De l’option à l’obligation
Dit autrement, les gains de productivité ne se traduisent pas forcément par une diminution des horaires ou de l’intensité du travail. Ces gains, dans une situation de concurrence, peuvent être empochés par les consommateurs qui paient alors moins cher pour le même produit ou service. Ils peuvent aussi être récupérés par les actionnaires sous forme d’une hausse des dividendes. La question de la répartition de la valeur ajoutée est ouverte, et dépend pour l’essentiel − aujourd’hui comme hier − des mobilisations et des rapports de force.
Avec l’IA générative, le travail évolue pour un grand nombre de salariés, chargés désormais de contrôler des tâches qu’ils accomplissaient auparavant, d’où une perte d’autonomie et de savoir-faire, constatent les deux chercheuses Marion Beauvalet et Lucie Rondeau du Noyer, dans une tribune au « Monde ».
L’intelligence artificielle générative (IAG) va-t-elle améliorer la vie des salariés, en diminuant le nombre de leurs tâches répétitives et en allégeant leur charge ? Ou bien va-t-elle engendrer une dégradation de leurs conditions de travail en facilitant le contrôle de leurs activités et en les dépossédant d’une partie de leurs savoir-faire ?
Ce débat sur l’impact d’une innovation technologique sur le travail n’a rien de nouveau. Pour comprendre ce qui se joue, une relecture des travaux menés à la fin des années 1960 par le sociologue américain Harry Braverman (1920-1976) se révèle fructueuse.
Que disait-il en effet, voici cinquante ans, dans cette période de forte innovation et de croissance économique qui rendait beaucoup optimistes ? Il démontrait que l’innovation technologique pouvait très bien restreindre l’effort humain nécessaire à la production et, en même temps, aboutir, dans les faits, à une dégradation de la situation des salariés.
De l’option à l’obligation
Dit autrement, les gains de productivité ne se traduisent pas forcément par une diminution des horaires ou de l’intensité du travail. Ces gains, dans une situation de concurrence, peuvent être empochés par les consommateurs qui paient alors moins cher pour le même produit ou service. Ils peuvent aussi être récupérés par les actionnaires sous forme d’une hausse des dividendes. La question de la répartition de la valeur ajoutée est ouverte, et dépend pour l’essentiel − aujourd’hui comme hier − des mobilisations et des rapports de force.
Harry Braverman allait plus loin dans l’analyse, en expliquant que l’innovation technologique pouvait bien sûr favoriser l’autonomie des salariés en leur donnant plus de pouvoir d’agir, mais que, tout aussi bien, elle pouvait servir à accroître le fossé entre les dirigeants et les « exécutants », donnant aux premiers un pouvoir de contrôle accru sur les seconds. La question-clé, pour lui, était celle de l’organisation du travail.
On le voit aujourd’hui avec l’IAG. Mettre à disposition des créatifs ces nouveaux outils, c’est, dans bien des cas, leur donner la possibilité de travailler plus vite, de partir du brouillon conçu par l’IA plutôt que de rien, en peaufinant par la suite. Ces outils ont quelque chose de fascinant à cet égard. Mais on parle là de salariés qui choisissent de les utiliser, pas de salariés sommés de s’en servir.
Or, si le recours à l’IAG est parfois une option, il devient très souvent une obligation au sein des entreprises, dès lors que les gains de productivité ont été démontrés. Et les changements induits par les nouvelles technologies ne sont pas forcément un progrès pour les salariés.
On pense aux préparateurs de commande dans les entrepôts de plus en plus souvent dirigés à distance par des robots à commandes vocales. Leur savoir-faire, leur autonomie disparaissent. Ils ne décident plus de la manière dont ils remplissent leurs palettes, pour que celles-ci soient plus faciles à décharger, par exemple. Casque sur les oreilles, ils suivent les consignes de l’algorithme qui optimise leurs trajets dans le hangar.
Contrôler plutôt que créer
La situation des créatifs ou des programmeurs informatiques est a priori moins aliénée. Avec l’IAG, ils vont plus vite, mais semblent rester aux commandes. Pourtant, leur travail change. Ils créaient des images, des slogans ou du code. Désormais, pour l’essentiel, comme beaucoup d’autres professionnels, on leur demande de contrôler ce que produit l’IAG.
Est-ce humainement un progrès de devoir contrôler plutôt que de créer ? Le salarié est moins autonome. Il prend en charge une part plus restreinte du processus de production. En 2023, les scénaristes d’Hollywood ne s’y sont pas trompés. Ils ont mené une grève dure, faisant perdre des milliards à l’industrie du divertissement pour, entre autres choses, obtenir des garanties qu’ils n’allaient pas être désormais obligés de superviser des écrivains robots.
Avec l’IAG, le risque principal ne semble pas être, en réalité, le remplacement massif des salariés par des « machines à penser ». Le vrai sujet est la manière dont la coexistence des humains et des IAG va être organisée, la qualité des nouveaux emplois qui vont remplacer les anciens. Au temps de Marx, c’était le travail des ouvriers qui était mis en cause par la mécanisation. A l’époque de Braverman, les employés étaient aussi concernés. Aujourd’hui, les professions intellectuelles et créatives sont à leur tour visées.
Vont-elles être davantage capables de se mobiliser pour que leurs métiers, leurs savoir-faire soient préservés ? Pour que la valeur créée par les nouveaux outils ne leur échappe pas ?
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