Le mĂ©dia fondĂ© par Rudy Reichstadt sâattache depuis une dizaine dâannĂ©es Ă Ă©pingler les « conspirationnistes » sur son site internet. Mais que cache cette ambition de vouloir ficher toutes sortes de personnalitĂ©s au motif dâune expertise pseudo-scientifique autoproclamĂ©e ? Entre subventions publiques injustifiĂ©es et propagande macroniste, Rechecking a menĂ© lâenquĂȘte.
Par Amélie Ismaïli
Nos amis de Tocsin ont Ă©tĂ© contactĂ©s par Conspiracy Watch pour leur poser des questions sur leur financement et leur ligne Ă©ditoriale prĂ©tendument « dâextrĂȘme-droite ». Câest un vrai progrĂšs de la part de nos complotologues qui jusquâici, ne faisaient jamais lâeffort dâaller chercher le contradictoire pour composer leurs articles incendiaires. InformĂ©e par ClĂ©mence Houdiakova (rĂ©dactrice en chef de Tocsin) de cette Ă©tonnante prĂ©caution, nous en avons profitĂ© pour envoyer nous-mĂȘme une sĂ©rie de questions en espĂ©rant quâelles puissent nous aider Ă comprendre leurs mĂ©thodes Ă©ditoriales et leurs moyens de financement. HĂ©las, le journaliste Victor Mottin, contributeur du mĂ©dia anti-complotiste, nâa pas souhaitĂ© faire preuve de rĂ©ciprocitĂ©. Si nos questions resteront donc sans rĂ©ponse, notre enquĂȘte dĂ©montre que Conspiracy Watch prend souvent quelques arrangements avec la vĂ©ritĂ©.
- Une influence disproportionnĂ©e au prĂ©texte dâune « expertise » pseudo-scientifique
Ă lire nos mĂ©dias de grands chemins oĂč il intervient souvent, « lâexpertise » de Rudy Reichstadt pour lutter contre le « flĂ©au » du « complotisme » ne ferait aucun doute. Lui-mĂȘme sâest fĂ©licitĂ© devant le SĂ©nat que son association bĂ©nĂ©ficie dâune lĂ©gitimitĂ© « unanimement reconnue pour le sĂ©rieux de son action et la soliditĂ© de son travail ». Rudy Reichstadt nâa pourtant aucune qualification pour prĂ©tendre Ă cette autoritĂ©. Son expĂ©rience se limite Ă un diplĂŽme de lâInstitut dâĂ©tudes politiques dâAix-en-Provence, ainsi quâune modeste carriĂšre Ă la Mairie de Paris. Dâautant que le thĂšme dont il se dit « expert » nâexiste pas en tant que discipline acadĂ©mique et suscite plutĂŽt des rĂ©serves parmi les chercheurs. Le politologue Julien Giry, spĂ©cialiste des phĂ©nomĂšnes de fausses rumeurs en ligne et maĂźtre de confĂ©rences Ă lâUniversitĂ© de Tours, estime que les « complotologues » mĂ©diatiques comme Rudy Reichstadt ont « confisquĂ© lâexpertise avec un discours de catastrophisation fondĂ© sur du prĂȘt-Ă -penser, sans aucune base empirique, alors que leurs positions sont marginales dans le champ universitaire » (Marianne, 2021). Les chercheurs Coralie Le Caroff et Mathieu Foulot soulignent que « la littĂ©rature scientifique concernant le complotisme est assez limitĂ©e et ne permet pas dâaccĂ©der aux modalitĂ©s concrĂštes de production et de rĂ©ception des discours conspirationnistes », se rĂ©vĂ©lant « rapidement (âŠ) une catĂ©gorie fourre-tout » (1). MĂȘme du cĂŽtĂ© des scientifiques partisans de la lutte contre le « complotisme », Ă lâinstar de SĂ©bastien Dieguez et Sylvain DelouvĂ©e, on admet quâon « ne sait pas exactement en quoi il consiste, ce que peut bien ĂȘtre sa âstructure monologiqueâ (âŠ). Il nâexiste pas Ă ce jour de âthĂ©orieâ psychologique dĂ©finitive et consensuelle du complotiste » (2).
Autrement dit, « lâexpertise » dont se rĂ©clame Rudy Reichstadt a tous les aspects dâune pseudo-science, câest-Ă -dire une doctrine utilisĂ©e comme argument dâautoritĂ© sans reposer sur aucun critĂšre de scientificitĂ©. Chose assez ironique pour quelquâun qui se dit ĂȘtre un disciple de Karl Popper. Dâailleurs, lorsque Conspiracy Watch sâest exercĂ© Ă produire un sondage pour la Fondation Jean-JaurĂšs, sondage qui affirmait que « huit Français sur dix [seraient] complotistes », mĂȘme la presse nâa pas pu ignorer les Ă©normes biais mĂ©thodologiques ayant permis dâarriver Ă ce rĂ©sultat dĂ©lirant. Et pour cause : beaucoup de sondĂ©s ne connaissaient mĂȘme pas la « thĂ©orie » sur laquelle on leur a demandĂ© de se prononcer !
Conférence de Rudy Reichstadft au Conservatoire des Arts et Métiers (CNAM), Paris, 29 octobre 2019.
Mais lâavantage de sâautoproclamer « expert » dâune discipline quâon invente, câest de sâoffrir les garanties dâen avoir le monopole. Un monopole qui a permis Ă Rudy Reichstadt dâĂȘtre trĂšs souvent sollicitĂ© au sommet de lâEtat. Comme lâa rapportĂ© le journaliste Laurent DaurĂ© pour Blast, Rudy Reichstadt apparait comme « conseiller » dans pas moins dâune dizaine dâinstitutions publiques (Service dâinformation du gouvernement (SIG), le ministĂšre de lâĂducation nationale, le ministĂšre de lâIntĂ©rieur, Conseil national du numĂ©rique, la Miviludes, la Dilcrah, le CnamâŠ). Outre sa participation au rapport de la Commission Bronner sur les « LumiĂšres Ă lâĂšre numĂ©rique » rĂ©digĂ© Ă la demande du PrĂ©sident Macron, il prodigue Ă©galement depuis 2020 des formations auprĂšs des agents de lâUnitĂ© de contre-discours rĂ©publicain (UCDR) intĂ©grĂ©e au SG-CIPDR (ComitĂ© interministĂ©riel de prĂ©vention de la dĂ©linquance et de la radicalisation, Ă lâorigine de lâappel Ă projet « Fonds Marianne ») et fait partie des membres de lâObservatoire de la haine en ligne de lâARCOM. On sait aussi que Conspiracy Watch intervient dans les politiques de rĂ©gulation directement auprĂšs des plateformes des rĂ©seaux sociaux. En 2019, la directrice des affaires publiques de Twitter France (avant le rachat dâElon Musk) tĂ©moignait devant une commission dâenquĂȘte Ă lâAssemblĂ©e Nationale que ses Ă©quipes travaillaient « avec des associations comme celle de Rudy Reichstadt », leur faisant bĂ©nĂ©ficier en Ă©change de « publicitĂ© Ă titre gracieux ». MĂȘme tĂ©moignage de la part du Directeur de Tik Tok France, qui reconnait lors dâune rĂ©union de dĂ©bat public que Conspiracy Watch les aide à « dĂ©busquer les conspirations et supprimer les contenus affĂ©rents ». Au vue de la maniĂšre trĂšs subjective quâont nos complotologues pour dĂ©signer un « discours conspirationniste », marquĂ©e dâun biais politique manifeste (nous le verrons plus loin), on ne peut Ă©carter quâune telle influence ait pu conduire Ă la censure dâopinions diffusĂ©es en ligne qui nâavaient strictement rien dâillĂ©gales.
- Une perfusion dâargent public pour des motifs parfois inexistant
Mais cette influence, au-delĂ dâĂȘtre problĂ©matique, semble aussi ĂȘtre un formidable moyen de profiter des largesses de lâĂtat et de ses deniers publics. DâaprĂšs les donnĂ©es disponibles jusquâen 2022 sur le site budget.gouv.fr (3), lâObservatoire du conspirationnisme perçoit une diversitĂ© de subventions annuelles pour des motifs qui suscitent lâinterrogation. 30 000 euros leur sont versĂ©s chaque annĂ©e depuis 2017 par la DĂ©lĂ©gation interministĂ©rielle Ă la lutte contre le racisme, lâantisĂ©mitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) pour la production de leur Ă©mission sur YouTube « Les DĂ©conspirateurs », dont lâaudience dĂ©passe rarement quelques milliers de vues. Le SG-CIPDR participe aussi au financement de Conspiracy Watch Ă hauteur de 30 000 euros en moyenne dĂšs 2019, subvention qui sera doublĂ©e Ă lâoccasion du Fonds Marianne pour sâĂ©lever Ă plus de 60 000 euros versĂ©s tous les ans depuis 2021. Lâassociation a Ă©galement reçu Ă au moins deux reprises (2019 et 2021) une subvention de 20 000 euros au titre des « politiques dâEAC » (Ăducation artistique et culturelle) pilotĂ©es par le ministĂšre de la Culture.
Plus Ă©trange encore, Conspiracy Watch a bĂ©nĂ©ficiĂ© de subventions de 15 000 ⏠en 2020, de 30 000 ⏠en 2021 et en 2022 (soit un total de 75 000 âŹ), toutes versĂ©es au seul motif dâ« accompagner lâorganisation dâun concours international de dessin de presse contre le conspirationnisme et le nĂ©gationnisme ». ProblĂšme : si un tel concours semble avoir Ă©tĂ© organisĂ© en 2020, on nâen retrouve pas la moindre trace les deux annĂ©es suivantes, alors que la dotation versĂ©e ces annĂ©es-lĂ a Ă©tĂ© le double du montant initial. Dâautant plus que les laurĂ©ats de cet unique concours en 2020 ont reçu des prix pour un montant total de 7 000 âŹ, remis discrĂštement lors dâun Ă©vĂ©nement Ă huis clos dans le contexte des restrictions sanitaires.
A ces subventions rĂ©guliĂšres sâajoutent une panoplie de « prestations » facturĂ©es par lâassociation et dâautres « soutiens » Ă des projets sur lesquels nous nâaurons aucun dĂ©tail, pour des montants qui varient entre 400 et 4700 euros. Au total, si on sâappuie sur les derniĂšres donnĂ©es disponibles pour lâannĂ©e 2022, lâassociation de Rudy Reichstadt bĂ©nĂ©ficie dâau moins 130 000 euros chaque annĂ©e de financement public, dans la plus totale opacitĂ©. Une somme lĂ©gĂšrement supĂ©rieure Ă ce que Rudy Reichstadt dĂ©clarait lors de la commission dâenquĂȘte du SĂ©nat sur le Fonds Marianne : devant les rapporteurs, il assurait ainsi que la part de financement public se limitait Ă 50% du budget gĂ©nĂ©ral de lâassociation, budget quâil Ă©value à « 230 000 euros environ ». Or 130 000 sur 230 000, câest un peu plus que la moitiĂ©. Ă moins que le budget gĂ©nĂ©ral de Conspiracy Watch soit plus important que lâestimation donnĂ©e⊠Il faut dire que ce ne serait pas la premiĂšre fois que Rudy Reichstadt mente sur les financements quâil reçoit du contribuable. En 2019, dans une intervention sur Europe 1, un prĂ©sentateur radio lui demandait sur un ton dâhumour sâil « nâĂ©tait pas payĂ© par le gouvernement pour affirmer que les français adhĂšrent de plus en plus aux thĂ©ories complotistes » ; rĂ©ponse de lâintĂ©ressĂ© : « il est pas sĂ»r que ce soit dans lâintĂ©rĂȘt du gouvernement dâabord⊠et ensuite câest pas le cas ». On imagine pourtant trĂšs bien lâintĂ©rĂȘt quâaurait le gouvernement Ă financer un mĂ©dia qui discrĂ©dite ses opposants politiques (comme Jean-Luc MĂ©lenchon ou Marine Le Pen) en prenant la dĂ©fense du PrĂ©sident.
Mais surtout, jusquâen 2022, la page « Soutenez-nous » de Conspiracy Watch prĂ©sentait faussement ne bĂ©nĂ©ficier « dâaucune subvention de lâEtat ». Un mensonge grossier dĂ©montrĂ© par notre confrĂšre Greg Tabibian, qui a contraint la rĂ©daction Ă modifier cette page pour intĂ©grer un paragraphe qui fait la part belle aux circonvolutions : « si lâassociation Ă©ditrice de Conspiracy Watch bĂ©nĂ©ficie de co-financements publics sur certaines actions revĂȘtant une dimension dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral [âŠ] elle ne bĂ©nĂ©ficie pas de co-financement concernant lâessentiel de son fonctionnement courant ou son activitĂ© de service de presse en ligne [âŠ]. Ces aides financiĂšres ne sont en outre sollicitĂ©es quâau cas par cas et sans garantie de rĂ©gularitĂ© dans le temps ». On serait bien curieux de connaĂźtre quelles sont prĂ©cisĂ©ment ces « actions » pour lesquelles Conspiracy Watch bĂ©nĂ©ficie de ces aides financiĂšres qui sont pour lâessentiel renouvelĂ©es chaque annĂ©e.
Archive de la page de « Soutien » de Conspiracy Watch avant modification.
- Une impunité surprenante dans le scandale du « Fonds Marianne ».
Le plus Ă©tonnant reste quâen dĂ©pit de toutes ces subventions injustifiĂ©es au prĂ©texte dâune « expertise » plus que contestable, Conspiracy Watch semble ĂȘtre totalement Ă©pargnĂ© dâune quelconque remise en cause par les autoritĂ©s. Le scandale du Fonds Marianne en est probablement lâexemple le plus criant. En effet, ni la presse, ni les rapports menĂ©s par la Commission dâenquĂȘte du SĂ©nat et lâInspection gĂ©nĂ©rale de lâadministration nâont Ă©mis de charges explicites contre lâassociation de Rudy Reichstadt. Ce que ce dernier rĂ©pĂšte allĂšgrement dĂšs quâil sâagit de questionner son rĂŽle dans cette affaire. Pourtant, ce blanc-seing mĂ©riterait de soulever quelques doutes. En effet, comme nous lâavions montrĂ© dans notre prĂ©cĂ©dente enquĂȘte, les principaux contributeurs de Conspiracy Watch (Rudy Reichstadt, Tristan MendĂšs France et ValĂ©rie Igounet) interviennent dans les contenus produits par au moins trois autres bĂ©nĂ©ficiaires du Fonds Marianne : la LICRA (95 000 ⏠du Fonds Marianne), 2P2L (20 000 âŹ) et SPICEE (70 000 âŹ). En supposant que ces prestations aient Ă©tĂ© payĂ©es avec lâargent perçu par chacune de ces autres associations laurĂ©ates, la part du budget issu du Fonds Marianne dont a bĂ©nĂ©ficiĂ© Rudy Reichstadt et ses associĂ©s serait donc bien supĂ©rieure aux 60 000 ⏠annoncĂ©s pour Conspiracy Watch. De plus, dâautres bĂ©nĂ©ficiaires ont Ă©galement fait la promotion du mĂ©dia dans leurs propres contenus, Ă lâinstar de FraternitĂ© GĂ©nĂ©rale, GĂ©nĂ©ration NumĂ©rique et BibliothĂšques Sans FrontiĂšres. Enfin, lâInstitute for Strategic Dialogue (80 000⏠du Fonds Marianne) figurait comme co-financeur du projet « Ripost », portĂ© par Rudy Reichstadt et Tristan MendĂšs France, un an avant dâavoir Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ© dans lâappel Ă projets du Fonds Marianne. Un partenariat tellement solide que Sacha MoriniĂšre, analyste pour ce think tank qui sâavĂšre ĂȘtre un Ă©niĂšme reprĂ©sentant du soft power amĂ©ricain, est devenue rĂ©dactrice permanente pour la version anglophone de Conspiracy Watch. Ainsi, si lâon additionne les subventions versĂ©es Ă des organismes collaborant de maniĂšre avĂ©rĂ©e avec Rudy Reichstadt, on arrive Ă un total de 325 000 ⏠de projets financĂ©s par le Fonds Marianne. Et ce, alors mĂȘme que Conspiracy Watch nâa publiĂ© aucun contenu original qui traite du thĂšme du radicalisme islamique Ă lâorigine de lâassassinat barbare de Samuel Paty.
Page de prĂ©sentation du projet « SAPIO » portĂ© par la LICRA, financĂ© par le Fonds Marianne pour 95000âŹ.
Et ce nâest pas tout. Il est trĂšs surprenant que Conspiracy Watch nâait nullement Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© par les accusations entourant le Fonds Marianne sur le financement de contenu politique qui critique des opposants Ă Emmanuel Macron en pĂ©riode Ă©lectorale, accusation portĂ©e spĂ©cifiquement par Mediapart contre lâassociation Reconstruire le commun.
Or pour ce qui concerne Reconstruire le commun, cette accusation se rĂ©vĂšlera pour partie mensongĂšre : aucun contenu critiquant des personnalitĂ©s politiques nâa Ă©tĂ© publiĂ© par cette association pendant la pĂ©riode des Ă©lections prĂ©sidentielles, contrairement aux allĂ©gations de Mediapart. AllĂ©gations dâautant plus fallacieuses que lâadministration du CIPDR lui avait reprochĂ©, non pas dâavoir publiĂ© des « contenus Ă lâencontre dâopposants dâEmmanuel Macron », mais au contraire dâavoir diffusĂ© des critiques particuliĂšrement acerbes envers des membres du Gouvernement (qualifiĂ© « dâautoritaire », de « parti unique » ou « dâextrĂȘme-centre ») notamment une vidĂ©o qui fustige la politique sanitaire dâEmmanuel Macron, ou encore une tirade humoristique dans laquelle Olivier VĂ©ran est comparĂ© à « la poupĂ©e de Jeff Panacloc [qui nâa pas] de volontĂ© propre ni lâinitiative de ses paroles ». Le journal de Edwy Plenel a donc ouvertement menti en prĂ©tendant que ces contenus ont « Ă©gratignĂ© Ă peine le chef de lâEtat ».
Mais a contrario, cette accusation aurait Ă©tĂ© parfaitement justifiĂ©e dans le cas de Conspiracy Watch. Le mĂ©dia « anti-complotiste » a publiĂ© de nombreux contenus critiquant des adversaires dâEmmanuel Macron tout en prenant la dĂ©fense du PrĂ©sident pendant la pĂ©riode Ă©lĂ©ctorale, prĂ©sidentielle et lĂ©gislative. Dans une vidĂ©o des DĂ©conspirateurs datant du 27 mars 2022 (deux semaines avant le scrutin prĂ©sidentielle), le complotologue sâinsurgeait dâun soi-disant « procĂšs en illĂ©gitimitĂ© » fait Ă Emmanuel Macron par plusieurs candidats, phĂ©nomĂšne quâil qualifie « dâinquiĂ©tant » car le prĂ©sident serait selon lui « le mieux Ă©lu de toute la cinquiĂšme rĂ©publique ». Le mĂȘme jour, un sondage de Conspiracy Watch prĂ©sentait que les « complotistes » seraient « surreprĂ©sentĂ©s chez les sympathisants de Marine Le Pen et de Jean-Luc MĂ©lenchon ». Le 3 avril (soit une semaine avant le premier tour des prĂ©sidentielles), une Ă©dition de Conspiracy News prĂ©sente lâaffaire McKinsey comme une « fausse » affaire instrumentalisĂ©e par des « complotistes » car le cabinet serait, selon eux, le « coupable idĂ©al [âŠ] des ennemis de la dĂ©mocratie occidentale ». Le 5 avril 2022 encore, Ă cinq jours du scrutin, Conspiracy Watch publie un article affirmant que les « amis russes » de Jean-Luc MĂ©lenchon se seraient « compromis, Ă des degrĂ©s divers, avec la rhĂ©torique nationaliste et complotiste du Kremlin », faisant soupçonner le candidat de la France Insoumise dâĂȘtre un sympathisant du rĂ©gime de Vladimir Poutine. Enfin le 14 juin 2022, entre les deux tours des Ă©lections lĂ©gislatives, Conspiracy Watch publie un long article qui associe plusieurs dĂ©putĂ©s du RN et de la NUPES, dont certains sont encore dans la course Ă©lectorale, Ă des figures complotistes, antisĂ©mites, voire nĂ©gationnistes. Sous le titre « LĂ©gislatives 2022 : ces dĂ©putĂ©s auxquels vous avez Ă©chappé⊠et les autres ! », ce pamphlet est une vĂ©ritable croisade contre les principaux partis de lâopposition au parti prĂ©sidentiel, sans Ă©mettre la moindre critique envers un candidat LREM.
Ces contenus contrastent pourtant fortement avec ceux publiĂ©s par Reconstruire le commun Ă la mĂȘme pĂ©riode, qui leur a valu dâĂȘtre la cible de la presse et de lâenquĂȘte de la Commission sĂ©natoriale. Le mensonge du journal dâinvestigation est dâautant moins pardonnable quâĂ lâĂ©poque de la campagne prĂ©sidentielle de 2017, Conspiracy Watch avait lancĂ© une lourde charge contre Mediapart pour avoir produit une vidĂ©o « aux relents complotistes » qui « entonnait les sirĂšnes de la dĂ©magogie populiste la plus crasse » en critiquant Emmanuel Macron !
Si commme les journalistes lâaffirmaient , « utiliser des moyens publics pour influencer le rĂ©sultat dâun scrutin est, en thĂ©orie, rigoureusement interdit »comment expliquer quâils aient pu ignorer les contenus davantage problĂ©matiques dâune autre association qui les avait rudement attaquĂ©s, en ayant eu accĂšs Ă la liste de lâensemble des laurĂ©ats du Fonds Marianne ? Pourquoi calomnier Reconstruire le commun quand il nâĂ©tait pas nĂ©cessaire de mentir dans le cas de Conspiracy Watch ? Se pourrait-il quâil y ait eu une « consigne » pour nâenquĂȘter que sur deux bĂ©nĂ©ficiaires, protĂ©geant Monsieur Reichstadt de toute polĂ©mique en lien avec ses services rendus au sommet de lâĂtat ? On se doute quâune telle question sera aussitĂŽt qualifiĂ©e de « complotiste » Ă dĂ©faut dâen obtenir une rĂ©ponse.
- Une mission de propagande politique au service dâEmmanuel Macron.
Ces exemples de contenus produits par Conspiracy Watch pendant la campagne Ă©lectorale sont cependant loin dâĂȘtre les seuls Ă reflĂ©ter un biais partisan manifeste envers Emmanuel Macron. Rudy Reichstadt dâailleurs, ne sâen cache pas vraiment : il a votĂ© pour lui aux deux derniĂšres prĂ©sidentielles. Au point quâon en vient Ă se demander si la dĂ©nonciation de « complotisme » nâaurait pas dâabord pour but de dĂ©nigrer les opinions qui sâopposent Ă la politique du gouvernement. Câest manifestement le seul trait commun aux personnalitĂ©s dĂ©noncĂ©es sur son blog. En dehors des partis du centre Macron-compatible, tout le spectre politique y passe : de Jean-Luc MĂ©lenchon aux leaders du Rassemblement National, des Gilets Jaunes aux souverainistes (Florian Philippot, François Asselineau, ou encore Georges Kuzmanovic), de Usul Ă Fdesouche en passant par Aude Lancelin⊠Il nâest pas bien difficile dâen conclure que le « complotisme » rĂ©side avant-tout dans la contestation du pouvoir en place.
Ainsi, les personnes qui soupçonnent la corruption au sein de lâexĂ©cutif se retrouvent disqualifiĂ©es au mĂȘme titre que les antisĂ©mites. Rudy Reichstadt lâassume : il considĂšre quâil nây a pas de « bon complotisme » car « les thĂ©ories du complot qui mettent en accusation les puissants, les multinationales, les services secrets, ect » relĂšveraient du mĂȘme « glissement » que les croyances « platistes », « racistes ou antisĂ©mites » (ConfĂ©rence au CNAM). Pourtant, le complotologue se rĂ©vĂšle pour le moins indulgent lorsquâune thĂ©orie du complot Ă©mana directement du chef de lâĂtat : dans lâaffaire Benalla, Emmanuel Macron avait en effet accusĂ© ses opposants dâavoir organisĂ© un « coup montĂ© » contre lui sans la moindre preuve, ce que Rudy Reichstadt estima ĂȘtre une « hypothĂšse moins absurde que dâautres ». Une indulgence quâil ne rĂ©serve curieusement pas Ă ses opposants, comme lorsque Jean-Luc MĂ©lenchon qualifiait « dâopĂ©ration de police politique » la perquisition de son domicile en 2018 ; lĂ , Conspiracy Watch nâhĂ©sitait pas Ă parler dâ « accusations aventureuses nimbĂ©es de complotisme ». Je mâĂ©tonne aussi personnellement que lâutilisation de la formule « Etat profond » dans certains de mes tweets passĂ©s ait pu faire de moi une « figure montante de la complosphĂšre » selon le blog de Rudy Reichstadt, quand la mĂȘme formule prononcĂ©e par le chef de lâEtat ne fasse lâobjet dâaucune mention sur Conspiracy WatchâŠ
Ce parti-pris manifeste nâest toutefois pas sans risque. Le fait que le MinistĂšre de lâintĂ©rieur se mette Ă recruter des « responsables complotisme » tĂ©moigne de lâinfluence grandissante de Rudy Reichstadt sur les politiques publiques. De quoi inquiĂ©ter que ce quâil dĂ©signe comme une « menace » ne finisse par convaincre de prendre des mesures contre des opinions qui ont pourtant pleinement leur place dans un dĂ©bat dĂ©mocratique.
- Mensonges, contradictions et victimisation
Tous ces Ă©lĂ©ments sont de nature Ă contredire la promesse de Conspiracy Watch de travailler dans un « esprit de totale indĂ©pendance » qui ferait toujours preuve de « rigueur, dĂ©licatesse et sens de la nuance ». Pour la « rigueur » scientifique, on repassera, tant Rudy Reichstadt peine Ă dĂ©finir le « conspirationnisme » sans se noyer dans ses propres contradictions. Lorsque, dans un sĂ©minaire de la RĂšgle du Jeu en 2012, on lui demande ce qui distingue un discours « conspirationniste » dâune saine « vigilance citoyenne », le complotologue rĂ©pondait que câest une « question de mĂ©thode » qui consiste à « toujours se poser la question de la vraisemblance de ce quâon nous propose ». Or quelques annĂ©es plus tard sur France Inter, il dit tout lâinverse : « il nây a pas de lien entre la vĂ©ritĂ© et le fait quâune information soit convaincante » expliquait-il pour interprĂ©ter le « succĂšs » du « complotisme » .
Le principe de vĂ©ritĂ© ne semble toutefois pas davantage guider la ligne Ă©ditoriale de Conspiracy Watch. En mars 2020, le mĂ©dia avait fait grand bruit en publiant un autre de leur sondage qui allĂ©guait quâun quart des Français « pensent (Ă tort) que le Covid-19 est provoquĂ© par un virus fabriquĂ© en laboratoire, soit intentionnellement, soit accidentellement », les deux thĂšses (intentionnelle ou accidentelle) Ă©tant alors indiffĂ©remment qualifiĂ©es sur le site de « thĂ©orie du complot » infondĂ©e. Tous les fact-checkers, notamment Julien Pain, avaient relayĂ© cette statistique sur ce qui Ă©tait alors prĂ©sentĂ© comme une « fausse information ». Evidemment, il Ă©tait aussi question de montrer que ce sont les partisans des « extrĂȘmes » (RN et LFI) qui seraient les plus sensibles Ă cette thĂšse â ou plutĂŽt « cette croyance complotiste » comme le prĂ©tendait Conspiracy Watch. Mais voilĂ quâau bout dâun certains temps, cette hypothĂšse est finalement prise au sĂ©rieux par la communautĂ© scientifique, y compris lâOMS. Loin de sâexcuser dâavoir jetĂ© le discrĂ©dit sur une opinion tout Ă fait recevable, Rudy Reichstadt plonge de nouveau dans le mensonge avec une bonne dose de mauvaise foi : « lâidĂ©e que le Covid-19 aurait Ă©tĂ© le fruit dâexpĂ©riences de gains de fonction menĂ©es en laboratoire sur un coronavirus naturel et sâen serait Ă©chappĂ© accidentellement ne me paraĂźt ni complotiste ni absurde » dĂ©clara-t-il en 2021, en contradiction complĂšte avec le sondage auquel il avait participĂ© 1 an plus tĂŽt.
Reste quâen disant tout et son contraire sur ce qui conviendrait de ranger derriĂšre le mot « complotisme », Rudy Reichstadt Ă©choue Ă dĂ©montrer une quelconque « autoritĂ© » qui justifierait son influence au sein de lâĂtat, pas plus que nâest justifiĂ© tous ces financements publics en pleine crise budgĂ©taire. Contre ceux qui sâindignent de son entreprise de fichage politique fondĂ©e sur un parti-pris Ă©vident et une scientificitĂ© absente, le fondateur de Conspiracy Watch ne semble avoir dâautre rĂ©ponse quâun discours de victimisation. Il en dâailleurs consacrĂ© un livre (4) et se plaint du « harcĂšlement » quâil dit subir Ă chaque fois quâil lui en est donnĂ© lâoccasion de parler dans les mĂ©dias, câest Ă dire trĂšs souvent. La moindre critique fondĂ©e sur des faits lui provoque une rĂ©action outrĂ©e comme si elle participait dâune menace de mort. Il reprocha mĂȘme Ă Check-news dâavoir osĂ© respecter la Charte de Munich (chose assez rare pour ĂȘtre soulignĂ©e) en corroborant certains Ă©lĂ©ments qui suscitent lâinterrogation sur son rĂŽle dans lâaffaire du Fonds Marianne. En sâabstenant de rĂ©pondre Ă la question de savoir sâil en aurait « indument bĂ©nĂ©ficiĂ© », les fact-checkers de LibĂ©ration se voient reprocher dâavoir donnĂ© raison à « des gens qui rĂȘvent littĂ©ralement de danser sur [sa] tombe », rien de moins.
Finalement, on serait tentĂ© de croire que le statut de victime « dâun lynchage ignoble » figure un joker bien pratique quand on prĂ©fĂšre Ă©viter de rĂ©pondre aux questions qui dĂ©rangent.
(1) C. Le Caroff, M. Foulot, « LâadhĂ©sion au « complotisme » saisie Ă partir du commentaire sur Facebook », Question de communication, 35, 2019. -> https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.19405
(2) Sébastien Dieguez, Sylvain Delouvée, Le complotisme. Cognition, culture société, Bruxelles, Mardaga, 2021, pages 184 et 244.
(3) Les donnĂ©es sont issues des dossiers « Jaunes BudgĂ©taire » / « Effort financier de lâEtat en faveur des associations » (exercice 2020, 2021, 2022 et 2023)
(4) Rudy Reichstadt, Au coeur du complot, Grasset, 2023.
*Mise Ă jour au 13.03.2025 : modification du texte de la 3Ăšme section (contenus de Reconstruire le commun / contenus de Conspiracy Watch), modifications de la mise en page, ajout de caractĂšres gras, ajouts et modifications dâimage (+lĂ©gende), correction stylistique.