passé traumatique a marqué l’histoire gay », réagit Jérémie, que deux décennies de sexualité « extrême » ont poussé au bord du précipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette réversibilité des rôles m’a coûté cher : en sex party, mon dernier échange de seringues s’est soldé par la contraction de l’hépatite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, à le menacer « pour la vingt-cinquième fois » d’un divorce, s’il ne décroche pas. Dos au mur, Jérémie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brûlure de l’addiction. Mon corps était ruiné, je l’avais violé – donné à violer. Après tant d’années à avoir, plus ou moins consciemment, chercher à élire ma mort, j’ai compris que ma dernière seringue serait la dernière. Et l’instinct de survie a repris le dessus. »
Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et après trois semaines d’hospitalisation, débute une lente reconstruction grâce au sport, et aux thérapies EMDR. Jérémie reprend peu à peu goût aux choses – la sexualité mise à part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualité fade, ou bien de replonger dans mes vieux démons. Aucune des deux options ne me tente », expédie-t-il, l’œil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arrière, Jérémie fait ses adieux à un passé pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualité classique, mais ça n’a pas été le cas. Alors j’ai vécu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »
« Pas mal sous l’eau » à la tête de la structure qu’il pilote désormais, Jérémie s’investit aussi dans la prévention autour du chemsex en participant à des podcasts, et des congrès. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, délestée des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redéploie ses ailes – mais sous d’autres ciels.
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Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l’hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m’avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m’envoyer à l’hôpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles.
« Faut juste que j’arrive à dormir, faut juste que j’arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.
Lorsqu’on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c’est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu’une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi… Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprécier la vie. »
Dîners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiène et dort dans les fauteuils. Il n’a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n’avais besoin que d’un regard réconfortant, quelqu’un qui me voit à travers la folie.
« Hey, t’as pas une clope ? »
« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? »
« Tu veux commander quelque chose ? »
Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c’est ce que j’étais en arrivant à l’hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d’être plus longtemps enfermée entre quatre murs.
De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.
Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sûrement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre généalogique ! »
Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d’aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c’est mon ami, tantôt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi.
Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l’hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hôpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.
Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d’un blanc d’hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent.
Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.
En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s’assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j’irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique.
« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j’étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.
« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »
Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer.
Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j’ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d’ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme.
Malik s’installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m’énerver. C’est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussé à bout, je détestais qu’on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la première partie.
La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m’étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille.
« – Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »
C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il délire. C’est « eux » qui l’ont violé et agressé dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.
Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n’arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu’elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.
Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisée et mon discours était si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »
Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l’adversité et patient·e face au temps.
Après dix jours qui m’ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »
Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’être enfermée m’avait coupé l’appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »
Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l’hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C’est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ?
*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.
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Il y a des moments où on est bien heureux·se que personne ne soit là pour contempler le pathétisme dans lequel on se trouve. Et en même temps, on retire une certaine satisfaction au désœuvrement d’avoir touché le fond.
J’étais dans une relation où il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problème apparent, juste un immobilisme paisible. Il était mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, à 24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il était du même avis que moi, bien qu’il soit plus âgé, et était pourtant incapable de prendre la moindre décision, comme englué dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. Après plusieurs années de vie commune, on a vidé notre appartement et eu quelques échanges passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis acheté au Maroc ou le vase chiné aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien à cirer.
J’ai entassé mes cartons dans la cave d’une amie, contemplé une dernière fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie à Gênes. On était en juillet, je venais d’être diplômée, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler où je voulais mais je n’avais aucune idée d’où m’installer.
Il m’a suffi de seulement cinq jours pour réaliser que je frôlais le scénario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migré à Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chères.
L’atmosphère anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idées en place. Je n’ai pas quitté une seule fois mon imperméable durant la première semaine.
« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon départ. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait à aller à la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer à les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.
J’avais une soif intarissable d’être seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goût nouveau. J’avais l’impression d’être dans une sorte d’état méditatif constant. J’espérais que l’expérience m’amènerait à atteindre des zones de mon esprit jusque là inconnues ; ou atteindre une forme de sérénité durable, un détachement de tout et pour toujours.
Je logeais dans une résidence étudiante quasiment vide pour l’été. J’ai croisé seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent à couper au couteau m’a empêché de comprendre ce qu’ils foutaient là. J’ai aussi aperçu un gars à peine plus âgé que moi, et qui, le jour de son départ, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.
Il n’y avait pas de brosse à toilette. La cuisine commune était très sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la pièce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, même pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volonté. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et réchauffés au micro-ondes ou de tomates cerises.
J’ai quand même été lassée de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai téléchargé Tinder, mis quelques photos et ajouté comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissé l’application miroiter plusieurs jours. J’ai échangé avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai été charmée par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une épaisse barbe et des boucles blondes qui dépassaient de sa casquette. Il m’a proposé un verre à la fin de la semaine. J’ai répondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posé sur la table, à contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.
Le courant passait bien. On a changé de bar, pour jouer à A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variées allant de « What do you admire about your parents? » à « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirée a rapidement pris une tournure intime et on s’est raconté·es nos rêves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.
Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est acheté des bières dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement étonnamment très blanc, propre et rangé. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais découvert en feuilletant la programmation du Botanique à Bruxelles, pour offrir une place de concert à mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon état d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haï l’été – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »
Girl and Girl a évoqué à Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitôt fait écouter. Sacrilège, je ne connaissais pas cette pépite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quête obsessive de nouvelles perles musicales n’en a été que plus alimentée. Sur le moment, j’ai apprécié le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s’employait à explorer la moindre parcelle de mon corps.
J’ai préféré rentrer dormir dans ma résidence étudiante crade. Comme si j’avais assez bafoué l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne méritais pas tant de confort. J’ai lancé Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulé une clope et me suis enfoncée dans l’obscurité de la nuit et de mon chagrin.
« I can barely look at you
Don’t tell me who you lost it to
Didn’t we say we had a deal?
Didn’t I say how bad I feel? »
J’ai pris un détour pour marcher le long de la plage.
« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »
La chanson me mettait en pleine face mon déni. Alors je l’ai remise en boucle. Je réalisais, pour la première fois, que ma relation était détruite, consumée jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Que je n’étais qu’aux prémisses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.
« Leave it ’til the guilt consumes »
J’étais rongée par la culpabilité, je portais sur les épaules la responsabilité de ma décision et de ma fuite.
« I can’t believe you’re feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »
Lors de notre dernier coït, alors qu’on était déjà séparé·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en récupérer un échantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait été le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex près de moi.
« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »
Je côtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines années sans que leur front ne se mette à suer. Je ne fais pas partie de cette catégorie. Je doute. Tout le temps. Et, à ce moment-là, j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marché avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprécie traîner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondément.
Je suis restée un long moment sur un banc, au bord de la jetée, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritées par le sel de mes larmes.
Le lendemain, j’ai pris un Flixbus pour rentrer à Bruxelles, terre perdue que je devais reconquérir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrêter de dilapider mes économies. Post break-up sex m’a accompagnée pendant les dix heures de trajet. À chaque écoute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon œsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, créant un trou béant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tâter la cavité. Je n’arrivais pas à savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m’arrachais des petits bouts de chair.
L’été était passé, emportant avec lui la motivation d’un nouveau départ. Je me suis résolue à trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dû réapprendre à socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expérimenter la solitude. Mais ces précieux moments d’échange me ramenaient à la vie.
Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.
Écouter du rock avec mon ex était le ciment de notre couple. Il a été bassiste dans une autre vie et a renforcé ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous à écumer les artistes qui nous faisaient vibrer à l’unisson, et on dérogeait à la règle seulement pour aller à des concerts, autant de groupes de niche que de têtes d’affiche.
Cette fois, je suis allée seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyé un message – deux, pour être honnête – lui proposant de m’accompagner. Il a refusé coup sur coup. J’ai ravalé ma fierté.
Je portais une chemise à paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemées sur la scène, des drapés sur le mur, et une guitare blanche à strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagée. La cavité dans ma poitrine était toujours là, mais plus petite, je l’ai caressée avec bienveillance.
Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inévitable, mais prolonge le temps de rétablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout à se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-même.
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Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.
En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes.
Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin.
VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier : Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidarité qui s’organise. Ça peut être à l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c’est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a créé la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d’invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire.
Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était.
Dans un premier temps, L’Ilot a pu être protégé par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d’assos pour la récupération d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs.
Vous avez perdu beaucoup d’accords ?
Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour à l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.
Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur.
Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos.
L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l’amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables.
Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d’aider les assos, c’est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu’elles recevaient des produits périmés.
Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n’est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l’élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d’accès à de la nourriture tout en ayant l’éducation numérique, c’est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche.
Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ?
La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.
Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu’un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l’égard des personnes précaires depuis quelques années.
En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ?
La France est une des pionnières en Europe de l’encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes.
Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d’argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s’aggraver.
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À l’étranger ou au sein du pays, la complexité du champ politique en Belgique étonne souvent – quand il n’en n’écarte pas les gens tant ils sont perdus entre les trois régions, les différents niveaux de pouvoirs et les structures étatiques morcelées. Entre autres.
Face à ce large tableau confus, les partis sont nos premières prises quand il s’agit de scène politique. Ils en sont évidemment la personnification. À l’échelle locale, ce sont eux qui sont présents lors de certaines manifestations, ce sont eux pour qui on doit voter sous peine d’amende et ce sont derrière leurs bannières que les politiques prennent la parole concernant les sujets qui nous touchent.
Ce sont aussi eux dont les noms me font parfois sourciller, tant leur appellation me semble parfois éloignée de leur vision – ou en tous cas pas très cohérente avec l’image que j’en ai, certes subjective. Le temps que je philosophe sur la question, un parti aura sans doute même changé de nom. Alors, avant que mes interrogations ne se perdent dans le trou sans fond de mon cerveau, j’ai préféré contacter un spécialiste de la question.
Contrairement à moi, Thomas Legein est le genre de personne dont l’encéphale contient une connaissance accrue de la politique belge, ce qui lui permet de saisir un grand nombre de faits et d’enjeux liés à ce sujet. En tant que chercheur au Département de science politique à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), son activité quotidienne consiste à étudier l’organisation des partis politiques belges et leurs transformations.
On lui a demandé ce qu’évoque chez lui la question des noms de partis.
VICE : Y’a des aspects précis sur lesquels tu portes une attention particulière ?
Thomas Legein : J’étudie les questions de démocratie au sens large mais je me spécialise surtout dans l’étude des partis politiques et, en particulier, des stratégies qu’ils mettent en place pour atteindre leurs objectifs ou pour s’adapter à un contexte qui leur est finalement de plus en plus hostile. Quand décident-ils de changer de président·e ? Pourquoi les partis choisissent-ils de se repositionner idéologiquement ? Quel serait l’intérêt pour eux d’inclure plus sérieusement les citoyen·nes dans leur prise de décisions internes et qu’est ce qui pourrait motiver ça ? Ce sont toutes des questions que je me pose et que j’essaie de mettre en lien avec le contexte dans lequel ils se trouvent. Les défaites électorales, les scandales ou encore le fait d’être renvoyé dans l’opposition après des années au pouvoir sont généralement des défis importants qui poussent les partis à répondre et à s’adapter à leur nouvelle réalité. Et c’est justement leur réponse qui m’intéresse.
Ce que fait Georges-Louis Bouchez au MR ou les enjeux auxquels font aujourd’hui face l’OpenVLD ou le CD&V en Belgique sont par exemple tout à fait intéressants pour moi. Mais on peut voir plus large. Ce qu’il se passe avec la NUPES et les partis qui les composent en France rentre aussi dans ce que j’étudie, et je parle même pas du bordel au sein du Parti Conservateur britannique, qui est une véritable mine d’or à étudier.
Il se passe quoi avec l’OpenVLD ou le CD&V au juste ?
On a là deux partis traditionnels en danger de mort, clairement. L’OpenVLD aurait dû à mon sens débuter une réflexion interne dès le lendemain des élections de 2019 pour éviter de tomber si bas dans les sondages. Malheureusement pour eux, Alexandre De Croo est devenu Premier ministre et le parti est donc totalement dédié à l’exercice du pouvoir. Ça a aussi créé un vide de leadership à la tête du parti, avec une succession de présidents moins connus censés tenir le fort le temps du mandat de De Croo. Le parti est donc incapable de procéder à une refonte nécessaire, à l’image du cdH par exemple, qui a choisi (ou a été forcé dans) l’opposition pour se concentrer sur sa transformation. Les cas Gwendolyn Rutten ou Els Ampe montrent les tensions internes qui existent à quelques mois des élections.
Le CD&V a déjà une réflexion un peu plus aboutie à ce propos. On a vu deux présidents de partis successifs, Joachim Coens et Sammy Mahdi, annoncer et procéder à des modifications de l’organisation interne du parti tout en réaffirmant leur attachement à certaines valeurs fondamentales des chrétiens-démocrates. Sammy Mahdi a également durci le ton en faisant prendre au CD&V un cap bien à droite, notamment sur des thématiques comme l’immigration. Les sondages sont désastreux pour l’ancien parti tout puissant. Les lignes bougent en conséquence, quitte à adopter les effets d’annonce à la N-VA ou Vlaams Belang.
Est-ce que le nom des partis politiques a déjà été un objet de réflexion pour toi ?
Le nom d’un parti politique c’est hyper important, parce que c’est une sorte de mnémotechnique mais aussi de raccourci pour les électeur·ices – surtout quand il est assorti à une couleur. Un peu à l’image d’une métaphore. Quand on te parle du Parti socialiste, qui a un logo rouge, ça t’évoque directement – même inconsciemment – une série de symboles, de visages, d’idées, de valeurs voire de slogans que tu jugeras positivement ou négativement selon ton bord politique. C’est le premier marqueur idéologique que les gens rencontrent lorsqu’ils ont à faire avec un parti. Pour certains partis extrémistes et/ou populistes, ça peut par exemple être du coup très utile d’utiliser ça pour brouiller les pistes en adoptant des noms vagues comme Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), qui pourrait être le nom d’un parti libéral classique, Vox, en Espagne, qui évoque à la fois l’idée transversale de « Voix » et à la fois rien de particulier, ou encore le parti polonais Droit et Justice qui mobilise deux thèmes majeurs des partis conservateurs classiques. On étudie au final très peu l’utilisation des noms par les partis politiques alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu politique en soi.
J’ai récemment commencé un petit projet annexe avec un collègue, Arthur Borriello [de l’UNAmur], sur l’évolution des noms des partis politiques à travers le temps : est-ce qu’ils sont tous de plus en plus creux ou est-ce que c’est juste une impression ? La République en Marche en France, Juiste Antwoord 21 (« Juste réponse 21 ») aux Pays-Bas ou Azione (Action) en Italie : y’a de quoi s’interroger.
Et quelles grosses différences tu fais avec les noms plus anciens ?
Dans les faits, c’est pour l’instant compliqué de dessiner de grandes tendances. L’idée de départ du projet nous est clairement venu du nouveau nom des Engagé.e.s [ex-cdH], mais aussi de certains éléments de langage ou de la communication de certaines personnalités politiques comme Emmanuel Macron. Où sont encore les marqueurs idéologiques et comment ils se traduisent dans le nom des partis modernes ? Il faut par contre noter que ça ne concerne pour l’instant pas une majorité de partis mais plutôt, souvent, de très vieux partis en grande difficulté ou de nouveaux acteurs fraîchement débarqués sur la scène politique.
C’est peut-être une idée reçue, et on espère pouvoir l’infirmer ou le confirmer, mais on a quand même l’impression que les anciens noms de parti se fixaient plus explicitement sur une valeur ou un concept clé du projet défendu. Aujourd’hui, brouiller les pistes paraît avoir la cote, de préférence en induisant l’idée de mouvement ou de pro-activité, comme si la considération principale des partis concernés était de montrer qu’ils s’opposent à l’immobilisme politique, dont ils seraient pourtant la cause si on suit leur logique.
Y’a un lien entre défaite électorale et nouvelle appellation ?
On a effectivement vite tendance à faire le lien entre une défaite électorale et changement de nom de parti. C’est rare de voir un parti politique qui gagne soudainement changer de nom, et c’est en même temps normal. Changer d’étiquette c’est prendre le risque de perdre l’attention d’une partie de l’électorat qui a bien le nom à l’esprit. Et puis si le parti gagne, ce nom est associé au succès. Changer de nom après une défaite, au contraire, c’est se distancier de cet épisode douleureux en envoyant un message de modernisation du parti sur la forme ou le contenu.
Mais un changement de nom peut survenir dans d’autres contextes. Dans le cas des Engagé.e.s par exemple, changer de nom était moins une question de réagir aux défaites électorales de 2018 et 2019 que de sortir de l’état de coma artificiel dans lequel le parti était depuis pas mal de temps. Les défaites étaient juste des cerises sur le gâteau. Aujourd’hui, le MR envisage très sérieusement de changer de nom. Pourtant, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs électoraux aux dernières élections, on ne peut pas dire que le parti ait subi un véritable revers électoral au point de devoir renouveler son image auprès de l’opinion publique. Il s’agira-là, sauf surprise, de communiquer à l’électorat un nouveau positionnement politique ou de réaffirmer une valeur centrale défendue par le parti. Et ce projet fait plus suite à l’arrivée de Bouchez à la tête du parti qu’à un véritable défi politique posé aux libéraux. Et puis un changement de nom ne veut pas obligatoirement dire changer du tout au tout. En 2001, le Socialistische Partij (SP) belge est devenu le Socialistische Partij Anders (sp.a). La différence est minime mais le message est clair : montrer son ouverture à la société civile tout en marquant l’acceptation du principe d’économie de marché. Simple et efficace.
À propos du MR, tu disais dans un entretien sur la Revue Politique, qu’il était aujourd’hui plus conservateur que libéral, et que Bouchez incarne bien ce conservatisme – par sa méthode de communication notamment. J’ai aucune idée du terme autour duquel leur nouveau nom va s’articuler, mais j’imagine qu’il n’y a aucune chance pour qu’une référence au terme « conservateur » s’y retrouve, à la façon du parti de droite anglais… Est-ce que c’est une question culturelle ou l’enjeu se situe ailleurs ?
C’est évidemment impossible d’anticiper ce pour quoi le MR va opter… s’il change finalement de nom. Simplement évoquer la possibilité de changer peut aussi faire partie d’une stratégie de l’ambiguïté. Dans tous les cas, ce serait une faute politique de le changer si proche de la double échéance électorale qui nous attend en 2024.
Le MR n’a aucun intérêt à adopter une étiquette « conservateur » dans son espace politique même si on est pas à l’abri d’une surprise. Aucune force de droite ne lui pose véritablement de défi pour l’instant. Le parti a donc tout le loisir d’entretenir le flou tant qu’il s’assure que Les Engagé.e.s, maintenant plutôt situé au centre-droit de l’échiquier, ne vienne pas chasser sur ses plates-bandes. Au contraire, ça ne m’étonnerait pas justement que Bouchez – s’il est toujours président après les élections – cherche à remettre le terme de « libéralisme » en avant. De son point de vue, ses prédécesseurs ont volontairement abandonné le gimmick de « fier d’être libéral », à son plus grand regret. Quand je te parlais de la stratégie d’ambiguïté, on est ici face à un cas-type.
Tu penses qu’il devrait exister un cadre légal en ce qui concerne les noms ?
Je pense pas qu’il faille encadrer légalement le choix des noms de partis. En Belgique, d’une manière ou d’une autre, la loi prévoit déjà l’interdiction de l’utilisation de noms explicitement offensants ou qui peuvent heurter. Après, tu rentres plus largement ici dans un débat plus philosophique sur la démocratie et les libertés politiques. Qu’il s’agisse du nom des partis, de leur financement ou de leur communication, à quel point l’État devrait se mêler de la manière avec laquelle les personnes engagées politiquement s’organisent et cherchent à faire prévaloir leur projet de société ? Puisque c’est ça, au final, un parti politique. Il n’y a pas de bonne réponse, tout le monde doit se faire une opinion là-dessus.
OK, mais parfois le nom ne reflète d’aucune manière le projet de société d’un parti – comme c’est le cas avec certains noms qu’on pourrait considérer comme trompeurs ou creux au mieux, comme tu le disais. Y’a quand même quelque chose d’un peu manipulatoire et malhonnête non ?
Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que le nom d’un parti politique est un enjeu politique en soi. Ils sont vraiment libres de choisir le nom qu’ils veulent et font passer des messages grâce à celui-ci. On est donc ici, t’as raison, dans la base même de la communication politique et, à ce jeu, certains partis sont moins scrupuleux dans leur stratégie d’entretenir le flou.
On a récemment fait l’exercice avec une collègue d’identifier tous les partis libéraux à travers le monde uniquement sur base de leur nom. Et c’était un véritable casse-tête. Premièrement, certains se nomment explicitement libéraux mais sont en fait carrément conservateurs comme le Parti Libéral-démocratique japonais. Deuxièmement, beaucoup de ces partis n’utilisent pas le terme « libéral », et préfèrent ceux de « réforme », « liberté » ou « démocratie », comme le Parti démocratique luxembourgeois ou le Parti de la réforme estonien par exemple. Mais plus important encore, troisièmement, ça dépend évidemment du contexte. En Afrique du Nord ou en Asie, quasi aucun parti libéral n’utilise ce terme, au profit, justement, de ces idées de liberté et de démocratie. Aussi parce que le terme « libéralisme » peut être négativement connoté, comme aux États-Unis où il est utilisé par certains pour définir les gens « d’une certaine gauche ».
Là où je veux en venir, c’est qu’on pourrait décider de forcer les partis à utiliser des noms en lien avec ce qu’on considère être leur projet politique. Mais qui peut décider de la liste des mots qu’ils pourraient lier à leur conception de la société si ce n’est eux-mêmes ?
D’ailleurs, c’est quoi être « libéral » au juste ? C’est devenu très confus et galvaudé comme terme non ?
Comme le nom d’un parti peut l’être, l’étiquette « libérale » est parfois mal utilisée, utilisée à tort et à travers ou utilisée pour des raisons stratégiques. La difficulté c’est que l’espace politique n’est pas divisé en deux pôles « Gauche – Droite » mais en quatre dimensions. Je vais pas rentrer dans les détails conceptuels ici, mais tu peux par exemple être « de gauche » (ou « progressiste ») sur des questions culturelles/de société, comme sur la question du droit à l’avortement, mais de droite sur des thématiques économiques comme le montant des taxes sur le travail. Ce qui différencie les libéraux de droite des conservateurs de droite aujourd’hui concerne principalement les questions sociétales alors que les deux défendent assez solidement les principes fondamentaux du capitalisme économique et son développement. L’enjeu de garder une appellation « libérale » pour un parti de droite est de paraître – qu’il le soit réellement ou non – progressif sur les enjeux contemporains. Le défi, c’est de montrer qu’on défend les libertés individuelles.
À ce jeu-là, tu peux par exemple très facilement différencier les discours de l’OpenVLD et de la N-VA en Flandre, cette dernière s’assumant assez comme force conservatrice. Et c’est là tout le confort du MR : le parti n’a pas de compétiteur de droite dans son espace politique actuel, alors il n’a pas besoin de choisir un camp ou l’autre, de marquer clairement la dimension du spectre politique dans laquelle il se trouve par rapport aux enjeux contemporains. Donc je pense qu’il a tout intérêt à garder une image, même si elle n’est plus fondée, de parti « libéral » même si le discours de Georges-Louis Bouchez, dans son contenu, positionne le parti comme force conservatrice.
On a parlé du MR, mais quid du PS ? On peut toujours le considérer comme socialiste ?
Le Parti socialiste n’est pas obligé de s’appeler parti socialiste, qu’il défende un programme de gauche ou non. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme historique, comme pensée par Proudhon, Marx ou Engels par exemple, je dirais que non, le parti socialiste n’est plus socialiste. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme moderne, c’est-à-dire telle que défendu par les partis socio-démocrates européens alors oui, le parti socialiste belge est un parti socialiste tout à fait classique. D’ailleurs, il est forcé de garder un message ancré à gauche pour éviter que le PTB ne prenne le lead sur des thématiques fondamentales du socialisme comme le travail ou la sécurité sociale. La différence aujourd’hui, pour caricaturer, est que les partis socio-démocrates – ou « de centre-gauche » – ont accepté la logique de marché et se limitent à chercher à en limiter les dégâts alors qu’auparavant les partis socialistes défendaient une logique politique et économique alternative au projet capitaliste.
Je ne pense pas que le parti ait intérêt à changer de nom à court terme puisqu’il reste pour l’instant la force dominante en Wallonie et à Bruxelles. Même au niveau européen on observe le parti socialiste belge comme symbole de la résilience de la sociale-démocratie là où de nombreux partis de gauche classique européens se sont effondrés. Une aura, positive pour certain·es, négative pour d’autres, subsiste autour de ce nom historique.
Justement, le PTB est vraiment un « Parti du travail de Belgique » selon toi ? Sans oublier Écolo, Les Engagés ou DéFi. Y’en a dont le nom te fait tiquer ?
Rien à redire sur le PTB ou Écolo. Leur nom est en adéquation avec leur projet politique et sont sans ambiguïté. Je suis plus partagé sur DéFi. Les initiales n’évoquent pas grand-chose et le parti n’a pas une aura assez large pour que l’opinion publique connaisse véritablement le nom complet derrière : Démocrate Fédéraliste Indépendant.
Par contre, je trouve que le choix du nom Les Engagé.e.s est très drôle. Surtout en sachant que le parti a dépensé une petite fortune pour que des consultants en com’ brainstorment et arrivent avec cet ovni. C’est pour moi tout ce qu’il ne faut pas faire. Qui en politique n’est pas engagé·e ? Quelle(s) valeur(s) cardinale(s) guide(ent) le parti ? Quel est le projet derrière tout ça ? Ça sonne creux et ça n’évoque rien. En comparaison, le choix récent du sp.a de s’appeler Vooruit (« En avant ») est intéressant. Le nom est en lui-même tout aussi creux mais il résonne au moins avec une tendance plus large qu’on observe de plus en plus et, de manière intéressante, surtout chez les partis libéraux européens : une volonté de faire avancer les choses, d’inspirer un mouvement, de se bouger. Pour autant, l’aspect « valeurs politiques » est également absent et c’est pour moi une mauvaise stratégie. Est-ce que c’est une tendance qu’on verra chez de plus en plus de partis à l’avenir ? Je le pense, malheureusement.
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Dans notre récent article sur les rassemblements qui se tiennent tous les soirs à Bruxelles en soutien au peuple palestinien, on notait l’absence d’Omar Karem. Ça fait quelques semaines maintenant qu’il ne vient plus – ou peu.
Depuis le 31 décembre 2023, le journaliste palestinien a entamé une grève de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide médicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires à l’encontre d’Israël seront adoptées. L’arrêt du génocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrêt du transit de matériel militaire par la Belgique, l’accès à l’aide humanitaire et médicale à Gaza ou encore le recours à la Cour Pénale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications.
De manière générale, c’est l’absence de réactions politiques qui a plongé Omar dans cette initiative. Né à Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, où il a obtenu le droit d’asile – mais les limites de l’activisme écrit étant ce qu’elles sont, cette grève de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un écran des morts à des milliers de kilomètres ne provoque peut-être pas de réactions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dépérir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »
Quelques médias ont relayé son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient régulièrement les dernières nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-même envoyé un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposé de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grève de la faim.
Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complémentaires apportées par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien à Omar.
Je n’arrive pas à dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est détraqué. C’est impossible de continuer à vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es à la mort et au silence. Tous les jours sont rythmés par une violence inimaginable. Quelle cruauté n’a pas encore été commise ? Et on se dit « bonne année », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se réjouir ?
Le déchaînement militaire est intense : les bombes sur les hôpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une église, les bombardements à Noël, au Nouvel An… Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils détruisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mémoire, nos traditions, nos oliviers centenaires… C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ôtées, tant de vies ôtées.
Tout est soumis à la brutalité, au massacre, au génocide : le phosphore blanc, l’arrêt forcé des soins intensifs néonataux, les gens laissés là sans nourriture pendant que des camions chargés de dons alimentaires sont bloqués, internet coupé pour que le monde ne puisse pas voir les atrocités qu’ils commettent, les sources d’eau bétonnées, les enfants emprisonnées sans procès pour avoir jeté des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geôles… Ils font des vidéos dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les décombres pendant qu’on essaie de les sauver en déblayant avec des tongs. Y’a pas un instant de répit.
La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au réel, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.
Très tôt le matin, je suis allé à Louise, où se tenait un procès. Des familles originaires de Gaza ont attaqué l’État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrêter la guerre, ouvrir les frontières à l’aide humanitaire et assurer la sécurité des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allé leur montrer mon soutien en personne.
Je me suis précipité du tribunal à mon local de l’ULB, où je devais faire une interview avec une personne à Londres, toujours dans la matinée. J’ai marché dans la neige, en poussant mon corps au-delà de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencé la grève de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrêter pour respirer et laisser la douleur s’atténuer. Mais mon corps est devenu mon outil de résistance et rien n’est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine.
L’interview s’est bien passée. On a fait une vidéo où j’expliquais encore la même chose – j’explique toujours la même chose, avec des mots différents. Je veux que les gens comprennent.
Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prêté – le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation à l’ULB. C’était sympa d’avoir un animal avec moi. L’université veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c’est « à cause des examens » mais je suis loin [des bâtiments principaux du campus] et je ne dérange personne. J’ai demandé à des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.
Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif à Arts-Loi contre les violences en centre fermé m’ont invité à les rejoindre cet après-midi. En même temps, il y a aussi eu un événement au MedexMusem à Ixelles, où se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une récolte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.
À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimé mon action sur des tracts et l’ont distribué aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle à ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thé et du café pour les manifestant·es. Je ne me suis pas éternisé, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliqué de rester debout pendant plusieurs minutes.
Un entretien en live sur Instagram était prévu dans l’après-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grève de la faim.
À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continué mes activités de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles à propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte à travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le même pouvoir colonial. Tout le monde doit être libre.
Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grève de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncé qu’il arrêtait. Il était en direct de la marche pour la Palestine à Genève.
Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dérange pas. Après le live, le collectif Artists4Palestine m’a donné la parole. J’ai parlé de ma grève de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le génocide en cours. La soirée entière était dédiée au soutien à la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.
Je suis revenu en tram à l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le téléphone qui me donne l’impression d’être vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les réseaux sociaux. Les vigiles de l’ULB à la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermé. J’ai pris contact avec des médecins bénévoles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou Médecins Sans Frontières refusent de m’aider – pour prévoir un rendez-vous demain histoire de faire un contrôle. J’ai aussi accroché deux drapeaux palestiniens à ma fenêtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastèque, comme ça les gens sauront où je me trouve.
Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.
Je sais que c’est encore tôt pour avoir des problèmes médicaux sérieux, mais j’ai fait un contrôle de routine, juste histoire de vérifier ma température, l’état du sang et du cœur. Le médecin a dit que tout était « OK ».
À la manifestation [une grande marche s’est tenue à Bruxelles ce jour-là, NDLR], j’ai senti à quel point mon état de fatigue était lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. Malgré la météo, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marché dans le monde entier et qui continueront à marcher jusqu’à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimés qui se battront pour les autres peuples opprimés.
Il faisait froid à la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J’ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J’ai aussi trouvé quelques personnes qui me soutiennent et qui m’ont aidé à tenir ma banderole. Les manifestant·es s’arrêtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel à l’action étaient écrits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J’ai essayé de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l’autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissé faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand même utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j’ai été expulsé de la Chambre lors de la journée de commémoration des génocides le 8 décembre. Ils ne m’ont pas non plus laissé parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelé la police pour m’arrêter. Michel De Maegd [membre du MR et député fédéral, NDLR] s’en est non seulement pris à moi le jour même, mais il a aussi continué sur X, où il a menti en ajoutant des éléments qui ne se sont pas produits.
On m’a ramené à l’ULB après la manif. Je continue ma lutte et ma grève de la faim.
J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmenté en plusieurs siestes tout au long de la journée.
J’ai fait un live sur Tiktok – c’est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.
Chaque jour, je parle avec d’autres personnes qui participent au mouvement international de grève de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discuté des prochaines étapes et on a aussi pris contact avec une Indonésienne qui a entamé une grève de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.
J’ai quand même trouvé assez de force pour me rendre à l’ambassade de l’Afrique du Sud à Trône, pour les remercier symboliquement. On a apporté nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidarité et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on était ensemble dans ce combat. On était heureux de brandir le drapeau sud-africain à côté du nôtre. C’était un moment de joie et de solidarité.
Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problèmes de l’administration universitaire et aux services de sécurité. Ma revendication politique n’est peut-être pas assez claire pour eux…
Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article.
C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les réseaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza à tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l’armée israélienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, porté disparu. Il aurait été capturé par l’armée israélienne, mais l’information n’a pas été confirmée, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont été tué·es en si peu de temps.
Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaît en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchées, NDLR], les gens ont commencé à manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent à manger des morceaux de cadavres dans la rue. C’est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.
Mercredi 24 janvier
Je bois plus ou moins deux litres d’eau salée par jour.
Je suis resté quasiment toute la journée dans mon local. Dans l’après-midi, la députée européenne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposé de nous aider à obtenir plus de visibilité médiatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m’aider [avec d’autres eurodéputé·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] à prendre la parole au Parlement européen la semaine prochaine, le 30.
Concernant l’ULB et les gardes de sécurité, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je négocie avec eux. Ils me refusent des visites, vérifient les cartes d’identité des personnes qui viennent… Certains d’entre eux me compliquent la vie.
J’essaie de me tenir prêt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa décision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour dénoncer le génocide. J’aurais voulu aller à La Haye [où siège le CIJ] mais j’étais tellement fatigué que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grévistes de la faim aux Pays-Bas.
Aujourd’hui c’était une journée un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait très mal.
J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passée ce matin et m’a laissé prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.
Même si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes à la porte, j’ai toujours cette impression d’être en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vêtements pour les réfugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J’y suis allé avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontré des gens de différentes communautés.
Je continue de contacter des gens sur les réseaux. Certains répondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernés par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmenté de 300% à Gaza à cause des bombardements israéliens ou de la pénurie de serviettes hygiéniques pour les femmes qui ont leurs règles ? Ils ne se soucient pas d’elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hôpitaux à Gaza, tous ont été bombardés [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opérationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violé.
Ce matin, j’avais besoin de me vider la tête. Je suis resté dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon téléphone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocités.
Mon événement concernant la grève de la faim – organisé avec le Réseau ADES – s’est joint au rassemblement à la Bourse. Mais la décision de la CIJ est tombée et elle s’avère décevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette déception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espérait au moins un cessez-le-feu. Israël n’arrêtera donc pas de nous tuer.
C’était malgré tout une soirée très forte en émotions : on a montré des vidéos de grévistes de la faim issu·es du monde entier et on a chanté notre hymne national. C’était assez émouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis très faible et fatigué, et que c’est épuisant émotionnellement de se répéter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour défendre les intérêts de mon peuple. C’était important de montrer qu’il y a beaucoup de gens dans le monde qui mènent une grève de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisé un projecteur pour les afficher et on a relayé leur voix à travers le micro ; ça a souligné l’aspect mondial de l’action collective.
Ça fait presque 30 jours que j’ai commencé ma grève de la faim ; je peux tenir en au moins 40 – même si je commence à avoir du mal à marcher. Ou jusqu’à un cessez-le-feu permanent.
Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versés à l’UNRWA, ce qui montre une complicité et un soutien à la poursuite du nettoyage ethnique par Israël ainsi qu’à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des êtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise délibérément à nous affamer et à nous condamner à mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.
C’est dur, j’ai froid. Mon téléphone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boîte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J’utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans différentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes à l’étranger qui sont aussi en grève de la faim, je reste informé des actions en Belgique et à l’international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des âmes qu’on ne pourra jamais récupérer.
Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l’attention des gens sur le massacre des civil·es et le génocide à Gaza. Je pense à ma famille en Palestine, à chaque fois que je pense à eux je pense directement à toutes les autres familles là-bas. Je pense aussi à ces médias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prêter attention à cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit là notre seconde Nakba.
Je vais bien. L’insomnie était là, encore une fois. Je suis resté éveillé, à regarder toutes ces images, à chercher encore et toujours à entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libération de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrêter.
Ce soir, je vais assister à la projection de Yallah Gaza au Cinéma Aventure – et je prendrai la parole encore une fois.
Ma grève de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s’écoulent, même si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volonté, je veux que la Palestine soit libre, et la volonté et le dévouement c’est ce dont on a besoin pour réussir notre combat. Il faut pousser les gens à prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libération. On ne peut pas normaliser la violence, on doit être humains, uni·es et mettre fin à l’apartheid.
On doit aussi lutter pour le Soudan, le Yémen, le Congo, les Ouïghour·es, les peuples aborigènes, les peuples indigènes, le Tigré, Hawaï et tous les peuples opprimés en quête de libération. J’ai besoin que tout le monde continue à parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez à manifester, à participer aux actions, à envoyer des e-mails aux politiques, à en parler, à vous organiser, à marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu’à ce qu’on soit libres. Free Palestine !
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Des poules se promènent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourée de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa résonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirée de fin d’année du 29 décembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit à petit, vêtu·es de hauts léopard, bottes à plateforme ou mini-shorts déchirés. Il fait 30 degrés et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animées.
Ce soir au Hangar – et c’est commun à Porto Rico – les célébrités se mélangent aux étudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant échancré, ne rate jamais leurs évènements. « Ici, y’a les meilleures soirées reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. »
Vers 1 heure du matin, après un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king Simón, Mano Santa, DJ emblématique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement après les premières notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaînent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego Calderón. En laissant son corps marginalisé bouger librement, en se réappropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identité culturelle face à l’impérialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique.
Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs référence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar », « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fête »). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirée. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expériences queer et plus globalement de la queerness en termes de représentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. »
Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonné sans eau ni électricité qu’elle rénove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagé par l’ouragan Maria, quelques mois à peine après avoir été placé en faillite, faisant près de 3 000 morts et décimant la quasi-totalité de son système d’alimentation en électricité. Face à une réaction des États-Unis jugée trop lente et méprisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marqué les esprits), une vague d’entraide et de solidarité naît sur l’île. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchées par la catastrophe.
« C’est là que différentes communautés comme le Hangar se sont organisées tout autour de l’île : ça nous a radicalisé·es », raconte Marielle De León, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragédie et de tout ce désastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communauté. » Pour la militante, cette crise a révélé les limites du modèle politique actuel, qui relègue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dépendant·es des aides et des décisions des États-Unis. « Beaucoup d’entre nous ont dû compter sur nos voisins et voisines pendant cette période, remet Marielle. Dans ces cas-là on doit apprendre à se gérer entre nous et ne pas dépendre du gouvernement. »
De fil en aiguille, sur base d’une petite communauté d’entraide qui prend forme, Carla commence à organiser ses premiers évènements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pédagogique. « On voulait créer un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencé à organiser des soirées mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fête », précise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activités principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marché artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical créé par les esclaves africains à Porto Rico au XVIIème siècle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirées stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guérison menstruelle ou encore des cours d’éducation complète à la sexualité.
« La base de toutes nos activités c’est d’essayer d’offrir un espace safe à la communauté queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisées et immigrantes », résume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une réputation d’île safe pour les communautés LGBTQIA+ au sein des Caraïbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste réalité pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont été assassinées, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formé au cours de ces dernières décennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou même Bad Bunny œuvrent pour apporter de la visibilité aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan à offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sécurité ni dans les clubs hétéros ni dans les boîtes de nuit gays classiques.
« L’idée du Hangar, c’est plus de créer des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte précaire de notre île que d’être un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’être les clubs gays », explique Regner Ramos, chercheur spécialisé en espaces queer et professeur à l’Université de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays à Porto Rico reproduisent l’esthétique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas à ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a été créé par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribéen » dans sa façon de s’adapter au contexte de la région, de porter fièrement les couleurs du pays et de célébrer les échanges interculturels, notamment indigènes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire.
Pour le Hangar, se réapproprier son identité caribéenne et l’honorer fait partie d’une démarche de résistance anti-impérialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les années 1950, l’île a le statut singulier d’« État libre associé » qui confère aux Portoricain·es la citoyenneté américaine sans leur accorder tout à fait les mêmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activités organisées et des thèmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indépendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51ème état.
« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de décolonisation, affirme Carla. Beaucoup des problèmes auxquels on est confronté sont le résultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se réapproprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico différent. »
Pour Regner Ramos, le futur de l’île se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, où la jeune génération peut faire des rencontres et assister à des évènements qui lui permettent de faire évoluer sa réflexion politique. « Je pense que grâce à des initiatives comme El Hangar et à d’autres projets communautaires, qui nous aident à réfléchir de façon décoloniale et à imaginer d’autres façons de faire société, on finira par comprendre que l’idée selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, développe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancées en termes de droits humains, d’égalité, de diversité, de protection de notre territoire seront menées par les femmes, les personnes racisées et les personnes queer, qui se réunissent dans des lieux comme El Hangar. »
Ces dernières années, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la région de San Juan, à l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermé aussitôt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un défi. « À Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus là, explique Regner Ramos. On est en récession depuis une décennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces à cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les Américain·es à venir investir ici, mais qui ne protègent pas les locaux en termes de logement, de création culturelle, de développement communautaire. »
Depuis quelques années, les grandes villes et les zones touristiques de l’île connaissent effectivement un phénomène inquiétant de gentrification. En 2022, la moitié des logements disponibles à San Juan étaient des locations Airbnb [selon une étude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables où on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvé l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a mené à la démission du gouverneur de l’époque Ricardo Rosselló – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux dernières années, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austérité, la faillite et la réponse fédérale des États-Unis à l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience générale, explique Marielle De León. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. » Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « À Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens à l’intérieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent à cœur. »
En six ans, El Hangar a eu le temps de se créer une solide réputation, gagnant une notoriété qui a fini par dépasser le cadre de la communauté queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changé, que c’est devenu mainstream, ils commencent à s’en détacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inévitable qu’il finisse par y avoir quelques avis négatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »
Aujourd’hui, à mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communauté est très protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme à la maison, je sais que je peux venir à n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »
Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrée, les groupes se mélangent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mêlée alcoolisée surgit l’acteur Ismael Cruz Córdova, qui tient à partager son amour pour son île : « La vérité, c’est que Porto Rico c’est un phénomène, c’est un trésor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le désert du Sahara et à la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de révoltes, de défense de notre identité. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, créatifs, résilient et ingénieux qui existe. »
Le comédien, qui joue actuellement dans la série du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit où tous mes potes vont et où je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mènent au Hangar. »
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Au sein d’un fournil improvisé dans la cuisine du bar, Yann* façonne les morceaux de pâte à pain taillés par Marion, et qu’Andrea* avait préalablement mis à reposer. Les trente morceaux découpés rempliront autant de moules rectangulaires en tôle huilés. « Inutile de grigner la pâte [entailler pour faciliter la cuisson, NDLR] », lance Yann, désormais attelé à surveiller la température du four, alimenté par du bois de récupération. Installé dans la cour du Channel à Calais, un lieu artistique – entre théâtre, libraire, restaurant – situé dans les anciens abattoirs de la ville, le four mettra plus de trois heures à atteindre les 240°C espérés.
Ce mardi de janvier, la petite équipe produira 60 kilos de pain. La fournée sera récupérée par le Secours catholique et distribuée le lendemain aux migrant·es de Calais. « On s’est engagé·es à leur fournir du pain trois fois par semaine. En échange, l’association finance une partie du projet », développe Yann, à l’origine de cette initiative solidaire à Calais. Ce trentenaire qui porte une petite queue de cheval fait partie de l’Internationale boulangère mobilisée (IBM), un collectif informel de boulanger·es militant·es créé en février 2018, au lendemain de l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement français – les créateurs de l’initiative avaient pris part à la ZAD. Le but ? Constituer un réseau de boulanger·es mobiles pour coordonner des actions de solidarité. Depuis, au gré des envies de chacun·e, ses membres rejoignent des mobilisations sociales pour lesquelles ils produisent du pain, aidé·es par les fours mobiles de certain·es, construits selon les plans de l’Atelier Paysan, une coopérative d’auto-construction.
Dans le fournil calaisien, Andrea, Yann et Marion travaillent la pâte grâce aux dons des membres du réseau : farine, ustensiles, moules, etc. Le trio le fera pendant quelques semaines avant de passer le relai à d’autres. Le premier, « militant à plein temps », est un membre rennais, co-fondateur du réseau IBM, et possède son propre four mobile, Pâte à Tract. Le deuxième est un ingénieur de formation qui vit désormais au RSA, comme Andrea. Désormais « nomade », une première carrière étudiante et professionnelle l’avait conduit à travailler à La Défense en costard-cravate. « J’ai arrêté de croire qu’il était possible de changer les choses de l’intérieur », explique-t-il. Enfin, l’Iséroise Marion, 21 ans, à la différence des deux autres, souhaite passer son CAP Boulanger « en candidat libre » après plusieurs stages dans le secteur. D’ailleurs, chaque année, le réseau organise des formations autogérées pour celles et ceux qui, comme elle, souhaitent obtenir un diplôme officiel, obligatoire pour lancer sa structure.
Tous les trois diffusent un savoir-faire artisanal et politique. Car si cet aliment du quotidien attire la sympathie des Français·es, ses conditions de production restent largement méconnues. Pourtant, au sein même de boulangeries dites « artisanales », elles échappent rarement à une logique industrielle basée sur l’achat de machines coûteuses remboursées au prix d’une course à la rentabilité. À Calais, seuls les bras travaillent le levain. Ce mélange de farine et d’eau qui a fermenté permet de s’affranchir de la levure pour faire lever la pâte. Plus digeste, il permet de produire un pain plus nourrissant qui se conserve mieux.
La production plaît beaucoup aux spectateurs et spectatrices du Channel à qui l’initiative propose, un jour dans la semaine, une vente à prix libre – en moyenne, un pain comme le leur se vend 6 euros le kilo. En revanche, lors des distributions dans les camps de migrant·es, leurs fournées n’ont pas toujours été choisies. « Les exilé·es n’aiment pas notre pain, reconnaissent Andrea et Yann. Au départ, les bénévoles du Secours catholique nous le cachaient pour ne pas nous vexer. »
Les deux hommes se souviennent en rigolant de la phrase d’un réfugié afghan, repoussé par l’aspect compact de leur production : « Avec votre pain, on construit des maisons chez nous. » Leur recette subit aussi la concurrence des baguettes, récupérées dans les supermarchés environnants et distribuées par les nombreuses associations de solidarité. Alors les boulanger·es se sont adapté·es, avec succès, en créant une sorte de pain de mie brioché avec du sucre, de l’huile et du lait, désormais consommée.
Au fil de leurs fournées et de leurs rencontres, l’équipe a tenté de partager son savoir-faire avec les réfugié·es, mais seulement deux d’entre eux sont venus au fournil depuis début janvier. « Ça marche plus ou moins bien car leur objectif est de traverser la Manche avant tout. C’est difficile de nouer des relations privilégiées », regrette Yann. Bénévole pour l’association Utopia 56 à Calais pendant quelques mois, il souhaitait monter un programme d’entraide qui ne répète pas les rapports « professionnels » entre les bénévoles et les exilé·es. « Le but de l’initiative est de produire du pain, certes, mais aussi de s’intéresser à ce qu’il se passe à la frontière », rappelle le militant, qui assiste parfois aux audiences publiques du Centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles, à quelques kilomètres de là.
Étalée de novembre à février, la présence de l’IBM à Calais est l’une des actions les plus importantes du mouvement, avec celle qui avait été menée lors du week-end de manifestations contre la méga-bassine de Sainte-Soline en mars dernier : une tonne de pain et 25 000 parts de gâteaux avaient été produits.
Le 10 février 2024, l’IBM organise sa réunion annuelle à Paris, au Shakirail.
*Les prénoms ont été modifiés pour protéger leur identité.
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« J’ai rencontré un mec qui s’est mis à me raconter sa vie pendant hyper longtemps sans me poser la moindre question. Je m’ennuyais tellement, j’aurais bien aimé boire une pinte de bière. » Clara (29 ans) a fait une pause de l’alcool pendant un mois pour la première fois l’année passée. Elle a été heureuse de découvrir qu’elle n’est « ni moins drôle ni moins intéressante sobre ». Les gueules de bois ne lui ont pas manqué, ni « l’enfer des premiers rapports bourrés ». Mais il y a eu quelques moments difficiles, et notamment les premiers dates avec des quasi-inconnus.
La consommation d’alcool baisse, notamment chez les jeunes. En Belgique, on boit deux fois moins de bière qu’il y a 30 ans, d’après le dernier rapport annuel des brasseurs belges. Il n’empêche, le bar reste l’un des endroits les plus courants où l’on se fixe un premier rendez-vous. Pour celles et ceux qui ont passé une bonne partie de leur vie amoureuse un verre à la main, être sobre impose un nouvel apprentissage : sans alcool, comment se regarder dans les yeux, oser un premier baiser et plus si affinités ?
Premier (bon) élément, rencontrer quelqu’un sobre exclut d’office certaines personnes à qui vous auriez laissé une chance avec quelques verres dans le nez. « Bourrée, j’aurais sans doute été contente de plaire, sans me demander si c’était réciproque », analyse Clara en repensant à son rendez-vous raté. « Mais là, sobre, c’était impossible de passer à côté du fait que j’étais pas intéressée. »
Le pouvoir désinhibant de l’alcool présente certes la capacité de lubrifier la rencontre, mais il n’aide pas à prendre les meilleures décisions et ses effets sont imprévisibles : « L’éthanol agit sur tellement de neurotransmetteurs qu’on ne peut pas être sûr de ce qui va se passer », explique Catherine Hanak, psychiatre et addictologue au CHU Brugmann, à Bruxelles. Difficile alors d’être dans l’état requis pour bien évaluer la situation qu’on vit face à une nouvelle rencontre. A-t-on apprécié cette personne en elle-même, sa présence ou juste le fait d’avoir enfilé des verres ?
Plusieurs mois après la fin de sa pause, Clara a finalement rencontré quelqu’un lors d’une soirée alcoolisée. Heureusement, elle l’apprécie toujours, même quand elle ne boit pas : « Ça se passe hyper bien ! Mais on s’est dit plein de choses sur notre vie dont j’ai aucun souvenir. Maintenant, j’ose pas lui poser certaines questions, de peur qu’on ait déjà abordé le sujet… »
Quand vous prenez le parti de chercher l’amour sobre, apprendre à gérer votre nervosité autrement qu’en vous cachant derrière un verre constitue un défi majeur. Valérie (33 ans) ne se considère pas comme alcoolique mais elle a toujours bu lors de ses rendez-vous amoureux, notamment « pour faire taire [son] anxiété sociale ». Après « une relation qui s’est très mal passée » et à laquelle elle « aurait mis un terme bien plus tôt » si elle avait été moins sous l’influence de la boisson, elle s’est totalement sevrée. Depuis quelques semaines, elle est inscrite sur des applications de rencontres, mais elle n’a pas encore fixé de rendez-vous, car elle appréhende encore trop le regard des autres : « J’ai peur de pas être à l’aise et de devoir me justifier, ou qu’on me demande pourquoi je bois pas… »
Maud (24 ans), elle, n’a jamais aimé « se mettre des caisses », mais elle a arrêté de boire après une période où elle trouvait « que l’alcool s’installait trop dans [son] quotidien ». Après avoir stoppé, elle a été frappée par la pression sociale qui fait de l’alcool un automatisme, et les stéréotypes sexistes qui vont avec : « Quand on est une fille, il faut boire, mais pas trop. Quand je racontais que j’avais déjà été super bourrée, je sentais que c’était pas en phase avec l’idéal féminin de certains garçons… alors qu’on pourrait davantage se questionner sur le fait que tout le monde boit autant, tout le temps. » Dans tous les cas, même si ça peut s’avérer peu excitant, et même un peu lourd, « c’est important d’expliquer qu’on ne boit pas, pour partir sur des bases saines », juge Catherine Hanak.
Sobre depuis trois ans après de longues années d’ivresse, l’humoriste Maxime Musqua (36 ans) a développé des techniques pour dédramatiser le sujet. « Je donne rendez-vous le dimanche matin, c’est super pratique pour ne pas avoir de décalage sur la consommation », me dit-il.
Certain·es utilisateur·ices des applications de rencontre semblent également être de plus ou plus ouvert·es à l’idée de faire des dates ailleurs que dans un bar. En 2022, l’application Bumble avait publié ses prédictions. Selon leurs conclusions, la consommation d’alcool ne jouait plus un rôle aussi important dans les rencontres ou relations amoureuses qu’auparavant. Sur cette application, 34% des personnes sondées se déclarent d’ailleurs plus susceptibles d’avoir un dry date aujourd’hui qu’avant la pandémie.
Mais en arrêtant de boire ou en diminuant, il est aussi possible que vous ayez tout simplement besoin de mettre en pause votre vie sentimentale. Annabelle (31 ans) a décidé de réduire sa consommation parce qu’elle ne supportait plus les gueules de bois, alors qu’elle consacrait toute son énergie à d’importants changements dans sa vie : « J’étais en reconversion professionnelle, je suivais une thérapie… » Cette période l’a plongée, au niveau sentimental, dans une traversée du désert d’un peu plus d’un an « plutôt bien vécue ». « Intérieurement, c’était trop le chantier pour être avec quelqu’un », estime-t-elle. Depuis quelques semaines, elle voit un garçon rencontré à son cours de chant – une activité qu’elle a démarrée après avoir arrêté l’alcool.
Pour Paul (43 ans), c’est encore compliqué. Suivi par un addictologue depuis plusieurs années, il s’est rendu compte que son alcoolisme nourrissait une forme de dépendance affective. « J’enchaînais les rencontres et les verres parce que je manque d’estime de moi et que j’arrive pas à vivre seul, explique-t-il. J’ai peur de rendre les autres malheureux aussi. » Sobre depuis trois mois, il estime avoir besoin de « prendre le temps de [se] soigner et de [se] reconstruire » avant de faire de nouvelles rencontres.
« Le premier bisou, c’est toujours plus difficile, relance Maxime Musqua. Ça peut prendre un peu plus de temps, y’a ce moment où on sait qu’on se plaît sans savoir si c’est le bon moment pour tenter quelque chose… Et en même temps, une fois qu’on y arrive, ça peut aussi être vachement mieux parce qu’on est sûr qu’on en a envie ! On a plus attendu et on a aussi plus de sensations du fait d’être sobre. »
Sans surprise, le sexe est généralement meilleur quand on dispose de toutes ses facultés, et qu’on peut s’en rappeler le lendemain. « La communion des corps n’a rien à voir ! », s’enthousiasme la journaliste Charlotte Peyronnet (33 ans). Avec le recul, elle estime que l’alcool l’a accompagnée dans la « longue errance hétérosexuelle » qu’elle raconte dans Et toi, pourquoi tu bois ? (Éditions Denoël, 2024). « Je pense que j’ai toujours été lesbienne mais je me le suis caché pendant des années, l’alcool m’a beaucoup aidée à me voiler la face, me confie-t-elle. Je buvais des verres de blanc au petit réveil pour avoir envie de faire l’amour. »
Nefeli (30 ans) trouve que la sobriété l’aide à mieux respecter son propre consentement. « Avant, y’avait des tas de fois où je me réveillais le lendemain matin en me demandant pourquoi j’étais là, dit-elle. Ça me manque pas du tout. » Si elle admet une certaine « nostalgie » au souvenir de « ces nuits où elle embrassait des inconnus » – ce qu’elle n’ose plus –, elle estime avoir « totalement gagné au change » car elle se sent « plus en sécurité » et « plus épanouie dans une sexualité plus douce ».
Faire l’amour sobre n’a pas été simple pour Charlotte Peyronnet : « J’avais énormément de complexes sur mon corps que je noyais dans l’alcool. Au début, j’avais plus du tout de désir pour ma partenaire. J’ai passé beaucoup de temps à me masturber, j’ai dû tout réapprendre, recréer un nouvel imaginaire avant de me sentir prête. » Mais elle aussi affirme pouvoir profiter des aspects positifs désormais. Car au-delà du rapport à soi-même – à son corps et/ou à sa sexualité –, la sobriété peut aussi soulager votre partenaire, si vous êtes en couple. « Ma copine m’a raconté qu’elle s’inquiétait tout le temps de devoir gérer les dégâts causés par ma consommation, de devoir venir me chercher à l’hôpital… », poursuit Charlotte. C’est entre autres sa partenaire qui l’a énormément aidée à arrêter de boire : « J’ai vu dans son regard qu’elle m’aimait toujours et qu’elle me soutenait, ça m’a donné énormément de force. »
Ne plus avoir l’alcool comme exutoire peut aussi vous aider à mieux communiquer au sein du couple. « On est plus attentifs l’un·e à l’autre, on échange davantage », estime Evelyne, créatrice du compte Instagram @sobreetbranchee. Après son arrêt de l’alcool en septembre 2020, suivi de la diminution de consommation de son compagnon, son couple sort davantage. « On va au resto, au cinéma ou à la bibliothèque ensemble toutes les semaines », s’enthousiasme-t-elle. Les soirées à deux sont désormais plus légères, moins centrées autour de la bouteille ouverte pour le repas et de l’atmosphère pesante qui suivait. Avec moins d’alcool entre eux, la complicité a regagné du terrain.
Ces changements s’expliquent en partie par le fait qu’on « est souvent plus présent·e dans une relation après avoir arrêté de boire, surtout si l’alcool était au centre de notre vie avant », confirme Catherine Hanak – même s’il ne faut pas faire de généralités : il y a des personnes alcooliques qui arrivent à bien gérer leur couple. « Quand on boit, on attend souvent d’être ivre pour essayer de régler ses problèmes de couple, remet Maxime Musqua. Sobre, on est obligé·e d’apprendre à régler les conflits autrement, en étant attentif à ses émotions, en mettant des mots dessus, et en assumant de se montrer vulnérable pour les exposer à notre partenaire. »
Si la sobriété amène « beaucoup de choses positives » la plupart du temps, Catherine Hanak reconnaît tout de même qu’elle peut aussi être source de tensions. « Par exemple, quand c’était le partenaire de la personne qui buvait qui prenait beaucoup de décisions pour le couple : sobre, on se met à donner beaucoup plus son avis. Un nouvel équilibre est donc à réinventer. »
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Après quelques secondes d’hésitation, Jérémie l’affirme sans détour : « Si tout était à refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pèse sur les épaules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », après s’être arraché, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues années passées à frayer dans le milieu gay du chemsex, associé au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher à cru », qui vise à se passer sciemment de préservatif. Au souvenir de ses soirées partouze, et depuis le siège qu’il occupe derrière son écran d’ordinateur, ce chef de structure évoque des « nuits mortifères ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fétichisation » du risque de transmission du VIH dont il était porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », précise le Montpelliérain.
Un levier érotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des séro-divergents entretiennent un rapport impliquant un négatif (neg, dans le jargon) souhaitant être contaminé par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait été révélé au grand public au gré d’expositions médiatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. Décrié comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliqué rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays étaient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, démenti ce chiffre choc –, le papier avait provoqué une avalanche de réactions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une légende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunité de brosser, pour la énième fois, le tableau infamant d’une communauté aux mœurs aussi perverses que débridées, bien responsable, au fond, du fléau du sida qui l’avait si durement frappée. Une lecture homophobe au regard de Jérémie, pour qui le « plombage » représentait avant tout un moyen précieux – vital, même – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scène sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils à ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».
Avant d’endosser son rôle assumé de « plombeur », il a d’abord fallu que Jérémie encaisse le séisme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, à 27 ans », se remémore-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps à courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les médias se souvient de sa jeunesse, passée au chevet d’une mère atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » Résilient, Jérémie débute sa trithérapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirétroviraux réduisent la charge virale du virus, pour l’empêcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. Grâce à ces avancées médicales, l’espérance de vie des personnes touchées avoisine celle des séronégatifs. Chaque jour, Jérémie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux à cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un étranger indésirable. Mais il était là, tout proche ; on était condamnés à la cohabitation. Alors je suis devenu machiavélique avec lui. » Pour ne plus être simplement victime de sa séropositivité, Jérémie transforme son virus en support érotique : il fantasme de le transmettre.
Cette idée, obsédante, le pousse à poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique à risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, cités dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le début de l’épidémie de VIH/sida » – soit l’orée des années 1980 –, puis se serait cultivée de manière confidentielle, avant d’être visibilisée par l’avènement d’internet et la floraison de sites dédiés qui l’ont accompagné. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopée d’entre eux. Sur un site gratuit dédié aux plans cul, un internaute affiche être en quête d’hommes « bien chargés viralement » pour accomplir sa « séroconversion », et côté Grindr des utilisateurs spécifiant vouloir « être plombé » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas à creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, Jérémie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un côté les gift givers, prêts à « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?
La question se pose spontanément, tant cette course à l’infection paraît déroutante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus à la prise en charge médicale parfois exorbitante, et dont l’exposition était criminalisée dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans même parler des 142 décès qui y étaient liés dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 à l’échelle mondiale l’année suivante, d’après les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? Croisé sur le forum fétichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhérer au barebacking – lors de rapports hétéros – par « goût du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». Voilà deux ans que ce quarantenaire cherche à contracter le VIH auprès de femmes séropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », à l’intérieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dévastation dans lequel se reconnaît Jérémie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tête. » C’est cette même « pulsion de mort » qui avait poussé notre interlocuteur à faire un bond vertigineux dans le chemsex.
Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractéristique, s’être toujours « sévèrement emmerdé » dans un « coït classique », multiplie les expériences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage… et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » où la consommation de drogues de synthèse est « monnaie courante », Jérémie s’essaye à la « décharge d’excitation et de désinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dès 2010, en slam – c’est-à-dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fêtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privés. Avec de la musique, des pornos projetés sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimité de ces soirées, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagées d’inconnus, on enchaîne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprès de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destiné aux séronégatifs, empêchant la contraction du VIH.
Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et présidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothèses. « Le slam en lui-même peut porter une charge érotique, avec la ritualisation de la préparation des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cérémonielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet écosystème-ci, ou des pratiques extrêmes gays, on peut aussi supposer une fétichisation des liquides. » D’un côté, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, très ancré dans l’enfance, de devenir “frères de sang”. » Et d’autre part, l’absence de préservatif laisserait libre cours à « une circulation des fluides, pour léguer une trace de soi en l’autre, par-delà le rapport sexuel ». Avec comme perspective, éventuellement teintée BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.
De manière plus générale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prévention – en l’occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers décuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontières entre le permis et le répréhensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de liberté individuelle, à faire ce qu’ils ne “devraient pas” », résume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernés homosexuels, de se « réapproprier » un narratif partagé. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, très ancrée dans l’imaginaire commun, d’une personne séropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scénarios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutôt qu’ils n’isolent. »
« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frère, je suis prêt à te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde Jérémie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On était unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empêchait pas de nouer des rapports étroits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds échanges de regards, une sensualité au moment des rapports… Toute une poésie. » Née d’un penchant romantique ? « Un romantisme très noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimité d’un échange de virus. »
Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en être certain lors de ses premiers « plans bareback », Jérémie le sait désormais : il n’a « sans doute jamais “plombé” qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithérapie a un effet préventif, nommé TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point définitif à la question découlant de l’étude PARTNER dont les résultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH à partir d’une personne séropositive traitée », pose Michel Ohayon, directeur médical du 190, un centre de sexualité inclusif basé sur Paris. Conséquence de quoi, aux yeux de notre spécialiste, le fantasme du « plombage », « relativement fréquent jusqu’au milieu des années 2000 », est devenu caduc. Au sens où « les gens qui l’évoquent ne le réalisent pas dans les faits ». « Très anecdotique » selon l’expert, le phénomène est aussi parfois taxé de sérophobie dans les cercles qui militent contre la désinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, où le mot « plombage » renverrait à un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’être.
« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-être à prendre comme un rite de passage, vers une communauté séropositive stigmatisée, et dont le passé traumatique a marqué l’histoire gay », réagit Jérémie, que deux décennies de sexualité « extrême » ont poussé au bord du précipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette réversibilité des rôles m’a coûté cher : en sex party, mon dernier échange de seringues s’est soldé par la contraction de l’hépatite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, à le menacer « pour la vingt-cinquième fois » d’un divorce, s’il ne décroche pas. Dos au mur, Jérémie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brûlure de l’addiction. Mon corps était ruiné, je l’avais violé – donné à violer. Après tant d’années à avoir, plus ou moins consciemment, chercher à élire ma mort, j’ai compris que ma dernière seringue serait la dernière. Et l’instinct de survie a repris le dessus. »
Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et après trois semaines d’hospitalisation, débute une lente reconstruction grâce au sport, et aux thérapies EMDR. Jérémie reprend peu à peu goût aux choses – la sexualité mise à part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualité fade, ou bien de replonger dans mes vieux démons. Aucune des deux options ne me tente », expédie-t-il, l’œil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arrière, Jérémie fait ses adieux à un passé pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualité classique, mais ça n’a pas été le cas. Alors j’ai vécu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »
« Pas mal sous l’eau » à la tête de la structure qu’il pilote désormais, Jérémie s’investit aussi dans la prévention autour du chemsex en participant à des podcasts, et des congrès. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, délestée des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redéploie ses ailes – mais sous d’autres ciels.
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Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j’ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C’est ce qu’il s’est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l’hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu’un groupe de personnes m’attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m’avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m’envoyer à l’hôpital psychiatrique lorsque je ne l’ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles.
« Faut juste que j’arrive à dormir, faut juste que j’arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l’oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l’une d’entre elles, j’arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d’ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m’endors.
Lorsqu’on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c’est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j’étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu’une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d’efforts aussi… Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit apprécier la vie. »
Dîners comme soupers sont super basiques. J’étais juste contente d’avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu’il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n’a pas beaucoup d’hygiène et dort dans les fauteuils. Il n’a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n’est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d’amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n’avais besoin que d’un regard réconfortant, quelqu’un qui me voit à travers la folie.
« Hey, t’as pas une clope ? »
« T’es qui toi ? T’es la nouvelle ? »
« Tu veux commander quelque chose ? »
Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C’est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c’est ce que j’étais en arrivant à l’hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d’un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d’arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s’écouler au rythme d’une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L’un d’eux me demande si lui et sa bande peuvent s’asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d’ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d’être plus longtemps enfermée entre quatre murs.
De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.
Alicia* ricane au bout de la table, j’ai sûrement l’air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l’arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m’appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j’ai un arbre généalogique ! »
Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d’aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l’équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d’hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c’est mon ami, tantôt il m’agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t’ont fait du mal. » Il essaye de m’endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l’oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi.
Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l’hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s’intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l’hôpital, ils t’attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d’une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.
Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d’un blanc d’hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent.
Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu’il s’ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L’odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j’attends que le temps passe mais le temps ici n’a pas d’aiguilles.
En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s’assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d’y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu’on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j’irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l’elliptique.
« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d’arriver au centre quand mes parents m’avaient rejoint dans la salle des visites (qui n’est autre qu’un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m’ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu’un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j’étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n’avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.
« Hey, pssst, t’aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »
Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer.
Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu’on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j’ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c’est devenu le nouveau centre d’intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n’y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d’ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme.
Malik s’installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c’est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m’énerver. C’est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m’avait poussé à bout, je détestais qu’on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s’énerve. Je gagne la première partie.
La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J’offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m’étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j’ai pu dire, quoi que j’ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c’est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille.
« – Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
– Comment tu le sais ? »
C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu’on le laisse sortir d’ici. Il délire. C’est « eux » qui l’ont violé et agressé dans la rue. Non, c’est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d’idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.
Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n’arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu’est ce qu’il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s’adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu’elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d’ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l’entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.
Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu’elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l’avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c’était mon avocate commis d’office que j’avais croisée et mon discours était si absurde que je n’avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n’étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t’endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »
Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l’adversité et patient·e face au temps.
Après dix jours qui m’ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J’étais une femme libre. J’ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s’était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »
Je n’ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T’aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T’es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c’est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d’être enfermée m’avait coupé l’appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »
Alors que les façades de Bruxelles ne m’ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l’hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C’est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ?
*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.
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Il y a des moments où on est bien heureux·se que personne ne soit là pour contempler le pathétisme dans lequel on se trouve. Et en même temps, on retire une certaine satisfaction au désœuvrement d’avoir touché le fond.
J’étais dans une relation où il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problème apparent, juste un immobilisme paisible. Il était mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, à 24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il était du même avis que moi, bien qu’il soit plus âgé, et était pourtant incapable de prendre la moindre décision, comme englué dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. Après plusieurs années de vie commune, on a vidé notre appartement et eu quelques échanges passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis acheté au Maroc ou le vase chiné aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien à cirer.
J’ai entassé mes cartons dans la cave d’une amie, contemplé une dernière fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie à Gênes. On était en juillet, je venais d’être diplômée, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler où je voulais mais je n’avais aucune idée d’où m’installer.
Il m’a suffi de seulement cinq jours pour réaliser que je frôlais le scénario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migré à Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chères.
L’atmosphère anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idées en place. Je n’ai pas quitté une seule fois mon imperméable durant la première semaine.
« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon départ. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait à aller à la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer à les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.
J’avais une soif intarissable d’être seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goût nouveau. J’avais l’impression d’être dans une sorte d’état méditatif constant. J’espérais que l’expérience m’amènerait à atteindre des zones de mon esprit jusque là inconnues ; ou atteindre une forme de sérénité durable, un détachement de tout et pour toujours.
Je logeais dans une résidence étudiante quasiment vide pour l’été. J’ai croisé seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent à couper au couteau m’a empêché de comprendre ce qu’ils foutaient là. J’ai aussi aperçu un gars à peine plus âgé que moi, et qui, le jour de son départ, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.
Il n’y avait pas de brosse à toilette. La cuisine commune était très sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la pièce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, même pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volonté. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et réchauffés au micro-ondes ou de tomates cerises.
J’ai quand même été lassée de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai téléchargé Tinder, mis quelques photos et ajouté comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissé l’application miroiter plusieurs jours. J’ai échangé avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai été charmée par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une épaisse barbe et des boucles blondes qui dépassaient de sa casquette. Il m’a proposé un verre à la fin de la semaine. J’ai répondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posé sur la table, à contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.
Le courant passait bien. On a changé de bar, pour jouer à A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variées allant de « What do you admire about your parents? » à « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirée a rapidement pris une tournure intime et on s’est raconté·es nos rêves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.
Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est acheté des bières dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement étonnamment très blanc, propre et rangé. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais découvert en feuilletant la programmation du Botanique à Bruxelles, pour offrir une place de concert à mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon état d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haï l’été – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »
Girl and Girl a évoqué à Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitôt fait écouter. Sacrilège, je ne connaissais pas cette pépite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quête obsessive de nouvelles perles musicales n’en a été que plus alimentée. Sur le moment, j’ai apprécié le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s’employait à explorer la moindre parcelle de mon corps.
J’ai préféré rentrer dormir dans ma résidence étudiante crade. Comme si j’avais assez bafoué l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne méritais pas tant de confort. J’ai lancé Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulé une clope et me suis enfoncée dans l’obscurité de la nuit et de mon chagrin.
« I can barely look at you
Don’t tell me who you lost it to
Didn’t we say we had a deal?
Didn’t I say how bad I feel? »
J’ai pris un détour pour marcher le long de la plage.
« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »
La chanson me mettait en pleine face mon déni. Alors je l’ai remise en boucle. Je réalisais, pour la première fois, que ma relation était détruite, consumée jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Que je n’étais qu’aux prémisses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.
« Leave it ’til the guilt consumes »
J’étais rongée par la culpabilité, je portais sur les épaules la responsabilité de ma décision et de ma fuite.
« I can’t believe you’re feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »
Lors de notre dernier coït, alors qu’on était déjà séparé·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en récupérer un échantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait été le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex près de moi.
« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »
Je côtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines années sans que leur front ne se mette à suer. Je ne fais pas partie de cette catégorie. Je doute. Tout le temps. Et, à ce moment-là, j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marché avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprécie traîner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondément.
Je suis restée un long moment sur un banc, au bord de la jetée, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritées par le sel de mes larmes.
Le lendemain, j’ai pris un Flixbus pour rentrer à Bruxelles, terre perdue que je devais reconquérir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrêter de dilapider mes économies. Post break-up sex m’a accompagnée pendant les dix heures de trajet. À chaque écoute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon œsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, créant un trou béant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tâter la cavité. Je n’arrivais pas à savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m’arrachais des petits bouts de chair.
L’été était passé, emportant avec lui la motivation d’un nouveau départ. Je me suis résolue à trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dû réapprendre à socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expérimenter la solitude. Mais ces précieux moments d’échange me ramenaient à la vie.
Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.
Écouter du rock avec mon ex était le ciment de notre couple. Il a été bassiste dans une autre vie et a renforcé ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous à écumer les artistes qui nous faisaient vibrer à l’unisson, et on dérogeait à la règle seulement pour aller à des concerts, autant de groupes de niche que de têtes d’affiche.
Cette fois, je suis allée seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyé un message – deux, pour être honnête – lui proposant de m’accompagner. Il a refusé coup sur coup. J’ai ravalé ma fierté.
Je portais une chemise à paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemées sur la scène, des drapés sur le mur, et une guitare blanche à strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagée. La cavité dans ma poitrine était toujours là, mais plus petite, je l’ai caressée avec bienveillance.
Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inévitable, mais prolonge le temps de rétablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout à se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-même.
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Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j’ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.
En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes.
Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c’est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin.
VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier : Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s’occupe des colis d’aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c’est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l’échelle d’un quartier, d’une rue, avec un peu de solidarité qui s’organise. Ça peut être à l’initiative d’une paroisse, d’un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c’est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu’il se passe. C’est pour ça qu’on a créé la plateforme LOCO avec d’autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d’invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d’autres assos plus petites qui n’ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire.
Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l’un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d’outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était.
Dans un premier temps, L’Ilot a pu être protégé par des accords qu’on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d’assos pour la récupération d’invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d’accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l’offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c’est logique de les voir aller vers ce type d’acteurs.
Vous avez perdu beaucoup d’accords ?
Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c’est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d’un jour à l’autre. En plus, le CDAG c’est un gros acteur ; pour les plus petits c’est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.
Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l’aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur.
Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos.
L’un des premiers contacts qu’on a eu avec To Good To Go c’était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l’opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l’amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L’un des arguments de Happy Hours Market c’est de dire qu’il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n’est plus dans le projet d’éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables.
Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n’ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu’elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d’aider les assos, c’est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu’elles recevaient des produits périmés.
Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n’est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C’est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l’élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d’accès à de la nourriture tout en ayant l’éducation numérique, c’est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche.
Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ?
La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c’est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.
Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c’est tellement difficile de l’avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu’un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n’ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu’ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu’ils ferment parfois parce qu’ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l’égard des personnes précaires depuis quelques années.
En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ?
La France est une des pionnières en Europe de l’encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s’organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s’associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes.
Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y’aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C’est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d’argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s’aggraver.
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À l’étranger ou au sein du pays, la complexité du champ politique en Belgique étonne souvent – quand il n’en n’écarte pas les gens tant ils sont perdus entre les trois régions, les différents niveaux de pouvoirs et les structures étatiques morcelées. Entre autres.
Face à ce large tableau confus, les partis sont nos premières prises quand il s’agit de scène politique. Ils en sont évidemment la personnification. À l’échelle locale, ce sont eux qui sont présents lors de certaines manifestations, ce sont eux pour qui on doit voter sous peine d’amende et ce sont derrière leurs bannières que les politiques prennent la parole concernant les sujets qui nous touchent.
Ce sont aussi eux dont les noms me font parfois sourciller, tant leur appellation me semble parfois éloignée de leur vision – ou en tous cas pas très cohérente avec l’image que j’en ai, certes subjective. Le temps que je philosophe sur la question, un parti aura sans doute même changé de nom. Alors, avant que mes interrogations ne se perdent dans le trou sans fond de mon cerveau, j’ai préféré contacter un spécialiste de la question.
Contrairement à moi, Thomas Legein est le genre de personne dont l’encéphale contient une connaissance accrue de la politique belge, ce qui lui permet de saisir un grand nombre de faits et d’enjeux liés à ce sujet. En tant que chercheur au Département de science politique à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), son activité quotidienne consiste à étudier l’organisation des partis politiques belges et leurs transformations.
On lui a demandé ce qu’évoque chez lui la question des noms de partis.
VICE : Y’a des aspects précis sur lesquels tu portes une attention particulière ?
Thomas Legein : J’étudie les questions de démocratie au sens large mais je me spécialise surtout dans l’étude des partis politiques et, en particulier, des stratégies qu’ils mettent en place pour atteindre leurs objectifs ou pour s’adapter à un contexte qui leur est finalement de plus en plus hostile. Quand décident-ils de changer de président·e ? Pourquoi les partis choisissent-ils de se repositionner idéologiquement ? Quel serait l’intérêt pour eux d’inclure plus sérieusement les citoyen·nes dans leur prise de décisions internes et qu’est ce qui pourrait motiver ça ? Ce sont toutes des questions que je me pose et que j’essaie de mettre en lien avec le contexte dans lequel ils se trouvent. Les défaites électorales, les scandales ou encore le fait d’être renvoyé dans l’opposition après des années au pouvoir sont généralement des défis importants qui poussent les partis à répondre et à s’adapter à leur nouvelle réalité. Et c’est justement leur réponse qui m’intéresse.
Ce que fait Georges-Louis Bouchez au MR ou les enjeux auxquels font aujourd’hui face l’OpenVLD ou le CD&V en Belgique sont par exemple tout à fait intéressants pour moi. Mais on peut voir plus large. Ce qu’il se passe avec la NUPES et les partis qui les composent en France rentre aussi dans ce que j’étudie, et je parle même pas du bordel au sein du Parti Conservateur britannique, qui est une véritable mine d’or à étudier.
Il se passe quoi avec l’OpenVLD ou le CD&V au juste ?
On a là deux partis traditionnels en danger de mort, clairement. L’OpenVLD aurait dû à mon sens débuter une réflexion interne dès le lendemain des élections de 2019 pour éviter de tomber si bas dans les sondages. Malheureusement pour eux, Alexandre De Croo est devenu Premier ministre et le parti est donc totalement dédié à l’exercice du pouvoir. Ça a aussi créé un vide de leadership à la tête du parti, avec une succession de présidents moins connus censés tenir le fort le temps du mandat de De Croo. Le parti est donc incapable de procéder à une refonte nécessaire, à l’image du cdH par exemple, qui a choisi (ou a été forcé dans) l’opposition pour se concentrer sur sa transformation. Les cas Gwendolyn Rutten ou Els Ampe montrent les tensions internes qui existent à quelques mois des élections.
Le CD&V a déjà une réflexion un peu plus aboutie à ce propos. On a vu deux présidents de partis successifs, Joachim Coens et Sammy Mahdi, annoncer et procéder à des modifications de l’organisation interne du parti tout en réaffirmant leur attachement à certaines valeurs fondamentales des chrétiens-démocrates. Sammy Mahdi a également durci le ton en faisant prendre au CD&V un cap bien à droite, notamment sur des thématiques comme l’immigration. Les sondages sont désastreux pour l’ancien parti tout puissant. Les lignes bougent en conséquence, quitte à adopter les effets d’annonce à la N-VA ou Vlaams Belang.
Est-ce que le nom des partis politiques a déjà été un objet de réflexion pour toi ?
Le nom d’un parti politique c’est hyper important, parce que c’est une sorte de mnémotechnique mais aussi de raccourci pour les électeur·ices – surtout quand il est assorti à une couleur. Un peu à l’image d’une métaphore. Quand on te parle du Parti socialiste, qui a un logo rouge, ça t’évoque directement – même inconsciemment – une série de symboles, de visages, d’idées, de valeurs voire de slogans que tu jugeras positivement ou négativement selon ton bord politique. C’est le premier marqueur idéologique que les gens rencontrent lorsqu’ils ont à faire avec un parti. Pour certains partis extrémistes et/ou populistes, ça peut par exemple être du coup très utile d’utiliser ça pour brouiller les pistes en adoptant des noms vagues comme Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), qui pourrait être le nom d’un parti libéral classique, Vox, en Espagne, qui évoque à la fois l’idée transversale de « Voix » et à la fois rien de particulier, ou encore le parti polonais Droit et Justice qui mobilise deux thèmes majeurs des partis conservateurs classiques. On étudie au final très peu l’utilisation des noms par les partis politiques alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu politique en soi.
J’ai récemment commencé un petit projet annexe avec un collègue, Arthur Borriello [de l’UNAmur], sur l’évolution des noms des partis politiques à travers le temps : est-ce qu’ils sont tous de plus en plus creux ou est-ce que c’est juste une impression ? La République en Marche en France, Juiste Antwoord 21 (« Juste réponse 21 ») aux Pays-Bas ou Azione (Action) en Italie : y’a de quoi s’interroger.
Et quelles grosses différences tu fais avec les noms plus anciens ?
Dans les faits, c’est pour l’instant compliqué de dessiner de grandes tendances. L’idée de départ du projet nous est clairement venu du nouveau nom des Engagé.e.s [ex-cdH], mais aussi de certains éléments de langage ou de la communication de certaines personnalités politiques comme Emmanuel Macron. Où sont encore les marqueurs idéologiques et comment ils se traduisent dans le nom des partis modernes ? Il faut par contre noter que ça ne concerne pour l’instant pas une majorité de partis mais plutôt, souvent, de très vieux partis en grande difficulté ou de nouveaux acteurs fraîchement débarqués sur la scène politique.
C’est peut-être une idée reçue, et on espère pouvoir l’infirmer ou le confirmer, mais on a quand même l’impression que les anciens noms de parti se fixaient plus explicitement sur une valeur ou un concept clé du projet défendu. Aujourd’hui, brouiller les pistes paraît avoir la cote, de préférence en induisant l’idée de mouvement ou de pro-activité, comme si la considération principale des partis concernés était de montrer qu’ils s’opposent à l’immobilisme politique, dont ils seraient pourtant la cause si on suit leur logique.
Y’a un lien entre défaite électorale et nouvelle appellation ?
On a effectivement vite tendance à faire le lien entre une défaite électorale et changement de nom de parti. C’est rare de voir un parti politique qui gagne soudainement changer de nom, et c’est en même temps normal. Changer d’étiquette c’est prendre le risque de perdre l’attention d’une partie de l’électorat qui a bien le nom à l’esprit. Et puis si le parti gagne, ce nom est associé au succès. Changer de nom après une défaite, au contraire, c’est se distancier de cet épisode douleureux en envoyant un message de modernisation du parti sur la forme ou le contenu.
Mais un changement de nom peut survenir dans d’autres contextes. Dans le cas des Engagé.e.s par exemple, changer de nom était moins une question de réagir aux défaites électorales de 2018 et 2019 que de sortir de l’état de coma artificiel dans lequel le parti était depuis pas mal de temps. Les défaites étaient juste des cerises sur le gâteau. Aujourd’hui, le MR envisage très sérieusement de changer de nom. Pourtant, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs électoraux aux dernières élections, on ne peut pas dire que le parti ait subi un véritable revers électoral au point de devoir renouveler son image auprès de l’opinion publique. Il s’agira-là, sauf surprise, de communiquer à l’électorat un nouveau positionnement politique ou de réaffirmer une valeur centrale défendue par le parti. Et ce projet fait plus suite à l’arrivée de Bouchez à la tête du parti qu’à un véritable défi politique posé aux libéraux. Et puis un changement de nom ne veut pas obligatoirement dire changer du tout au tout. En 2001, le Socialistische Partij (SP) belge est devenu le Socialistische Partij Anders (sp.a). La différence est minime mais le message est clair : montrer son ouverture à la société civile tout en marquant l’acceptation du principe d’économie de marché. Simple et efficace.
À propos du MR, tu disais dans un entretien sur la Revue Politique, qu’il était aujourd’hui plus conservateur que libéral, et que Bouchez incarne bien ce conservatisme – par sa méthode de communication notamment. J’ai aucune idée du terme autour duquel leur nouveau nom va s’articuler, mais j’imagine qu’il n’y a aucune chance pour qu’une référence au terme « conservateur » s’y retrouve, à la façon du parti de droite anglais… Est-ce que c’est une question culturelle ou l’enjeu se situe ailleurs ?
C’est évidemment impossible d’anticiper ce pour quoi le MR va opter… s’il change finalement de nom. Simplement évoquer la possibilité de changer peut aussi faire partie d’une stratégie de l’ambiguïté. Dans tous les cas, ce serait une faute politique de le changer si proche de la double échéance électorale qui nous attend en 2024.
Le MR n’a aucun intérêt à adopter une étiquette « conservateur » dans son espace politique même si on est pas à l’abri d’une surprise. Aucune force de droite ne lui pose véritablement de défi pour l’instant. Le parti a donc tout le loisir d’entretenir le flou tant qu’il s’assure que Les Engagé.e.s, maintenant plutôt situé au centre-droit de l’échiquier, ne vienne pas chasser sur ses plates-bandes. Au contraire, ça ne m’étonnerait pas justement que Bouchez – s’il est toujours président après les élections – cherche à remettre le terme de « libéralisme » en avant. De son point de vue, ses prédécesseurs ont volontairement abandonné le gimmick de « fier d’être libéral », à son plus grand regret. Quand je te parlais de la stratégie d’ambiguïté, on est ici face à un cas-type.
Tu penses qu’il devrait exister un cadre légal en ce qui concerne les noms ?
Je pense pas qu’il faille encadrer légalement le choix des noms de partis. En Belgique, d’une manière ou d’une autre, la loi prévoit déjà l’interdiction de l’utilisation de noms explicitement offensants ou qui peuvent heurter. Après, tu rentres plus largement ici dans un débat plus philosophique sur la démocratie et les libertés politiques. Qu’il s’agisse du nom des partis, de leur financement ou de leur communication, à quel point l’État devrait se mêler de la manière avec laquelle les personnes engagées politiquement s’organisent et cherchent à faire prévaloir leur projet de société ? Puisque c’est ça, au final, un parti politique. Il n’y a pas de bonne réponse, tout le monde doit se faire une opinion là-dessus.
OK, mais parfois le nom ne reflète d’aucune manière le projet de société d’un parti – comme c’est le cas avec certains noms qu’on pourrait considérer comme trompeurs ou creux au mieux, comme tu le disais. Y’a quand même quelque chose d’un peu manipulatoire et malhonnête non ?
Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que le nom d’un parti politique est un enjeu politique en soi. Ils sont vraiment libres de choisir le nom qu’ils veulent et font passer des messages grâce à celui-ci. On est donc ici, t’as raison, dans la base même de la communication politique et, à ce jeu, certains partis sont moins scrupuleux dans leur stratégie d’entretenir le flou.
On a récemment fait l’exercice avec une collègue d’identifier tous les partis libéraux à travers le monde uniquement sur base de leur nom. Et c’était un véritable casse-tête. Premièrement, certains se nomment explicitement libéraux mais sont en fait carrément conservateurs comme le Parti Libéral-démocratique japonais. Deuxièmement, beaucoup de ces partis n’utilisent pas le terme « libéral », et préfèrent ceux de « réforme », « liberté » ou « démocratie », comme le Parti démocratique luxembourgeois ou le Parti de la réforme estonien par exemple. Mais plus important encore, troisièmement, ça dépend évidemment du contexte. En Afrique du Nord ou en Asie, quasi aucun parti libéral n’utilise ce terme, au profit, justement, de ces idées de liberté et de démocratie. Aussi parce que le terme « libéralisme » peut être négativement connoté, comme aux États-Unis où il est utilisé par certains pour définir les gens « d’une certaine gauche ».
Là où je veux en venir, c’est qu’on pourrait décider de forcer les partis à utiliser des noms en lien avec ce qu’on considère être leur projet politique. Mais qui peut décider de la liste des mots qu’ils pourraient lier à leur conception de la société si ce n’est eux-mêmes ?
D’ailleurs, c’est quoi être « libéral » au juste ? C’est devenu très confus et galvaudé comme terme non ?
Comme le nom d’un parti peut l’être, l’étiquette « libérale » est parfois mal utilisée, utilisée à tort et à travers ou utilisée pour des raisons stratégiques. La difficulté c’est que l’espace politique n’est pas divisé en deux pôles « Gauche – Droite » mais en quatre dimensions. Je vais pas rentrer dans les détails conceptuels ici, mais tu peux par exemple être « de gauche » (ou « progressiste ») sur des questions culturelles/de société, comme sur la question du droit à l’avortement, mais de droite sur des thématiques économiques comme le montant des taxes sur le travail. Ce qui différencie les libéraux de droite des conservateurs de droite aujourd’hui concerne principalement les questions sociétales alors que les deux défendent assez solidement les principes fondamentaux du capitalisme économique et son développement. L’enjeu de garder une appellation « libérale » pour un parti de droite est de paraître – qu’il le soit réellement ou non – progressif sur les enjeux contemporains. Le défi, c’est de montrer qu’on défend les libertés individuelles.
À ce jeu-là, tu peux par exemple très facilement différencier les discours de l’OpenVLD et de la N-VA en Flandre, cette dernière s’assumant assez comme force conservatrice. Et c’est là tout le confort du MR : le parti n’a pas de compétiteur de droite dans son espace politique actuel, alors il n’a pas besoin de choisir un camp ou l’autre, de marquer clairement la dimension du spectre politique dans laquelle il se trouve par rapport aux enjeux contemporains. Donc je pense qu’il a tout intérêt à garder une image, même si elle n’est plus fondée, de parti « libéral » même si le discours de Georges-Louis Bouchez, dans son contenu, positionne le parti comme force conservatrice.
On a parlé du MR, mais quid du PS ? On peut toujours le considérer comme socialiste ?
Le Parti socialiste n’est pas obligé de s’appeler parti socialiste, qu’il défende un programme de gauche ou non. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme historique, comme pensée par Proudhon, Marx ou Engels par exemple, je dirais que non, le parti socialiste n’est plus socialiste. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme moderne, c’est-à-dire telle que défendu par les partis socio-démocrates européens alors oui, le parti socialiste belge est un parti socialiste tout à fait classique. D’ailleurs, il est forcé de garder un message ancré à gauche pour éviter que le PTB ne prenne le lead sur des thématiques fondamentales du socialisme comme le travail ou la sécurité sociale. La différence aujourd’hui, pour caricaturer, est que les partis socio-démocrates – ou « de centre-gauche » – ont accepté la logique de marché et se limitent à chercher à en limiter les dégâts alors qu’auparavant les partis socialistes défendaient une logique politique et économique alternative au projet capitaliste.
Je ne pense pas que le parti ait intérêt à changer de nom à court terme puisqu’il reste pour l’instant la force dominante en Wallonie et à Bruxelles. Même au niveau européen on observe le parti socialiste belge comme symbole de la résilience de la sociale-démocratie là où de nombreux partis de gauche classique européens se sont effondrés. Une aura, positive pour certain·es, négative pour d’autres, subsiste autour de ce nom historique.
Justement, le PTB est vraiment un « Parti du travail de Belgique » selon toi ? Sans oublier Écolo, Les Engagés ou DéFi. Y’en a dont le nom te fait tiquer ?
Rien à redire sur le PTB ou Écolo. Leur nom est en adéquation avec leur projet politique et sont sans ambiguïté. Je suis plus partagé sur DéFi. Les initiales n’évoquent pas grand-chose et le parti n’a pas une aura assez large pour que l’opinion publique connaisse véritablement le nom complet derrière : Démocrate Fédéraliste Indépendant.
Par contre, je trouve que le choix du nom Les Engagé.e.s est très drôle. Surtout en sachant que le parti a dépensé une petite fortune pour que des consultants en com’ brainstorment et arrivent avec cet ovni. C’est pour moi tout ce qu’il ne faut pas faire. Qui en politique n’est pas engagé·e ? Quelle(s) valeur(s) cardinale(s) guide(ent) le parti ? Quel est le projet derrière tout ça ? Ça sonne creux et ça n’évoque rien. En comparaison, le choix récent du sp.a de s’appeler Vooruit (« En avant ») est intéressant. Le nom est en lui-même tout aussi creux mais il résonne au moins avec une tendance plus large qu’on observe de plus en plus et, de manière intéressante, surtout chez les partis libéraux européens : une volonté de faire avancer les choses, d’inspirer un mouvement, de se bouger. Pour autant, l’aspect « valeurs politiques » est également absent et c’est pour moi une mauvaise stratégie. Est-ce que c’est une tendance qu’on verra chez de plus en plus de partis à l’avenir ? Je le pense, malheureusement.
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