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En fait, personne n’aime les éjacs

22 février 2024 à 09:34

Crème vanille. Décharge finale. Money shot. Peu importe comment vous l’appelez, je pense qu’on peut s’accorder sur le fait que le sperme masculin est la graisse lubrifiante qui fait tourner tout Internet. C’est gluant, c’est salissant et ça se répand partout. Parcourez n’importe quel site porno pendant une demi-seconde et vous trouverez des vidéos de femmes en train de se faire éjaculer dans le cou, le dos, le vagin et la raie, bref, sur toutes les parties du corps. Mais existe-t-il une seule personne sur terre qui aime vraiment ça ?

Une nouvelle étude, publiée dans la revue universitaire Sexes et judicieusement intitulée As Long as It's Not on the Face (Tant que ce n’est pas sur le visage), suggère que les gens sont moins enthousiastes à l’idée de se faire éjaculer sur la gueule que ce que l’industrie porno voudrait bien nous laisser penser. « Aucune étude antérieure ne s’est intéressée aux perceptions et aux préférences du public en ce qui concerne les cumshots », écrit l’auteur de l’étude, Eran Shor, de l’université McGill. Pour info, « cumshot » est le terme générique pour désigner une scène d’éjaculation sur le corps d’une autre personne. Il a interrogé plus de 300 spectateur·ices de films pornos de différentes origines démographiques et culturelles et a constaté que « la plupart ne se soucient pas de l’éjaculation masculine ou de son emplacement, ou préfèrent qu’elle se produise dans le vagin de la partenaire féminine ». Shor suggère également que beaucoup de spectateur·ices trouvent « dérangeantes » les scènes de cumshot dans la bouche ou sur le visage.

Je sais qu’il est préférable de ne pas s’aventurer sur le terrain de la Guerre des sexes, mais le fait que beaucoup trouvent les cumshots dérangeants ne devrait pas étonner grand monde. Ça fait des décennies qu’une multitude d’universitaires féministes affirment que la pornographie, parce qu’elle est généralement réalisée par et pour des hommes, reflète les attentes patriarcales dominantes en matière de sexualité féminine, faisant de l’éjaculation un sujet particulièrement épineux. Dans son article de 2005, auquel Shor se réfère dans l’étude, Terrie Schauer, de l’université Simon Fraser de Vancouver, affirme ceci : « puisque les hommes sont représentés en train de décharger sur le visage, les seins ou les fesses de leur victime — c’est-à-dire sur les espaces corporels qui sont les signifiants de la féminité — on peut dire que l’éjaculation dégrade métaphoriquement la féminité. »

Bien entendu, ce point de vue n’est pas partagé par toutes les femmes, ni par toutes les féministes. Toutefois, ça n’a pas empêché le récit général d’aller dans une certaine direction, à savoir : « les féministes pensent probablement que les cumshots sont dégradants, mais les mecs doivent forcément kiffer ça. » À première vue, les habitudes de consommation du porno semblent confirmer cette idée. Une étude réalisée en 2021 a révélé que 24% des vidéos les plus regardées sur Pornhub comportaient une éjaculation masculine sur le visage d’une femme. Il semble donc que la prolifération des cumshots dans la pornographie répond simplement à une demande masculine.

Or cette étude révèle que ce n’est pas le cas. Interrogés sur leurs préférences, un échantillon représentatif d’hommes et de femmes, hétéro ou non, ont dénoncé la pratique du cumshot – pas uniquement les féministes anti-porno, donc. Shor rapporte que la plupart des personnes interrogées ne s’en soucient pas ou n’ont pas émis de préférence (27%), voire préfèrent que les hommes éjaculent à l’intérieur du vagin de la performeuse (38% de toutes les personnes interrogées et 48% des femmes de l’échantillon). Seuls 9% environ ont déclaré préférer voir une femme se faire éjaculer sur le visage.

Pour quelques personnes interrogées, en particulier des hommes hétérosexuels, il s’agit moins d’une question de goût que d’une question de timing. Liam, un Canadien hétérosexuel de 25 ans, a déclaré lors de l’étude : « Je ne suis pas le genre à regarder jusqu’à la fin, donc je n’ai pas de préférence ». Ivan, 22 ans, étudiant russe hétérosexuel, a tenu des propos similaires : « J’arrive jamais jusque-là, donc je m’en fous ». D’autres ont des opinions plus tranchées sur l’endroit où le type doit décharger. Christine, 19 ans, étudiante bisexuelle française, a déclaré qu’elle préférait l’éjaculation vaginale, « là où je ne la vois pas ». Pour Julian, un Canadien homosexuel de 20 ans, les artistes masculins devraient éjaculer « sur leur propre corps ; juste, gardez ça pour vous ».

Je ne vais pas sauter sur une table et proclamer que cet échantillon de quelques centaines d’individus est la preuve irréfutable que personne n’aime les cumshots, mais il semble justifier l’idée qu’une grande partie du porno se résume à la vie sexuelle d’un garçon de 13 ans qui viendrait d’apprendre tout ce qu’il peut faire avec son zgeg. Jizz ! Boum ! Du sperme ! Du sperme ! Trop chouette ! Maintenant, ferme l’onglet, retourne à ton devoir de maths et ne pense surtout pas à la fille qui est en train de se laver le visage dans le lavabo de la salle de bain. Ou bien c’est juste moi qui suis de la vieille école ?

« Je suis anti-cumshots, je les trouve un peu dégoûtants », déclare Bethany, 28 ans, dont le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité, comme d’autres personnes dans cet article. Fiona, 29 ans, va dans le même sens. « Je pense que c’est dégueulasse et je ne veux pas de ça sur mon visage, merci mais non merci. » Et les femmes ne sont pas les seules à partager ces sentiments. « C’est un manque de respect », affirme clairement David, 31 ans. D’autres émettent des critiques plus pratiques. « C’est une contrainte, dit Tom, 34 ans. C’est pas juste d’obliger les femmes à se laver le visage. »

Fiona est d’avis que l’expression « cumshots are hot » est un « mensonge répandu par les hommes », né tout au plus d’une nécessité cinématographique. « Il s’agit plutôt d’un moyen pour montrer visuellement la conclusion dramatique d’un récit pornographique », suggère-t-elle.

Ça nous ramène au cœur du problème, car le fait que vous aimiez ou détestiez les cumshots dans votre propre lit n’est pas très important dans le grand schéma des choses (après tout, vous faites ce que vous voulez chez vous). Ce qui est intéressant, c’est de savoir pourquoi le porno donne l’impression que le sexe doit se terminer par, eh bien, un final façon cumshot.

« La prévalence des cumshots dans la pornographie grand public soulève une question intrigante », explique à VICE Eldin Hasa, neuroscientifique et expert en comportement humain. « Si seule une minorité de spectateurs exprime une préférence pour cet acte, pourquoi ces éjaculations sont-elles si courantes dans l’industrie ? »

L’une des explications possibles, selon lui, est que l’industrie porno « répond à certaines notions préconçues de ce qui est attendu, en perpétuant l’idée que l’éjaculation masculine sur le visage ou dans la bouche d’une femme est un élément standard des rapports sexuels ».

C’est un cercle vicieux, ajoute-t-il. « La prévalence des cumshots dans les vidéos pornos a le potentiel de façonner les perceptions et les attentes des spectateurs concernant les rapports sexuels réels, déclare Hasa. D’un point de vue de l’éducation sexuelle, il est essentiel d’évaluer de manière critique la représentation des actes sexuels dans la pornographie et de rectifier toute désinformation ou attente irréaliste qu’elle pourrait véhiculer. »

Selon l’éducatrice sexuelle Emilie Lavinia, le véritable problème réside dans le fonctionnement des sites pornographiques gratuits. « La pornographie sur les sites de tubes suit des schémas algorithmiques, explique-t-elle, donc plus vous voyez quelque chose, plus vous y serez exposé. C’est pourquoi une page d’accueil sur un site gratuit qui propose des vidéos de cumshots générera plus de clics et augmentera la demande pour ce type de vidéos. » Mais d’après elle, il s’agit d’une « fausse économie ». Lavinia revient à l’étude récente pour étayer son argument. « L’étude montre que si le groupe démographique de l’échantillon ne cherche généralement pas ce type de contenu érotique, il lui est quand même proposé sur les sites pornographiques gratuits. »

« Un aspect crucial de toute cette discussion est de savoir si l’éjaculation masculine peut être jouée et filmée d’une manière qui ne serait pas considérée comme dégradante pour les femmes », déclare Hasa. Pour Lavinia, cela dépend de l’intention et du langage de la scène. « Si la scène se veut humiliante et que le sperme est présenté comme étant sale, vous pourriez supposer que la personne qui reçoit ce cumshot est censée en être humiliée », dit-elle. En revanche, si le destinataire est consentant et semble excité par la perspective, « il s’agit probablement d’un scénario beaucoup moins dégradant ».

Mais évidemment, le porno est une mise en scène. « Une grande partie du problème de compréhension de l’intention réside dans le fait de ne pas savoir d’où provient le porno que vous regardez et de n’avoir aucune idée du bien-être des acteur·ices-performeur·ses », explique Lavinia. « C’est pourquoi je maintiens qu’il est préférable de payer pour son porno et de ne pas utiliser les sites gratuits. »

Pour en revenir aux cumshots, il y a d’autres raisons d’être sceptique quant à l’idée que tout éjaculat sur le visage, la poitrine ou la bouche est intrinsèquement dégradant pour les femmes. « Il ne faut pas oublier que ce type de final est également présent dans le porno LGBTQ+ », explique Lavinia. T6X87 se décrit comme « un homme gay qui regarde beaucoup de porno et qui fait aussi du porno » (T6X87 est son nom de scène). « Il y a des raisons pour lesquelles une personne pourrait préférer ne pas recevoir de sperme en elle, explique-t-il. La principale étant qu’il y a un risque plus élevé d’attraper une IST si les fluides sont échangés de cette manière. »

Si l’on regarde la pornographie des années 1980 et 1990, pendant la crise du sida, T6X87 souligne que « les acteurs avaient souvent l’air vraiment effrayés par le sperme – il était projeté sur leurs visages et leurs corps et ils gardaient la bouche fermée tout en essayant de ne pas en avoir dans les yeux ». Ça a évidemment beaucoup changé depuis, mais le fait qu’on puisse maintenant filmer des scènes de cumshot sans aucune crainte est encore « assez nouveau et excitant », explique-t-il. « Pour beaucoup d’entre nous, ça revient à célébrer le fait qu’on a atteint un point dans l’épidémie où celles et ceux qui ont la chance d’avoir accès à la PrEP, etc. peuvent désormais avoir des relations sexuelles sans stresser. »

En fin de compte, l’important n’est peut-être pas l’éjaculation elle-même, mais ce que l’on en fait. « Ce qui est misogyne à mon avis, c’est le fait d’être amusé de voir une personne couverte de sperme pour ensuite la qualifier de salope ou de pute parce qu’elle a reçu une décharge », affirme Lavinia, pointant du doigt le langage de « slut-shaming » utilisé dans les titres de référencement, les commentaires et les sites de vidéos en ligne. Finalement, la meilleure chose à faire est de prendre toutes les vidéos pornographiques avec un peu de recul.

« Ce sont les réals qui décident de ce que les gens voient à l’écran et il est important de se rappeler que le groupe qu’ils représentent est très petit par rapport à la taille des audiences, souligne T6X87. Certains peuvent avoir une sorte de vision artistique, mais la plupart du temps, ils font ce qu’ils pensent pouvoir vendre. » En résumé, la prochaine fois que vous matez un film porno, gardez en tête que l’élément le plus déterminant d’un money shot, eh bien c’est l’argent.

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« Tout réapprendre » : ce qu’arrêter l’alcool change dans la vie amoureuse

22 février 2024 à 08:44

« J'ai rencontré un mec qui s’est mis à me raconter sa vie pendant hyper longtemps sans me poser la moindre question. Je m’ennuyais tellement, j’aurais bien aimé boire une pinte de bière. » Clara (29 ans) a fait une pause de l’alcool pendant un mois pour la première fois l'année passée. Elle a été heureuse de découvrir qu'elle n'est « ni moins drôle ni moins intéressante sobre ». Les gueules de bois ne lui ont pas manqué, ni « l’enfer des premiers rapports bourrés ». Mais il y a eu quelques moments difficiles, et notamment les premiers dates avec des quasi-inconnus.

La consommation d’alcool baisse, notamment chez les jeunes. En Belgique, on boit deux fois moins de bière qu’il y a 30 ans, d’après le dernier rapport annuel des brasseurs belges. Il n'empêche, le bar reste l’un des endroits les plus courants où l’on se fixe un premier rendez-vous. Pour celles et ceux qui ont passé une bonne partie de leur vie amoureuse un verre à la main, être sobre impose un nouvel apprentissage : sans alcool, comment se regarder dans les yeux, oser un premier baiser et plus si affinités ?

Premier (bon) élément, rencontrer quelqu’un sobre exclut d’office certaines personnes à qui vous auriez laissé une chance avec quelques verres dans le nez. « Bourrée, j'aurais sans doute été contente de plaire, sans me demander si c'était réciproque », analyse Clara en repensant à son rendez-vous raté. « Mais là, sobre, c'était impossible de passer à côté du fait que j'étais pas intéressée. »

Le pouvoir désinhibant de l’alcool présente certes la capacité de lubrifier la rencontre, mais il n'aide pas à prendre les meilleures décisions et ses effets sont imprévisibles : « L'éthanol agit sur tellement de neurotransmetteurs qu'on ne peut pas être sûr de ce qui va se passer », explique Catherine Hanak, psychiatre et addictologue au CHU Brugmann, à Bruxelles. Difficile alors d’être dans l’état requis pour bien évaluer la situation qu’on vit face à une nouvelle rencontre. A-t-on apprécié cette personne en elle-même, sa présence ou juste le fait d’avoir enfilé des verres ?

Plusieurs mois après la fin de sa pause, Clara a finalement rencontré quelqu'un lors d'une soirée alcoolisée. Heureusement, elle l'apprécie toujours, même quand elle ne boit pas : « Ça se passe hyper bien ! Mais on s'est dit plein de choses sur notre vie dont j'ai aucun souvenir. Maintenant, j’ose pas lui poser certaines questions, de peur qu’on ait déjà abordé le sujet… »

Quand vous prenez le parti de chercher l’amour sobre, apprendre à gérer votre nervosité autrement qu’en vous cachant derrière un verre constitue un défi majeur. Valérie (33 ans)  ne se considère pas comme alcoolique mais elle a toujours bu lors de ses rendez-vous amoureux, notamment « pour faire taire [son] anxiété sociale ». Après « une relation qui s'est très mal passée » et à laquelle elle « aurait mis un terme bien plus tôt » si elle avait été moins sous l’influence de la boisson, elle s'est totalement sevrée. Depuis quelques semaines, elle est inscrite sur des applications de rencontres, mais elle n’a pas encore fixé de rendez-vous, car elle appréhende encore trop le regard des autres : « J'ai peur de pas être à l'aise et de devoir me justifier, ou qu'on me demande pourquoi je bois pas… »

Maud (24 ans), elle, n’a jamais aimé « se mettre des caisses », mais elle a arrêté de boire après une période où elle trouvait « que l’alcool s’installait trop dans [son] quotidien ». Après avoir stoppé, elle a été frappée par la pression sociale qui fait de l’alcool un automatisme, et les stéréotypes sexistes qui vont avec : « Quand on est une fille, il faut boire, mais pas trop. Quand je racontais que j'avais déjà été super bourrée, je sentais que c'était pas en phase avec l'idéal féminin de certains garçons… alors qu’on pourrait davantage se questionner sur le fait que tout le monde boit autant, tout le temps. » Dans tous les cas, même si ça peut s’avérer peu excitant, et même un peu lourd, « c’est important d’expliquer qu’on ne boit pas, pour partir sur des bases saines », juge Catherine Hanak.

Sobre depuis trois ans après de longues années d’ivresse, l'humoriste Maxime Musqua (36 ans) a développé des techniques pour dédramatiser le sujet. « Je donne rendez-vous le dimanche matin, c’est super pratique pour ne pas avoir de décalage sur la consommation », me dit-il.

Certain·es utilisateur·ices des applications de rencontre semblent également être de plus ou plus ouvert·es à l’idée de faire des dates ailleurs que dans un bar. En 2022, l'application Bumble avait publié ses prédictions. Selon leurs conclusions, la consommation d'alcool ne jouait plus un rôle aussi important dans les rencontres ou relations amoureuses qu’auparavant. Sur cette application, 34% des personnes sondées se déclarent d’ailleurs plus susceptibles d'avoir un dry date aujourd'hui qu'avant la pandémie.

Mais en arrêtant de boire ou en diminuant, il est aussi possible que vous ayez tout simplement besoin de mettre en pause votre vie sentimentale. Annabelle (31 ans) a décidé de réduire sa consommation parce qu’elle ne supportait plus les gueules de bois, alors qu’elle consacrait toute son énergie à d’importants changements dans sa vie : « J’étais en reconversion professionnelle, je suivais une thérapie… » Cette période l’a plongée, au niveau sentimental, dans une traversée du désert d’un peu plus d’un an « plutôt bien vécue ». « Intérieurement, c’était trop le chantier pour être avec quelqu’un », estime-t-elle. Depuis quelques semaines, elle voit un garçon rencontré à son cours de chant – une activité qu’elle a démarrée après avoir arrêté l’alcool.

Pour Paul (43 ans), c’est encore compliqué. Suivi par un addictologue depuis plusieurs années, il s’est rendu compte que son alcoolisme nourrissait une forme de dépendance affective. « J’enchaînais les rencontres et les verres parce que je manque d’estime de moi et que j’arrive pas à vivre seul, explique-t-il. J’ai peur de rendre les autres malheureux aussi. » Sobre depuis trois mois, il estime avoir besoin de « prendre le temps de [se] soigner et de [se] reconstruire » avant de faire de nouvelles rencontres.

« Le premier bisou, c’est toujours plus difficile, relance Maxime Musqua. Ça peut prendre un peu plus de temps, y’a ce moment où on sait qu’on se plaît sans savoir si c’est le bon moment pour tenter quelque chose… Et en même temps, une fois qu’on y arrive, ça peut aussi être vachement mieux parce qu’on est sûr qu’on en a envie ! On a plus attendu et on a aussi plus de sensations du fait d'être sobre. »

Sans surprise, le sexe est généralement meilleur quand on dispose de toutes ses facultés, et qu'on peut s'en rappeler le lendemain. « La communion des corps n’a rien à voir ! », s’enthousiasme la journaliste Charlotte Peyronnet (33 ans). Avec le recul, elle estime que l’alcool l’a accompagnée dans la « longue errance hétérosexuelle » qu’elle raconte dans Et toi, pourquoi tu bois ? (Éditions Denoël, 2024). « Je pense que j'ai toujours été lesbienne mais je me le suis caché pendant des années, l'alcool m'a beaucoup aidée à me voiler la face, me confie-t-elle. Je buvais des verres de blanc au petit réveil pour avoir envie de faire l'amour. »

Nefeli (30 ans) trouve que la sobriété l’aide à mieux respecter son propre consentement. « Avant, y’avait des tas de fois où je me réveillais le lendemain matin en me demandant pourquoi j’étais là, dit-elle. Ça me manque pas du tout. » Si elle admet une certaine « nostalgie » au souvenir de « ces nuits où elle embrassait des inconnus » – ce qu’elle n’ose plus –, elle estime avoir « totalement gagné au change » car elle se sent « plus en sécurité » et « plus épanouie dans une sexualité plus douce ».

Faire l’amour sobre n’a pas été simple pour Charlotte Peyronnet : « J’avais énormément de complexes sur mon corps que je noyais dans l’alcool. Au début, j’avais plus du tout de désir pour ma partenaire. J’ai passé beaucoup de temps à me masturber, j’ai dû tout réapprendre, recréer un nouvel imaginaire avant de me sentir prête. » Mais elle aussi affirme pouvoir profiter des aspects positifs désormais. Car au-delà du rapport à soi-même – à son corps et/ou à sa sexualité –, la sobriété peut aussi soulager votre partenaire, si vous êtes en couple. « Ma copine m’a raconté qu’elle s’inquiétait tout le temps de devoir gérer les dégâts causés par ma consommation, de devoir venir me chercher à l’hôpital… », poursuit Charlotte. C’est entre autres sa partenaire qui l’a énormément aidée à arrêter de boire : « J’ai vu dans son regard qu’elle m’aimait toujours et qu’elle me soutenait, ça m’a donné énormément de force. »

Ne plus avoir l’alcool comme exutoire peut aussi vous aider à mieux communiquer au sein du couple. « On est plus attentifs l’un·e à l’autre, on échange davantage », estime Evelyne, créatrice du compte Instagram @sobreetbranchee. Après son arrêt de l’alcool en septembre 2020, suivi de la diminution de consommation de son compagnon, son couple sort davantage. « On va au resto, au cinéma ou à la bibliothèque ensemble toutes les semaines », s’enthousiasme-t-elle. Les soirées à deux sont désormais plus légères, moins centrées autour de la bouteille ouverte pour le repas et de l'atmosphère pesante qui suivait. Avec moins d’alcool entre eux, la complicité a regagné du terrain.

Ces changements s’expliquent en partie par le fait qu’on « est souvent plus présent·e dans une relation après avoir arrêté de boire, surtout si l’alcool était au centre de notre vie avant », confirme Catherine Hanak – même s’il ne faut pas faire de généralités : il y a des personnes alcooliques qui arrivent à bien gérer leur couple. « Quand on boit, on attend souvent d’être ivre pour essayer de régler ses problèmes de couple, remet Maxime Musqua. Sobre, on est obligé·e d’apprendre à régler les conflits autrement, en étant attentif à ses émotions, en mettant des mots dessus, et en assumant de se montrer vulnérable pour les exposer à notre partenaire. »

Si la sobriété amène « beaucoup de choses positives » la plupart du temps, Catherine Hanak reconnaît tout de même qu’elle peut aussi être source de tensions. « Par exemple, quand c’était le partenaire de la personne qui buvait qui prenait beaucoup de décisions pour le couple :  sobre, on se met à donner beaucoup plus son avis. Un nouvel équilibre est donc à réinventer. »

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J’ai voulu transmettre le VIH de manière intentionnelle – et consentie

19 février 2024 à 09:40

Après quelques secondes d’hésitation, Jérémie l’affirme sans détour : « Si tout était à refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pèse sur les épaules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », après s’être arraché, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues années passées à frayer dans le milieu gay du chemsex, associé au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher à cru », qui vise à se passer sciemment de préservatif. Au souvenir de ses soirées partouze, et depuis le siège qu’il occupe derrière son écran d’ordinateur, ce chef de structure évoque des « nuits mortifères ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fétichisation » du risque de transmission du VIH dont il était porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », précise le Montpelliérain.

Un levier érotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des séro-divergents entretiennent un rapport impliquant un négatif (neg, dans le jargon) souhaitant être contaminé par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait été révélé au grand public au gré d’expositions médiatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. Décrié comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliqué rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays étaient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, démenti ce chiffre choc –, le papier avait provoqué une avalanche de réactions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une légende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunité de brosser, pour la énième fois, le tableau infamant d’une communauté aux mœurs aussi perverses que débridées, bien responsable, au fond, du fléau du sida qui l’avait si durement frappée. Une lecture homophobe au regard de Jérémie, pour qui le « plombage » représentait avant tout un moyen précieux – vital, même – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scène sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils à ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».

Devenir « gift giver », pour se relever du VIH

Avant d’endosser son rôle assumé de « plombeur », il a d’abord fallu que Jérémie encaisse le séisme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, à 27 ans », se remémore-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps à courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les médias se souvient de sa jeunesse, passée au chevet d’une mère atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » Résilient, Jérémie débute sa trithérapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirétroviraux réduisent la charge virale du virus, pour l’empêcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. Grâce à ces avancées médicales, l’espérance de vie des personnes touchées avoisine celle des séronégatifs. Chaque jour, Jérémie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux à cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un étranger indésirable. Mais il était là, tout proche ; on était condamnés à la cohabitation. Alors je suis devenu machiavélique avec lui. » Pour ne plus être simplement victime de sa séropositivité, Jérémie transforme son virus en support érotique : il fantasme de le transmettre.

Cette idée, obsédante, le pousse à poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique à risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, cités dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le début de l’épidémie de VIH/sida » – soit l’orée des années 1980 –, puis se serait cultivée de manière confidentielle, avant d’être visibilisée par l’avènement d’internet et la floraison de sites dédiés qui l’ont accompagné. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopée d’entre eux. Sur un site gratuit dédié aux plans cul, un internaute affiche être en quête d’hommes « bien chargés viralement » pour accomplir sa « séroconversion », et côté Grindr des utilisateurs spécifiant vouloir « être plombé » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas à creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, Jérémie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un côté les gift givers, prêts à « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?

La question se pose spontanément, tant cette course à l’infection paraît déroutante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus à la prise en charge médicale parfois exorbitante, et dont l’exposition était criminalisée dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans même parler des 142 décès qui y étaient liés dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 à l’échelle mondiale l’année suivante, d’après les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? Croisé sur le forum fétichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhérer au barebacking – lors de rapports hétéros – par « goût du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». Voilà deux ans que ce quarantenaire cherche à contracter le VIH auprès de femmes séropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », à l’intérieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dévastation dans lequel se reconnaît Jérémie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tête. » C’est cette même « pulsion de mort » qui avait poussé notre interlocuteur à faire un bond vertigineux dans le chemsex.

« Des fêtes sans limite, où tout le monde courrait à sa perte »

Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractéristique, s’être toujours « sévèrement emmerdé » dans un « coït classique », multiplie les expériences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage… et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » où la consommation de drogues de synthèse est « monnaie courante », Jérémie s’essaye à la « décharge d’excitation et de désinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dès 2010, en slam – c’est-à-dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fêtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privés. Avec de la musique, des pornos projetés sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimité de ces soirées, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagées d’inconnus, on enchaîne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprès de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destiné aux séronégatifs, empêchant la contraction du VIH.

Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et présidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothèses. « Le slam en lui-même peut porter une charge érotique, avec la ritualisation de la préparation des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cérémonielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet écosystème-ci, ou des pratiques extrêmes gays, on peut aussi supposer une fétichisation des liquides. » D’un côté, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, très ancré dans l’enfance, de devenir “frères de sang”. » Et d’autre part, l’absence de préservatif laisserait libre cours à « une circulation des fluides, pour léguer une trace de soi en l’autre, par-delà le rapport sexuel ». Avec comme perspective, éventuellement teintée BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.

De manière plus générale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prévention – en l'occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers décuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontières entre le permis et le répréhensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de liberté individuelle, à faire ce qu’ils ne “devraient pas” », résume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernés homosexuels, de se « réapproprier » un narratif partagé. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, très ancrée dans l’imaginaire commun, d’une personne séropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scénarios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutôt qu’ils n’isolent. »

Après l’hospitalisation, l’amour

« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frère, je suis prêt à te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde Jérémie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On était unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empêchait pas de nouer des rapports étroits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds échanges de regards, une sensualité au moment des rapports… Toute une poésie. » Née d’un penchant romantique ? « Un romantisme très noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimité d’un échange de virus. » 

Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en être certain lors de ses premiers « plans bareback », Jérémie le sait désormais : il n’a « sans doute jamais “plombé” qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithérapie a un effet préventif, nommé TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point définitif à la question découlant de l’étude PARTNER dont les résultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH à partir d’une personne séropositive traitée », pose Michel Ohayon, directeur médical du 190, un centre de sexualité inclusif basé sur Paris. Conséquence de quoi, aux yeux de notre spécialiste, le fantasme du « plombage », « relativement fréquent jusqu’au milieu des années 2000 », est devenu caduc. Au sens où « les gens qui l’évoquent ne le réalisent pas dans les faits ». « Très anecdotique » selon l’expert, le phénomène est aussi parfois taxé de sérophobie dans les cercles qui militent contre la désinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, où le mot « plombage » renverrait à un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’être.

« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-être à prendre comme un rite de passage, vers une communauté séropositive stigmatisée, et dont le passé traumatique a marqué l’histoire gay », réagit Jérémie, que deux décennies de sexualité « extrême » ont poussé au bord du précipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette réversibilité des rôles m’a coûté cher : en sex party, mon dernier échange de seringues s’est soldé par la contraction de l'hépatite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, à le menacer « pour la vingt-cinquième fois » d’un divorce, s’il ne décroche pas. Dos au mur, Jérémie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brûlure de l’addiction. Mon corps était ruiné, je l’avais violé – donné à violer. Après tant d’années à avoir, plus ou moins consciemment, chercher à élire ma mort, j’ai compris que ma dernière seringue serait la dernière. Et l’instinct de survie a repris le dessus. » 

Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et après trois semaines d’hospitalisation, débute une lente reconstruction grâce au sport, et aux thérapies EMDR. Jérémie reprend peu à peu goût aux choses – la sexualité mise à part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualité fade, ou bien de replonger dans mes vieux démons. Aucune des deux options ne me tente », expédie-t-il, l’œil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arrière, Jérémie fait ses adieux à un passé pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualité classique, mais ça n’a pas été le cas. Alors j’ai vécu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »

« Pas mal sous l’eau » à la tête de la structure qu’il pilote désormais, Jérémie s’investit aussi dans la prévention autour du chemsex en participant à des podcasts, et des congrès. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, délestée des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redéploie ses ailes – mais sous d’autres ciels. 

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Comment j'ai dégommé Malik au babyfoot pendant mon séjour en HP

15 février 2024 à 10:30

Mi-septembre 2023, après un rituel chamanique qui tourne mal en festival et des crises de parano importantes qui m’ont bloquée chez mes parents, j'ai eu la mauvaise idée de retourner habiter seule dans le crissement de la ville. Histoire de ne pas faire les choses à moitié (jamais, vivons intensément !), en pleine crise depuis trois jours, j’ai pris une bouchée de champignon sous forme de chocolat. Exorciser le diable en moi. C'est ce qu'il s'est passé. Après avoir perdu la tête auprès de la police, puis avoir été envoyée à l'hôpital Brugmann où, bien évidemment, je pensais qu'un groupe de personnes m'attendait pour me tuer, le médecin responsable qui m'avait déjà vue quelques jours plus tôt a pris un « malin plaisir » à m'envoyer à l'hôpital psychiatrique lorsque je ne l'ai pas reconnu. Ce sera donc le Centre Hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. 

« Faut juste que j'arrive à dormir, faut juste que j'arrive à dormir. » Mon cerveau tourne en boucle quand on me dépose au centre. On me place dans une chambre solo juste en face des bureaux vitrés où se trouve le personnel, de jour comme de nuit. Un lit, un bureau, une armoire pour moi toute seule, le grand luxe (sans ironie) – c’était la dernière chambre du type disponible. Les autres sont dans des chambres de deux à quatre personnes, sans pouvoir verrouiller leurs casiers – des vols fréquents se produisent et la foule s’anime quand les disputes du genre « Qui a volé mes Kinder Surprise ? » ou « Qui a volé mon peigne ? » se déclenchent le soir. Je pose ma tête sur l'oreiller blanc et tout (tout) plat. Je trippe encore et quand je ferme les yeux, différentes réalités possibles défilent devant moi sur la grande roue de la fortune. Si je me concentre assez sur l'une d'entre elles, j'arriverai à rentrer dedans. Sortez-moi d'ici SVP. Les larmes coulent sur mon visage et, sans autre issue, je m'endors.

Lorsqu'on est enfermée et condamnée quelque part, le pire ce sont les réveils. Voir qu’on est toujours coincée au même endroit pour recommencer la même journée avec les mêmes personnes, les mêmes conversations et surtout au sein des mêmes murs. Ma chambre étant dans le courant d’air du fumoir, je me levais et me couchais dans un nuage de tabac. Un homme vient toquer à ma porte, c'est le petit-déjeuner. Bien évidemment, j'étais dans un mood patraque et j’entendais encore des voix qui martelaient mon cerveau dès qu'une émotion se présentait : « Oui mais si elle fait pas d'efforts aussi… Il faut qu'elle comprenne qu'elle doit apprécier la vie. »

Dîners comme soupers sont super basiques. J'étais juste contente d'avoir des aliments corrects dans mon assiette. « Papy », un homme d’origine turque, 60 ans, qui ne parlait pas un mot de français, a décidé qu'il serait mon garde du corps. Il me suit partout. Il me demande du tabac pour rouler des clopes et on partage. Il n'a pas beaucoup d'hygiène et dort dans les fauteuils. Il n'a même pas de chambre – personne ne sait trop pourquoi. Je me demande si ce n'est pas un ancien SDF qui a tout fait pour rester ici, bien au chaud. Il a les yeux bleus/verts et je me lie d'amitié avec lui. On se comprend sans mots et vu le « brouhaha » dans ma tête, je n'avais besoin que d'un regard réconfortant, quelqu'un qui me voit à travers la folie.

« Hey, t'as pas une clope ? » 

« T'es qui toi ? T'es la nouvelle ? » 

« Tu veux commander quelque chose ? » 

Je passe mes deux premiers jours à faire des aller-retour entre le fumoir et le préau. C'est le week-end. Je ne suis pas de bonne compagnie. Un poisson vide, au cerveau explosé par les psychédéliques, c'est ce que j'étais en arrivant à l'hôpital psychiatrique. Les autres interné·es errent d'un endroit à un autre, prennent un peu le soleil, se posent sur un banc, trouvent une cachette pour fumer de la weed. Chacun à leur tour, les gens passent près de moi, posée comme un pot de fleurs à côté de mon carnet sur le banc, faisant semblant d'arriver à me concentrer alors que je regarde chaque minute s'écouler au rythme d'une pâte à gâteau trop épaisse coincée sur le fouet batteur, tombant dans le moule sans hâte. L'un d'eux me demande si lui et sa bande peuvent s'asseoir près de moi. On parle deux minutes puis on reste tou·tes dans le silence. Un silence qui dit « patience ». Il ne faut que de la patience pour sortir intacte d'ici. Sans péter à nouveau un câble sous la pression d'être plus longtemps enfermée entre quatre murs. 

De mon point de vue, aucun·e de nous ne mérite sa place ici, évidemment. Certes, être coupée des stimulis extérieurs provisoirement aident à retrouver le calme en soi en cas de crises comportementales, mais l’éternel recommencement des journées à Titeca se transforme vite en marteau au-dessus de la tête, qui t’enfonce comme un clou dans l’angoisse.

Alicia* ricane au bout de la table, j'ai sûrement l'air trop « vide », sans sentiments et pas assez réactive pour elle. Après lui avoir refusé mon téléphone, elle se cache dans l'arbre au milieu de la cour, monte à une branche et m'appelle : « Eh toi, la nouvelle ! Allez viens prendre une photo avec nous ! Sans famille va ! Robot ! Moi au moins j'ai un arbre généalogique ! »

Après trois jours, alors que je suis temporairement privée d'aller sous le préau pour la journée – en attendant une autorisation de l'équipe de semaine –, Malik* apparaît. Il porte une blouse bleue et un pantalon d'hôpital. Il ne cesse de nettoyer et ramasser les déchets, puis il se met à faire des pompes. Il est grand, a le corps très sec et de beaux traits. Ses yeux noirs me bouleversent. Tantôt c'est mon ami, tantôt il m'agresse. Il essaye de me comprendre et me pose des questions sur le pourquoi du comment je suis ici. Il se présente comme un grand philosophe, il va faire des études de médecine, et sera champion de boxe. Il a 27 ans, comme moi. « T’as été naïve Lucie, il ne faut plus que tu sois naïve. Ces gens, ils t'ont fait du mal. » Il essaye de m'endurcir avec ses mots et, si je réponds mal selon lui, il me souffle deux ou trois phrases à l'oreille pour me dire que je suis le diable. Que son pays allait se venger de moi. 

Début septembre, il y a eu un séisme au Maroc. En entrant à l'hôpital, pensant tout diriger avec mes pensées, je croyais que ce séisme était de ma faute. Malik a touché droit dans le mille. « Il a raison, je suis le diable. » Ma tête repart dans tous les sens et les voix s'intensifient. « Ils vont se venger de toi. Tu vas te faire buter en sortant de l'hôpital, ils t'attendent. » Malik ne faisait que jouer, mais dans la tête d'une parano, endurcie ou pas, le moindre mot peut être fatal. Les pensées autocentrées ressurgissent sans considérer les victimes bien réelles de ce genre de catastrophe. J’ai honte.

Le soir, on entend le roulement du marchand de sable, une animatrice habillée d'un blanc d'hôpital débarque avec son chariot rempli de médocs. Certain·es interné·es se ruent vers elle avec les pupilles doublant de volume, comme si leur sauveuse était arrivée. Je ne prends rien. Je ne veux rien prendre. Ils acceptent. 

Les nuits sont affreuses, « Papy » met le son de la télévision à fond, il entre parfois dans ma chambre parce qu'il s'ennuie et je ne peux pas fermer la porte à clé ou cas où il y aurait un problème. L'odeur de la cigarette qui transpire sur les murs me dégoute, j'attends que le temps passe mais le temps ici n'a pas d'aiguilles.

En semaine, chaque matin, un animateur se place dans la salle de télévision, on s'assoit autour de lui, il énonce les activités du jour et on lève la main si on a envie d'y participer. On n’a plus quatre ans et demi mais bon, vu qu'on nous parle comme à de vrais teubé·es, on se met dans le bain et on en devient un·e. Il y a le sport, des activités de bricolage, des marches organisées. Tous les matins, j'irai au sport là où quelques animateurs attendent que le temps passe et font la conversation à deux ou trois habitué·es qui viennent uniquement pour socialiser et non pour faire de l'elliptique. 

« La mama » est une femme de 65 ans, un peu ronde, les cheveux en bigoudis, toujours à moitié débraillée en revenant des toilettes. Elle prend tout le monde pour ses enfants ici, à part moi, la blanche privilégiée. Elle a raison. Je venais à peine d'arriver au centre quand mes parents m'avaient rejoint dans la salle des visites (qui n'est autre qu'un espace jeu pour enfants), pour me donner deux gros sacs de courses remplis de crasses. Je ne les mangerai pas mais elles m'ont bien été utiles à échanger contre un peu de paix mentale lorsqu'un·e co-interné·e devenait trop envahissant·e. Ce jour-là, j'étais d’ailleurs rentrée de ma visite gênée, comme une prisonnière qui venait d’obtenir un traitement de faveur alors que d’autres n'avaient pas de visites ou de contacts avec leur famille.

« Hey, pssst, t'aurais pas une bouteille de coca ? Et une frangipane ? »

Au fil des jours, une certaine solidarité se tisse entre nous, que l’on se piffre ou non. Je comprenais mieux maintenant pourquoi Alicia pleurnichait chaque matin et Malik passait son temps à nettoyer. 

Papy nous à trouvé du tabac, je nous roule une clope sans filtre et on fume chacun·e à notre tour sur le balcon barricadé de vitres plastiques qu'on appelle le fumoir. Nos lèvres sont brunes et nos yeux fatigués. Depuis que j'ai montré mon téléphone et osé mettre de la musique, c'est devenu le nouveau centre d'intérêt. « Est-ce que je peux mettre un son ? » Bien sûr. Après tout, il n'y a que ça pour nous sauver et nous échapper un peu d'ici. Alors on reste là, le regard dans le vide à écouter quelques paroles de rap. Parfois, on fait quelques pas de danse sur des musiques turques, puis on se calme. 

Malik s'installe près de moi pour manger, avec son t-shirt blanc Dragon Ball Z. Il me fait encore tourner la tête en basculant entre agressivité et douceur. « Si c'est pour jouer avec moi, tu peux partir. » Je commence à m'énerver. C'est une vraie pile électrique. Pour se défouler, il me défie au kicker (ou « babyfoot », pour les Français·es). « Je vais te rétamer », lui dis-je, pleine de conviction. Malik m'avait poussé à bout, je détestais qu'on me prenne pour une conne à répétition. Je commence par lui mettre trois buts avec mon gardien. Il s'énerve. Je gagne la première partie.

La deuxième partie se fait tout aussi courte, je le domine avec un petit 3-9. La « Mama » vient se poser au bord du terrain de jeu et apporte un bricolage : « J'offre ma jolie fleur au gagnant. » Je marque un but et elle crie « CONNASSE ! » en levant les bras. Malik lui prend la tête entre ses mains pour la calmer et lui chuchote à l’oreille deux-trois phrases inaudibles. Encore. Il est doué, ça se voit, mais je m'étais entraînée tous les mercredis et les week-ends de mon adolescence pour ce moment et, avec un peu de haine dans les yeux, je faisais des miracles. « Écoute Lucie, quoi que j'ai pu dire, quoi que j'ai pu te faire, je suis désolé. Pour gagner contre moi, wallah c'est que Dieu est avec toi ! » Dernier coup de poignet et dernier goal, Malik me serre dans les bras et me laisse tranquille. 

« - Toi, tu vas te transformer en démon cette nuit. »
- Comment tu le sais ? »

C’est le soir. Malik hurle à la mort dans les couloirs pour qu'on le laisse sortir d'ici. Il délire. C'est « eux » qui l'ont violé et agressé dans la rue. Non, c'est lui qui les a agressé, jamais il ne se serait laissé toucher, bande d'idiots ! Le lendemain, je le retrouve en tenue bleue. Le personnel l’a finalement attrapé à quatre paires de bras et piqué pour le calmer.

Ça fait des heures que Kayla*, 22 ans, est debout et répète les mêmes choses, elle converse dans le vide et argumente seule. Comme si elle voyait des esprits. Malik mange le repas de midi devant moi, une escalope de poulet pané et du riz. Il remarque que je n'arrive pas à quitter Kayla des yeux. Elle me fait de la peine. Malik la coupe dans sa phrase : « Hey Kayla, calme-toi. Viens ici, qu'est ce qu'il y a là ? De quoi tu parles ? » Quand on s'adresse à elle, ses réponses sont cohérentes, elle aimerait juste parler à la psychologue, ça fait des jours qu'elle la réclame et elle commence à vraiment angoisser. Elle veut avoir son autorisation pour sortir d'ici, au moins la journée et revenir le soir. Quand elle me voit, ses yeux s’agrandissent. « Je peux mettre Aya Nakamura STP ? » Les drops de la musique l'entraînent dans une danse attendrissante, où elle remue ses épaules deux fois à droite puis deux fois à gauche et oublie un instant de parler.

Ça faisait également cinq jours que je réclamais chaque matin de voir la psychologue pour qu'elle plaide en ma faveur lors de mon jugement de sortie. Je pensais l'avoir déjà vue à mon arrivée mais, étant encore en décompression, c'était mon avocate commis d'office que j'avais croisée et mon discours était si absurde que je n'avais aucune chance de partir d’ici. Je décide de lui rédiger un mail pour changer la donne. Je ne pouvais pas envisager de rester ici 30 jours de plus si le juge estimait que je n'étais pas assez cohérente. Peu importe ce que mon père tenait comme discours : « Tu dois t'endurcir. 40 jours ça passera vite ma chérie. »

Se lever, fumer, prendre des médocs pour certain·es, attendre, aller faire une activité, fumer, manger, se promener sous le préau, fumer, fumer, fumer… Manger, se regarder dans le blanc des yeux, mettre un peu de musique, toujours fumer, prendre des médocs, dormir. Je ne voyais personne lire. Je ne voyais personne sourire. Les gens faisaient comme ils pouvaient pour rendre leur réalité un peu moins répétitive. Rester stoïque face à l'adversité et patient·e face au temps. 

Après dix jours qui m'ont paru une éternité, j’ai obtenu mon « jugement ». J'étais une femme libre. J'ai couru dans ma chambre rassembler mes affaires, j’ai donné mes dernières bouteilles de coca Boni à Vadim* et doucement déposé une énorme grappe de raisin dans les bras de Papy, mon protecteur, qui s'était assoupi dans un des fauteuils bleus en mousse. « On dirait le dieu Bacchus. »

Je n'ai pas eu le temps de voir Malik. On avait pris notre dernier souper la veille ensemble. Comme dessert : deux mandarines. Il me fixait dans les yeux avec un regard rempli de provocation. « T'aimes bien mon t-shirt Dragon Ball. T'es un peu comme Chichi toi ! Une battante. » « Ouais c'est ça, tiens, t’as gagné une boule de cristal », lui répondis-je en lui posant brusquement ma mandarine devant son assiette. Le fait d'être enfermée m'avait coupé l'appétit. « Ah non, je l’échange avec la mienne alors, comme ça tu garderas un souvenir de moi. »

Alors que les façades de Bruxelles ne m'ont jamais paru aussi belles une fois dehors, Malik, lui, restera encore 60 jours à l'hôpital. Il m’envoyait des messages comme quoi il allait bientôt sortir, puis un autre pour me dire que le juge avait rallongé sa peine – dans les deux sens du terme. Je le reverrai fin janvier, à Bruxelles. C'est un homme sensible, révolté par les injustices et peut-être un peu intense. Il est loin d’être « fou » comme la société pourrait croire. D’ailleurs, je me demande : au fond, qui ne l’est pas ? 

*Noms d’emprunt pour protéger leur identité.

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Découvrir The Vaccines le cœur brisé sur la côte anglaise

12 février 2024 à 04:00

Il y a des moments où on est bien heureux·se que personne ne soit là pour contempler le pathétisme dans lequel on se trouve. Et en même temps, on retire une certaine satisfaction au désœuvrement d’avoir touché le fond.

J’étais dans une relation où il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s'ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problème apparent, juste un immobilisme paisible. Il était mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, à 24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il était du même avis que moi, bien qu’il soit plus âgé, et était pourtant incapable de prendre la moindre décision, comme englué dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. Après plusieurs années de vie commune, on a vidé notre appartement et eu quelques échanges passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis acheté au Maroc ou le vase chiné aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien à cirer.

J’ai entassé mes cartons dans la cave d’une amie, contemplé une dernière fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie à Gênes. On était en juillet, je venais d’être diplômée, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler où je voulais mais je n’avais aucune idée d’où m’installer.

Il m’a suffi de seulement cinq jours pour réaliser que je frôlais le scénario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migré à Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chères.

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L’atmosphère anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idées en place. Je n’ai pas quitté une seule fois mon imperméable durant la première semaine.

« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon départ. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait à aller à la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer à les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.

J’avais une soif intarissable d’être seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goût nouveau. J’avais l’impression d’être dans une sorte d’état méditatif constant. J’espérais que l’expérience m’amènerait à atteindre des zones de mon esprit jusque là inconnues ; ou atteindre une forme de sérénité durable, un détachement de tout et pour toujours.

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Je logeais dans une résidence étudiante quasiment vide pour l’été. J’ai croisé seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent à couper au couteau m’a empêché de comprendre ce qu’ils foutaient là. J’ai aussi aperçu un gars à peine plus âgé que moi, et qui, le jour de son départ, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.

Il n’y avait pas de brosse à toilette. La cuisine commune était très sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la pièce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, même pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volonté. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et réchauffés au micro-ondes ou de tomates cerises.

J’ai quand même été lassée de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai téléchargé Tinder, mis quelques photos et ajouté comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissé l’application miroiter plusieurs jours. J’ai échangé avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai été charmée par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une épaisse barbe et des boucles blondes qui dépassaient de sa casquette. Il m’a proposé un verre à la fin de la semaine. J’ai répondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posé sur la table, à contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.

Le courant passait bien. On a changé de bar, pour jouer à A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variées allant de « What do you admire about your parents? » à « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirée a rapidement pris une tournure intime et on s'est raconté·es nos rêves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.

Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est acheté des bières dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement étonnamment très blanc, propre et rangé. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais découvert en feuilletant la programmation du Botanique à Bruxelles, pour offrir une place de concert à mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon état d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haï l’été – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »

Girl and Girl a évoqué à Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitôt fait écouter. Sacrilège, je ne connaissais pas cette pépite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quête obsessive de nouvelles perles musicales n’en a été que plus alimentée. Sur le moment, j’ai apprécié le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s'employait à explorer la moindre parcelle de mon corps.

J’ai préféré rentrer dormir dans ma résidence étudiante crade. Comme si j’avais assez bafoué l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne méritais pas tant de confort. J’ai lancé Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulé une clope et me suis enfoncée dans l’obscurité de la nuit et de mon chagrin.

« I can barely look at you
Don't tell me who you lost it to
Didn't we say we had a deal?
Didn't I say how bad I feel? »

J’ai pris un détour pour marcher le long de la plage.

« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »

La chanson me mettait en pleine face mon déni. Alors je l’ai remise en boucle. Je réalisais, pour la première fois, que ma relation était détruite, consumée jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Que je n’étais qu’aux prémisses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.

« Leave it 'til the guilt consumes »

J’étais rongée par la culpabilité, je portais sur les épaules la responsabilité de ma décision et de ma fuite.

« I can't believe you're feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »

Lors de notre dernier coït, alors qu’on était déjà séparé·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en récupérer un échantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait été le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex près de moi.

« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »

Je côtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines années sans que leur front ne se mette à suer. Je ne fais pas partie de cette catégorie. Je doute. Tout le temps. Et, à ce moment-là, j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marché avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprécie traîner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondément.

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Je suis restée un long moment sur un banc, au bord de la jetée, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritées par le sel de mes larmes.

Le lendemain, j'ai pris un Flixbus pour rentrer à Bruxelles, terre perdue que je devais reconquérir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrêter de dilapider mes économies. Post break-up sex m’a accompagnée pendant les dix heures de trajet. À chaque écoute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon œsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, créant un trou béant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tâter la cavité. Je n’arrivais pas à savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m'arrachais des petits bouts de chair.

L’été était passé, emportant avec lui la motivation d’un nouveau départ. Je me suis résolue à trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dû réapprendre à socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expérimenter la solitude. Mais ces précieux moments d’échange me ramenaient à la vie.

Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.

Écouter du rock avec mon ex était le ciment de notre couple. Il a été bassiste dans une autre vie et a renforcé ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous à écumer les artistes qui nous faisaient vibrer à l’unisson, et on dérogeait à la règle seulement pour aller à des concerts, autant de groupes de niche que de têtes d’affiche.

Cette fois, je suis allée seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyé un message – deux, pour être honnête – lui proposant de m’accompagner. Il a refusé coup sur coup. J’ai ravalé ma fierté.

Je portais une chemise à paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemées sur la scène, des drapés sur le mur, et une guitare blanche à strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagée. La cavité dans ma poitrine était toujours là, mais plus petite, je l’ai caressée avec bienveillance.

Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inévitable, mais prolonge le temps de rétablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout à se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-même.

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Quand les startups « anti-gaspi » mangent à la place des plus précaires

8 février 2024 à 09:15

Je dois avouer que je dédie le peu de compassion et d’empathie que j’ai aux animaux. La seule association pour laquelle j’ai donné de mon temps et un peu de mon argent est la SPA. Mais quand j'ai reçu un mail de l’asbl L’Ilot m’informant d’une nouvelle crise dans le secteur du sans-abrisme et de l’aide alimentaire, ça m’a fait tiquer. Dans ce nouveau combat, il est question de startups lucratives – comme Happy Hours Market ou Too Good to Go – qui depuis quelque temps mangent littéralement les vivres dont pourraient bénéficier les associations.

En gros, l’activité de ces startups couplée à la franchisation croissante des grandes surfaces – lesquelles vont préférer passer un deal avec ces nouvelles applications – plonge les associations dans une situation de concurrence dont elles vont d’office sortir perdantes. 

Pour ce nouveau combat, L’Ilot s’est allié à LOCO, un réseau d’organisations qui collecte et redistribue les invendus alimentaires aux personnes dans le besoin. J’ai échangé à propos de tout ça avec Benjamin Peltier, chargé de plaidoyer, dans leurs locaux à Bruxelles. Après une petite heure de papote, on a conclu en disant que, pour le moment, le secteur de l’aide alimentaire c’était le far west. « Sans cadre légal, c'est le plus fort qui impose sa loi : dans notre secteur, les plus petits se font écraser et doivent se plier aux règles qu’ils subissent », résume Benjamin. 

VICE : Comment ça se passe pour le moment ici ?
Benjamin Peltier :
Dans ce secteur, y’a des assos avec une grande diversité. La majorité s'occupe des colis d'aide alimentaire pour des personnes précaires – le grand acteur historique de ce secteur, c'est la Croix-Rouge. Y’a aussi beaucoup de micro-acteurs, à l'échelle d'un quartier, d'une rue, avec un peu de solidarité qui s'organise. Ça peut être à l’initiative d'une paroisse, d'un frigo solidaire… Une bonne partie des assos qui font de la distribution alimentaire sont 100% bénévoles. Donc c'est un secteur peu professionnalisé et qui a du mal à se fédérer pour se défendre face à ce qu'il se passe. C'est pour ça qu'on a créé la plateforme LOCO avec d'autres acteurs qui, non seulement font de la récolte d'invendus pour eux-mêmes, mais aussi pour d'autres assos plus petites qui n'ont pas les moyens de récolter… Tout cet écosystème est tablé sur les invendus de grandes surfaces mais aussi des marchés hebdomadaires ou des centres de distribution. Y’a des accords qui ont été faits, notamment avec les chaînes de supermarchés pour nous permettre de récolter de l’alimentaire. 

Et ces accords n’ont pas suivi ?
Quand les acteurs privés sont arrivés – To Good To Go l'un des premiers –, ils se sont positionnés comme acteurs complémentaires à nous. Ils étaient plutôt sur les commerces de quartier qui avaient des invendus : la petite épicerie, la boulangerie, etc. À ce moment-là, leur politique de non-gaspillage était respectée. Nous, on n’était pas sur ce créneau donc on se marchait pas trop dessus. Maintenant, To Good To Go, tout comme Happy Hours Market, s’est aussi lancé sur les invendus de grandes surfaces. Les deux explosent, aussi en termes d'outils, de camions, de points de distribution. Et ils visent vraiment les grandes surfaces sur lesquelles on était. 

Dans un premier temps, L'Ilot a pu être protégé par des accords qu'on avait avec les magasins et, vaille que vaille, ça tenait. Delhaize, par exemple, avait un programme zero waste où ils avaient passé un accord avec toutes sortes d'assos pour la récupération d'invendus alimentaires, donc notre secteur pouvait toujours bénéficier de denrées [malgré la nouvelle concurrence]. Mais ces derniers mois, y’a eu un coup d'accélérateur dans la franchisation des magasins Delhaize – en plus de celles des magasins Carrefour et Intermarché qui avaient précédé. À partir de là, chaque gestionnaire peut commencer à négocier ses trucs et l'offre que propose Happy Hours Market est forcément plus intéressante pour les magasins parce que ça valorise financièrement leurs invendus alimentaires. Face à ces gérant·es de franchises qui sont soumis·es à des contraintes financières extrêmement difficiles, on ne trouve plus notre place et c'est logique de les voir aller vers ce type d'acteurs. 

Vous avez perdu beaucoup d'accords ?
Nous on dépend surtout de trois grandes surfaces Colruyt et, pour le moment, ces accords tiennent. Mais au sein de LOCO, pour certains acteurs c'est la catastrophe. Par exemple, le Centre de Distribution Alimentaire Gratuite (CDAG) qui est financé par le CPAS d’Uccle avait des accords avec neuf magasins Delhaize, et ils en ont déjà perdu six – les trois derniers risquent de tomber d'un jour à l'autre. En plus, le CDAG c'est un gros acteur ; pour les plus petits c'est encore plus un problème. Dans tous les cas, le nombre de personnes précarisées qui viennent chercher nos colis alimentaires est toujours aussi important, voire de plus en plus important, mais on n’a plus autant à leur donner.

Ça peut tomber d’un jour à l’autre pour vous aussi ?
Les trois magasins Colruyt dont dépendent L’Ilot ne sont pas encore entrés dans la logique Happy Hours Market. On est pour le moment protégé. Mais en Flandre, la chaîne Colruyt commence déjà à passer des accords donc ça nous pend au nez… Et quand on sait que 90 000 personnes à Bruxelles vivent de l'aide alimentaire [selon la Fédération des services sociaux, NDLR], ça nous fait peur. 

Quel son de cloche du côté des startups ? Certaines ont dit avoir mis en place un système de dons pour vous soutenir ou encourager les magasins à poursuivre des démarches d’aides aux assos. 
L'un des premiers contacts qu'on a eu avec To Good To Go c'était en 2018 et, au début, on n’était pas du tout dans l'opposition. On a essayé de mettre des balises communes, comme pour dire qu’il y avait de la place pour tout le monde [des accords à l'amiable, sans trace écrite, NDLR]. Le fait de ne pas venir démarcher des supermarchés avec qui on a déjà des accords est un exemple. L'un des arguments de Happy Hours Market c'est de dire qu'il y a du gaspillage alimentaire malgré notre action, donc pour eux on n’est pas concurrents. Mais en réalité, ils sont rapidement devenus des vrais prédateurs sur les mêmes biens que nous – des denrées dont on peut bénéficier, loin de la date de péremption. Maintenant, Happy Hours Market n'est plus dans le projet d'éviter du gaspillage mais dans celui de trouver les biens les plus exploitables et rentables. 

Ils communiquent aussi l’argument de la redistribution aux assos, le fait qu’ils jouent un rôle de plateforme logistique. Ils disent aller chercher dans les magasins, revendre une partie et redistribuer le reste aux assos qui n'ont pas les moyens de faire cette collecte. Mais dans les faits, plusieurs organisations au sein de LOCO ont été partenaires avec Happy Hours Market et bénéficiaires des dons mais se sont ensuite retirées de ce partenariat parce que ce qu'elles recevaient était de trop mauvaise qualité. Y’a pas de réelle volonté d'aider les assos, c'est juste une manière de se décharger des déchets. La gestion des poubelles dans le secteur est extrêmement coûteuse. À cause de ça, le coût de déchets avait doublé dans certaines assos, presque triplé, alors que leur volume de colis distribués avait à peine augmenté – vu qu'elles recevaient des produits périmés. 

Est-ce que le succès de ces startups – potentiellement auprès de personnes précaires – permettent d’amortir la demande chez vous sur le long terme ?
En théorie, on pourrait se dire ça. Mais y’a quelques éléments qui laissent penser que leur public n'est pas un public précaire spécifiquement. Quand on regarde la localisation des boutiques Happy Hours Market, elles sont principalement situées dans les communes plus riches : Etterbeek ou Ixelles, notamment. C'est pas Molenbeek et Saint-Josse qui captent leurs boutiques. On voit que ça correspond à une catégorie sociale qui n’est pas précaire. Et puis, y’a l'élément de la fracture numérique : les plus pauvres ont un moins bon accès à la compréhension du numérique. Or, leur modèle repose exclusivement sur des achats via une application web. Et ils communiquent principalement sur le côté écologique de leur activité. À partir de là, on sait exactement quel public ils visent : plutôt des classes moyennes sensibilisées aux enjeux environnementaux. Le seul public qui peut être dans des difficultés d'accès à de la nourriture tout en ayant l'éducation numérique, c'est les étudiant·es. Effectivement, certain·es sont dans la dèche. 

Face à une précarité qui a beaucoup augmenté à Bruxelles, comment on gère le contact avec les gens ?
La difficulté des associations qui font de la distribution dans ce contexte c'est de répondre à une demande qui vient avec beaucoup de frustrations, de colère et de violence parfois. La majorité des bénévoles sont des personnes plus âgées qui sont confrontées à des gens qui deviennent parfois agressifs. Y’a des burn-out dus à ces tensions. Les impacts en cascade sur le terrain se voient aussi.

Tu parles d’une violence qui répond directement aux violences – ou à la non-action – institutionnelles ?
Totalement, et ça touche plein de secteurs différents. Le chômage, par exemple : c'est tellement difficile de l'avoir, avoir juste un contact téléphonique ou quelqu'un en face de soi à un guichet pour répondre à son dossier que les gens deviennent fous. Ils n'ont pas les moyens de vivre sur leurs réserves, parce qu'ils n’en ont pas. Les employé·es de la CSC des guichets chômage disaient qu'ils ferment parfois parce qu'ils savent plus capter toute la violence des gens qui font la file et pètent des câbles. Ce sont ces gens qui font la file pour avoir des colis alimentaires mais qui repartent les mains vides. Le sentiment des travailleur·ses sociaux c’est qu’il y a une réelle violence institutionnelle à l'égard des personnes précaires depuis quelques années. 

En dehors de nos frontières, vous savez comment ça se passe ? 
La France est une des pionnières en Europe de l'encadrement légal dans ce secteur. Elle a un cadre légal qui oblige les magasins avec une surface de 400 m2 à donner leurs invendus aux assos [conformément à la Loi Garot, adoptée en 2016, NDLR]. Et grâce à cette loi, les acteurs s'organisent pour respecter ce cadre légal. Toujours en France, y’a Phenix qui, en théorie, ressemble à Happy Hours Market mais en pratique ils s'associent vraiment avec des initiatives et partagent leurs récoltes en amont de leurs ventes. 

Et de notre côté, imposer un cadre légal serait illusoire ?
On a déjà amorcé des conversations avec le monde politique pour leur expliquer ce problème de concurrence. Y'aura-t-il moyen de sanctuariser quelque part les invendus alimentaires pour dire que les personnes qui les donnent aux plus nécessiteux·ses sont prioritaires ? Le cabinet Maron, pour la Région bruxelloise, vient de faire passer une législation pour obliger les grandes surfaces de plus de 1 000 m2 à donner leurs invendus à une initiative. C'est bien que ça avance, mais on dédie quand même de plus en plus d'argent à construire une alternative politique par nous-mêmes, faire passer des messages dans les médias, à pousser pour un changement de société plus global. La situation sociale à Bruxelles ne fait que s'aggraver.

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Nourrir les luttes sociales

7 février 2024 à 04:30

Au sein d’un fournil improvisé dans la cuisine du bar, Yann* façonne les morceaux de pâte à pain taillés par Marion, et qu’Andrea* avait préalablement mis à reposer. Les trente morceaux découpés rempliront autant de moules rectangulaires en tôle huilés. « Inutile de  grigner la pâte [entailler pour faciliter la cuisson, NDLR] », lance Yann, désormais attelé à surveiller la température du four, alimenté par du bois de récupération. Installé dans la cour du Channel à Calais, un lieu artistique – entre théâtre, libraire, restaurant – situé dans les anciens abattoirs de la ville, le four mettra plus de trois heures à atteindre les 240°C espérés. 

Ce mardi de janvier, la petite équipe produira 60 kilos de pain. La fournée sera récupérée par le Secours catholique et distribuée le lendemain aux migrant·es de Calais. « On s’est engagé·es à leur fournir du pain trois fois par semaine. En échange, l’association finance une partie du projet », développe Yann, à l’origine de cette initiative solidaire à Calais. Ce trentenaire qui porte une petite queue de cheval fait partie de l’Internationale boulangère mobilisée (IBM), un collectif informel de boulanger·es militant·es créé en février 2018, au lendemain de l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement français – les créateurs de l’initiative avaient pris part à la ZAD. Le but ? Constituer un réseau de boulanger·es mobiles pour coordonner des actions de solidarité. Depuis, au gré des envies de chacun·e, ses membres rejoignent des mobilisations sociales pour lesquelles ils produisent du pain, aidé·es par les fours mobiles de certain·es, construits selon les plans de l’Atelier Paysan, une coopérative d’auto-construction.

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Dans le fournil calaisien, Andrea, Yann et Marion travaillent la pâte grâce aux dons des membres du réseau : ​​farine, ustensiles, moules, etc. Le trio le fera pendant quelques semaines avant de passer le relai à d’autres. Le premier, « militant à plein temps », est un membre rennais, co-fondateur du réseau IBM, et possède son propre four mobile, Pâte à Tract. Le deuxième est un ingénieur de formation qui vit désormais au RSA, comme Andrea. Désormais « nomade », une première carrière étudiante et professionnelle l’avait conduit à travailler à La Défense en costard-cravate. « J’ai arrêté de croire qu’il était possible de changer les choses de l’intérieur », explique-t-il. Enfin, l’Iséroise Marion, 21 ans, à la différence des deux autres, souhaite passer son CAP Boulanger « en candidat libre » après plusieurs stages dans le secteur. D’ailleurs, chaque année, le réseau organise des formations autogérées pour celles et ceux qui, comme elle, souhaitent obtenir un diplôme officiel, obligatoire pour lancer sa structure. 

Tous les trois diffusent un savoir-faire artisanal et politique. Car si cet aliment du quotidien attire la sympathie des Français·es, ses conditions de production restent largement méconnues. Pourtant, au sein même de boulangeries dites « artisanales », elles échappent rarement à une logique industrielle basée sur l’achat de machines coûteuses remboursées au prix d’une course à la rentabilité. À Calais, seuls les bras travaillent le levain. Ce mélange de farine et d’eau qui a fermenté permet de s’affranchir de la levure pour faire lever la pâte. Plus digeste, il permet de produire un pain plus nourrissant qui se conserve mieux. 

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La production plaît beaucoup aux spectateurs et spectatrices du Channel à qui l’initiative propose, un jour dans la semaine, une vente à prix libre – en moyenne, un pain comme le leur se vend 6 euros le kilo. En revanche, lors des distributions dans les camps de migrant·es, leurs fournées n’ont pas toujours été choisies. « Les exilé·es n’aiment pas notre pain, reconnaissent Andrea et Yann. Au départ, les bénévoles du Secours catholique nous le cachaient pour ne pas nous vexer. »

Les deux hommes se souviennent en rigolant de la phrase d’un réfugié afghan, repoussé par l’aspect compact de leur production : « Avec votre pain, on construit des maisons chez nous. » Leur recette subit aussi la concurrence des baguettes, récupérées dans les supermarchés environnants et distribuées par les nombreuses associations de solidarité. Alors les boulanger·es se sont adapté·es, avec succès, en créant une sorte de pain de mie brioché avec du sucre, de l’huile et du lait, désormais consommée. 

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Au fil de leurs fournées et de leurs rencontres, l’équipe a tenté de partager son savoir-faire avec les réfugié·es, mais seulement deux d’entre eux sont venus au fournil depuis début janvier. « Ça marche plus ou moins bien car leur objectif est de traverser la Manche avant tout. C’est difficile de nouer des relations privilégiées », regrette Yann. Bénévole pour l’association Utopia 56 à Calais pendant quelques mois, il souhaitait monter un programme d’entraide qui ne répète pas les rapports « professionnels » entre les bénévoles et les exilé·es. « Le but de l’initiative est de produire du pain, certes, mais aussi de s’intéresser à ce qu’il se passe à la frontière », rappelle le militant, qui assiste parfois aux audiences publiques du Centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles, à quelques kilomètres de là.

Étalée de novembre à février, la présence de l’IBM à Calais est l’une des actions les plus importantes du mouvement, avec celle qui avait été menée lors du week-end de manifestations contre la méga-bassine de Sainte-Soline en mars dernier : une tonne de pain et 25 000 parts de gâteaux avaient été produits.

Le 10 février 2024, l’IBM organise sa réunion annuelle à Paris, au Shakirail

*Les prénoms ont été modifiés pour protéger leur identité.

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Faudrait-il renommer les partis politiques belges ?

1 février 2024 à 06:00

À l’étranger ou au sein du pays, la complexité du champ politique en Belgique étonne souvent – quand il n’en n’écarte pas les gens tant ils sont perdus entre les trois régions, les différents niveaux de pouvoirs et les structures étatiques morcelées. Entre autres. 

Face à ce large tableau confus, les partis sont nos premières prises quand il s’agit de scène politique. Ils en sont évidemment la personnification. À l’échelle locale, ce sont eux qui sont présents lors de certaines manifestations, ce sont eux pour qui on doit voter sous peine d’amende et ce sont derrière leurs bannières que les politiques prennent la parole concernant les sujets qui nous touchent. 

Ce sont aussi eux dont les noms me font parfois sourciller, tant leur appellation me semble parfois éloignée de leur vision – ou en tous cas pas très cohérente avec l’image que j’en ai, certes subjective. Le temps que je philosophe sur la question, un parti aura sans doute même changé de nom. Alors, avant que mes interrogations ne se perdent dans le trou sans fond de mon cerveau, j’ai préféré contacter un spécialiste de la question.

Contrairement à moi, Thomas Legein est le genre de personne dont l’encéphale contient une connaissance accrue de la politique belge, ce qui lui permet de saisir un grand nombre de faits et d’enjeux liés à ce sujet. En tant que chercheur au Département de science politique à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), son activité quotidienne consiste à étudier l’organisation des partis politiques belges et leurs transformations. 

On lui a demandé ce qu’évoque chez lui la question des noms de partis.

VICE : Y’a des aspects précis sur lesquels tu portes une attention particulière ?
Thomas Legein :
J’étudie les questions de démocratie au sens large mais je me spécialise surtout dans l’étude des partis politiques et, en particulier, des stratégies qu’ils mettent en place pour atteindre leurs objectifs ou pour s’adapter à un contexte qui leur est finalement de plus en plus hostile. Quand décident-ils de changer de président·e ? Pourquoi les partis choisissent-ils de se repositionner idéologiquement ? Quel serait l’intérêt pour eux d’inclure plus sérieusement les citoyen·nes dans leur prise de décisions internes et qu’est ce qui pourrait motiver ça ? Ce sont toutes des questions que je me pose et que j’essaie de mettre en lien avec le contexte dans lequel ils se trouvent. Les défaites électorales, les scandales ou encore le fait d’être renvoyé dans l’opposition après des années au pouvoir sont généralement des défis importants qui poussent les partis à répondre et à s’adapter à leur nouvelle réalité. Et c’est justement leur réponse qui m’intéresse.

Ce que fait Georges-Louis Bouchez au MR ou les enjeux auxquels font aujourd’hui face l’OpenVLD ou le CD&V en Belgique sont par exemple tout à fait intéressants pour moi. Mais on peut voir plus large. Ce qu’il se passe avec la NUPES et les partis qui les composent en France rentre aussi dans ce que j’étudie, et je parle même pas du bordel au sein du Parti Conservateur britannique, qui est une véritable mine d’or à étudier.

Il se passe quoi avec l’OpenVLD ou le CD&V au juste ?
On a là deux partis traditionnels en danger de mort, clairement. L’OpenVLD aurait dû à mon sens débuter une réflexion interne dès le lendemain des élections de 2019 pour éviter de tomber si bas dans les sondages. Malheureusement pour eux, Alexandre De Croo est devenu Premier ministre et le parti est donc totalement dédié à l’exercice du pouvoir. Ça a aussi créé un vide de leadership à la tête du parti, avec une succession de présidents moins connus censés tenir le fort le temps du mandat de De Croo. Le parti est donc incapable de procéder à une refonte nécessaire, à l’image du cdH par exemple, qui a choisi (ou a été forcé dans) l’opposition pour se concentrer sur sa transformation. Les cas Gwendolyn Rutten ou Els Ampe montrent les tensions internes qui existent à quelques mois des élections.

Le CD&V a déjà une réflexion un peu plus aboutie à ce propos. On a vu deux présidents de partis successifs, Joachim Coens et Sammy Mahdi, annoncer et procéder à des modifications de l’organisation interne du parti tout en réaffirmant leur attachement à certaines valeurs fondamentales des chrétiens-démocrates. Sammy Mahdi a également durci le ton en faisant prendre au CD&V un cap bien à droite, notamment sur des thématiques comme l’immigration. Les sondages sont désastreux pour l’ancien parti tout puissant. Les lignes bougent en conséquence, quitte à adopter les effets d’annonce à la N-VA ou Vlaams Belang.

Est-ce que le nom des partis politiques a déjà été un objet de réflexion pour toi ? 
Le nom d’un parti politique c’est hyper important, parce que c’est une sorte de mnémotechnique mais aussi de raccourci pour les électeur·ices – surtout quand il est assorti à une couleur. Un peu à l’image d’une métaphore. Quand on te parle du Parti socialiste, qui a un logo rouge, ça t’évoque directement – même inconsciemment – une série de symboles, de visages, d’idées, de valeurs voire de slogans que tu jugeras positivement ou négativement selon ton bord politique. C’est le premier marqueur idéologique que les gens rencontrent lorsqu’ils ont à faire avec un parti. Pour certains partis extrémistes et/ou populistes, ça peut par exemple être du coup très utile d’utiliser ça pour brouiller les pistes en adoptant des noms vagues comme Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), qui pourrait être le nom d’un parti libéral classique, Vox, en Espagne, qui évoque à la fois l’idée transversale de « Voix » et à la fois rien de particulier, ou encore le parti polonais Droit et Justice qui mobilise deux thèmes majeurs des partis conservateurs classiques. On étudie au final très peu l’utilisation des noms par les partis politiques alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu politique en soi.

J’ai récemment commencé un petit projet annexe avec un collègue, Arthur Borriello [de l’UNAmur], sur l’évolution des noms des partis politiques à travers le temps : est-ce qu’ils sont tous de plus en plus creux ou est-ce que c’est juste une impression ? La République en Marche en France, Juiste Antwoord 21 (« Juste réponse 21 ») aux Pays-Bas ou Azione (Action) en Italie : y’a de quoi s’interroger.

Et quelles grosses différences tu fais avec les noms plus anciens ? 
Dans les faits, c’est pour l’instant compliqué de dessiner de grandes tendances. L’idée de départ du projet nous est clairement venu du nouveau nom des Engagé.e.s [ex-cdH], mais aussi de certains éléments de langage ou de la communication de certaines personnalités politiques comme Emmanuel Macron. Où sont encore les marqueurs idéologiques et comment ils se traduisent dans le nom des partis modernes ? Il faut par contre noter que ça ne concerne pour l’instant pas une majorité de partis mais plutôt, souvent, de très vieux partis en grande difficulté ou de nouveaux acteurs fraîchement débarqués sur la scène politique.

C’est peut-être une idée reçue, et on espère pouvoir l’infirmer ou le confirmer, mais on a quand même l’impression que les anciens noms de parti se fixaient plus explicitement sur une valeur ou un concept clé du projet défendu. Aujourd’hui, brouiller les pistes paraît avoir la cote, de préférence en induisant l’idée de mouvement ou de pro-activité, comme si la considération principale des partis concernés était de montrer qu’ils s’opposent à l’immobilisme politique, dont ils seraient pourtant la cause si on suit leur logique.

Y'a un lien entre défaite électorale et nouvelle appellation ?
On a effectivement vite tendance à faire le lien entre une défaite électorale et changement de nom de parti. C’est rare de voir un parti politique qui gagne soudainement changer de nom, et c’est en même temps normal. Changer d’étiquette c’est prendre le risque de perdre l’attention d’une partie de l’électorat qui a bien le nom à l’esprit. Et puis si le parti gagne, ce nom est associé au succès. Changer de nom après une défaite, au contraire, c’est se distancier de cet épisode douleureux en envoyant un message de modernisation du parti sur la forme ou le contenu.

Mais un changement de nom peut survenir dans d’autres contextes. Dans le cas des Engagé.e.s par exemple, changer de nom était moins une question de réagir aux défaites électorales de 2018 et 2019 que de sortir de l’état de coma artificiel dans lequel le parti était depuis pas mal de temps. Les défaites étaient juste des cerises sur le gâteau. Aujourd’hui, le MR envisage très sérieusement de changer de nom. Pourtant, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs électoraux aux dernières élections, on ne peut pas dire que le parti ait subi un véritable revers électoral au point de devoir renouveler son image auprès de l’opinion publique. Il s’agira-là, sauf surprise, de communiquer à l’électorat un nouveau positionnement politique ou de réaffirmer une valeur centrale défendue par le parti. Et ce projet fait plus suite à l’arrivée de Bouchez à la tête du parti qu’à un véritable défi politique posé aux libéraux. Et puis un changement de nom ne veut pas obligatoirement dire changer du tout au tout. En 2001, le Socialistische Partij (SP) belge est devenu le Socialistische Partij Anders (sp.a). La différence est minime mais le message est clair : montrer son ouverture à la société civile tout en marquant l’acceptation du principe d’économie de marché. Simple et efficace.

À propos du MR, tu disais dans un entretien sur la Revue Politique, qu’il était aujourd’hui plus conservateur que libéral, et que Bouchez incarne bien ce conservatisme – par sa méthode de communication notamment. J’ai aucune idée du terme autour duquel leur nouveau nom va s’articuler, mais j'imagine qu’il n’y a aucune chance pour qu’une référence au terme « conservateur » s’y retrouve, à la façon du parti de droite anglais… Est-ce que c’est une question culturelle ou l’enjeu se situe ailleurs ?
C’est évidemment impossible d’anticiper ce pour quoi le MR va opter… s’il change finalement de nom. Simplement évoquer la possibilité de changer peut aussi faire partie d’une stratégie de l’ambiguïté. Dans tous les cas, ce serait une faute politique de le changer si proche de la double échéance électorale qui nous attend en 2024.

Le MR n’a aucun intérêt à adopter une étiquette « conservateur » dans son espace politique même si on est pas à l’abri d’une surprise. Aucune force de droite ne lui pose véritablement de défi pour l’instant. Le parti a donc tout le loisir d’entretenir le flou tant qu’il s’assure que Les Engagé.e.s, maintenant plutôt situé au centre-droit de l’échiquier, ne vienne pas chasser sur ses plates-bandes. Au contraire, ça ne m’étonnerait pas justement que Bouchez – s’il est toujours président après les élections – cherche à remettre le terme de « libéralisme » en avant. De son point de vue, ses prédécesseurs ont volontairement abandonné le gimmick de « fier d’être libéral », à son plus grand regret. Quand je te parlais de la stratégie d’ambiguïté, on est ici face à un cas-type.

Tu penses qu’il devrait exister un cadre légal en ce qui concerne les noms ? 
Je pense pas qu’il faille encadrer légalement le choix des noms de partis. En Belgique, d’une manière ou d’une autre, la loi prévoit déjà l’interdiction de l’utilisation de noms explicitement offensants ou qui peuvent heurter. Après, tu rentres plus largement ici dans un débat plus philosophique sur la démocratie et les libertés politiques. Qu’il s’agisse du nom des partis, de leur financement ou de leur communication, à quel point l’État devrait se mêler de la manière avec laquelle les personnes engagées politiquement s’organisent et cherchent à faire prévaloir leur projet de société ? Puisque c’est ça, au final, un parti politique. Il n’y a pas de bonne réponse, tout le monde doit se faire une opinion là-dessus.

OK, mais parfois le nom ne reflète d’aucune manière le projet de société d’un parti – comme c’est le cas avec certains noms qu’on pourrait considérer comme trompeurs ou creux au mieux, comme tu le disais. Y’a quand même quelque chose d'un peu manipulatoire et malhonnête non ? 
Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que le nom d’un parti politique est un enjeu politique en soi. Ils sont vraiment libres de choisir le nom qu’ils veulent et font passer des messages grâce à celui-ci. On est donc ici, t’as raison, dans la base même de la communication politique et, à ce jeu, certains partis sont moins scrupuleux dans leur stratégie d’entretenir le flou. 

On a récemment fait l’exercice avec une collègue d’identifier tous les partis libéraux à travers le monde uniquement sur base de leur nom. Et c’était un véritable casse-tête. Premièrement, certains se nomment explicitement libéraux mais sont en fait carrément conservateurs comme le Parti Libéral-démocratique japonais. Deuxièmement, beaucoup de ces partis n’utilisent pas le terme « libéral », et préfèrent ceux de « réforme », « liberté » ou « démocratie », comme le Parti démocratique luxembourgeois ou le Parti de la réforme estonien par exemple. Mais plus important encore, troisièmement, ça dépend évidemment du contexte. En Afrique du Nord ou en Asie, quasi aucun parti libéral n’utilise ce terme, au profit, justement, de ces idées de liberté et de démocratie. Aussi parce que le terme « libéralisme » peut être négativement connoté, comme aux États-Unis où il est utilisé par certains pour définir les gens « d’une certaine gauche ».

Là où je veux en venir, c’est qu’on pourrait décider de forcer les partis à utiliser des noms en lien avec ce qu’on considère être leur projet politique. Mais qui peut décider de la liste des mots qu’ils pourraient lier à leur conception de la société si ce n’est eux-mêmes ? 

D’ailleurs, c’est quoi être « libéral » au juste ? C’est devenu très confus et galvaudé comme terme non ?
Comme le nom d’un parti peut l’être, l’étiquette « libérale » est parfois mal utilisée, utilisée à tort et à travers ou utilisée pour des raisons stratégiques. La difficulté c’est que l’espace politique n’est pas divisé en deux pôles « Gauche – Droite » mais en quatre dimensions. Je vais pas rentrer dans les détails conceptuels ici, mais tu peux par exemple être « de gauche » (ou « progressiste ») sur des questions culturelles/de société, comme sur la question du droit à l’avortement, mais de droite sur des thématiques économiques comme le montant des taxes sur le travail. Ce qui différencie les libéraux de droite des conservateurs de droite aujourd’hui concerne principalement les questions sociétales alors que les deux défendent assez solidement les principes fondamentaux du capitalisme économique et son développement. L’enjeu de garder une appellation « libérale » pour un parti de droite est de paraître – qu’il le soit réellement ou non – progressif sur les enjeux contemporains. Le défi, c’est de montrer qu’on défend les libertés individuelles.

À ce jeu-là, tu peux par exemple très facilement différencier les discours de l’OpenVLD et de la N-VA en Flandre, cette dernière s’assumant assez comme force conservatrice. Et c’est là tout le confort du MR : le parti n’a pas de compétiteur de droite dans son espace politique actuel, alors il n’a pas besoin de choisir un camp ou l’autre, de marquer clairement la dimension du spectre politique dans laquelle il se trouve par rapport aux enjeux contemporains. Donc je pense qu’il a tout intérêt à garder une image, même si elle n’est plus fondée, de parti « libéral » même si le discours de Georges-Louis Bouchez, dans son contenu, positionne le parti comme force conservatrice.

On a parlé du MR, mais quid du PS ? On peut toujours le considérer comme socialiste ?
Le Parti socialiste n’est pas obligé de s’appeler parti socialiste, qu’il défende un programme de gauche ou non. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme historique, comme pensée par Proudhon, Marx ou Engels par exemple, je dirais que non, le parti socialiste n’est plus socialiste. Si l’on comprend le socialisme dans sa forme moderne, c’est-à-dire telle que défendu par les partis socio-démocrates européens alors oui, le parti socialiste belge est un parti socialiste tout à fait classique. D’ailleurs, il est forcé de garder un message ancré à gauche pour éviter que le PTB ne prenne le lead sur des thématiques fondamentales du socialisme comme le travail ou la sécurité sociale. La différence aujourd’hui, pour caricaturer, est que les partis socio-démocrates – ou « de centre-gauche » – ont accepté la logique de marché et se limitent à chercher à en limiter les dégâts alors qu’auparavant les partis socialistes défendaient une logique politique et économique alternative au projet capitaliste.

Je ne pense pas que le parti ait intérêt à changer de nom à court terme puisqu’il reste pour l’instant la force dominante en Wallonie et à Bruxelles. Même au niveau européen on observe le parti socialiste belge comme symbole de la résilience de la sociale-démocratie là où de nombreux partis de gauche classique européens se sont effondrés. Une aura, positive pour certain·es, négative pour d’autres, subsiste autour de ce nom historique.

Justement, le PTB est vraiment un « Parti du travail de Belgique » selon toi ? Sans oublier Écolo, Les Engagés ou DéFi. Y’en a dont le nom te fait tiquer ?
Rien à redire sur le PTB ou Écolo. Leur nom est en adéquation avec leur projet politique et sont sans ambiguïté. Je suis plus partagé sur DéFi. Les initiales n’évoquent pas grand-chose et le parti n’a pas une aura assez large pour que l’opinion publique connaisse véritablement le nom complet derrière : Démocrate Fédéraliste Indépendant. 

Par contre, je trouve que le choix du nom Les Engagé.e.s est très drôle. Surtout en sachant que le parti a dépensé une petite fortune pour que des consultants en com’ brainstorment et arrivent avec cet ovni. C’est pour moi tout ce qu’il ne faut pas faire. Qui en politique n’est pas engagé·e ? Quelle(s) valeur(s) cardinale(s) guide(ent) le parti ? Quel est le projet derrière tout ça ? Ça sonne creux et ça n’évoque rien. En comparaison, le choix récent du sp.a de s’appeler Vooruit (« En avant ») est intéressant. Le nom est en lui-même tout aussi creux mais il résonne au moins avec une tendance plus large qu’on observe de plus en plus et, de manière intéressante, surtout chez les partis libéraux européens : une volonté de faire avancer les choses, d’inspirer un mouvement, de se bouger. Pour autant, l’aspect « valeurs politiques » est également absent et c’est pour moi une mauvaise stratégie. Est-ce que c’est une tendance qu’on verra chez de plus en plus de partis à l’avenir ? Je le pense, malheureusement.

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Grève de la faim : le récit d’Omar, jour par jour

Dans notre récent article sur les rassemblements qui se tiennent tous les soirs à Bruxelles en soutien au peuple palestinien, on notait l’absence d’Omar Karem. Ça fait quelques semaines maintenant qu’il ne vient plus – ou peu. 

Depuis le 31 décembre 2023, le journaliste palestinien a entamé une grève de la faim stricte sur le site de l’ULB. Il ne boit que de l’eau, avec du sel – ni bouffe ni vitamines ni aide médicale, juste le strict minimum pour ne pas mourir. Il dit vouloir n’y mettre un terme que lorsque des mesures claires à l’encontre d’Israël seront adoptées. L’arrêt du génocide en Palestine par un cessez-de-feu permanent, l’arrêt du transit de matériel militaire par la Belgique, l’accès à l’aide humanitaire et médicale à Gaza ou encore le recours à la Cour Pénale Internationale afin d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens pour « crimes de guerre » figurent parmi ses revendications. 

De manière générale, c’est l’absence de réactions politiques qui a plongé Omar dans cette initiative. Né à Gaza en 1983, il n’a jamais vu sa Palestine libre. C’est dans le champ du journalisme qu’il s’est d’abord battu pour la cause de son peuple – notamment depuis Bruxelles, où il a obtenu le droit d'asile – mais les limites de l’activisme écrit étant ce qu’elles sont, cette grève de la faim est son ultime recours pour porter plus loin la voix des siens. « Voir sur un écran des morts à des milliers de kilomètres ne provoque peut-être pas de réactions, mais qu’en sera-t-il si vous voyez un homme dépérir et mourir devant vos yeux, chez vous ? »  

Quelques médias ont relayé son action et certaines plateformes comme Humanity for Palestine et Palestinian Refugees for Dignity relaient régulièrement les dernières nouvelles. Mais il y a quelques jours, Omar nous a lui-même envoyé un message pour qu’on en parle aussi. On lui a proposé de tenir un journal pour donner un aperçu de ce en quoi consiste sa grève de la faim. 

Le contenu de cet article se base sur les discussions quotidiennes entre Omar et l’auteur, ainsi que sur des notes complémentaires apportées par Stephanie Collingwoode Williams, membre du groupe de soutien à Omar. 


Jeudi 18 janvier

Je n'arrive pas à dormir. Mon cerveau rumine, je me dis que ce monde est détraqué. C’est impossible de continuer à vivre normalement pendant que des millions de Palestinien·nes sont condamné·es à la mort et au silence. Tous les jours sont rythmés par une violence inimaginable. Quelle cruauté n’a pas encore été commise ? Et on se dit « bonne année », mais de quoi est-ce qu’on peut encore se réjouir ?

Le déchaînement militaire est intense : les bombes sur les hôpitaux, sur le bureau d’une agence de l’ONU, sur une église, les bombardements à Noël, au Nouvel An… Et encore, ce ne sont que des monuments. Parce qu’ils détruisent aussi tout ce qui reste de notre culture ; ils effacent notre mémoire, nos traditions, nos oliviers centenaires… C’est un effacement culturel. Et ils publient des photos de belles maisons au bord de la plage qu’ils vont construire, tout ça sans parler des vies ôtées, tant de vies ôtées.

Tout est soumis à la brutalité, au massacre, au génocide : le phosphore blanc, l’arrêt forcé des soins intensifs néonataux, les gens laissés là sans nourriture pendant que des camions chargés de dons alimentaires sont bloqués, internet coupé pour que le monde ne puisse pas voir les atrocités qu’ils commettent, les sources d’eau bétonnées, les enfants emprisonnées sans procès pour avoir jeté des pierres sur leurs chars, la torture dans leurs geôles… Ils font des vidéos dans lesquelles ils rient de notre douleur et ils laissent les civil·es suffoquer sous les décombres pendant qu’on essaie de les sauver en déblayant avec des tongs. Y’a pas un instant de répit.

La vie palestinienne, c’est devenu l’horreur au réel, et pourtant je vois encore des gens comme moi jouer avec leurs enfants pour les faire oublier, pour les faire sourire. On survit.

Vendredi 19 janvier 

Très tôt le matin, je suis allé à Louise, où se tenait un procès. Des familles originaires de Gaza ont attaqué l'État belge, et leurs avocat·es font pression pour arrêter la guerre, ouvrir les frontières à l'aide humanitaire et assurer la sécurité des civil·es. Je n’ai pas pu rester longtemps, je suis juste allé leur montrer mon soutien en personne.

Je me suis précipité du tribunal à mon local de l'ULB, où je devais faire une interview avec une personne à Londres, toujours dans la matinée. J’ai marché dans la neige, en poussant mon corps au-delà de ses limites. Ça fait 20 jours que j’ai commencé la grève de la faim, mon corps s’affaiblit, je dois parfois m’arrêter pour respirer et laisser la douleur s’atténuer. Mais mon corps est devenu mon outil de résistance et rien n'est plus important que de ça : rester focus sur la Palestine. 

L’interview s’est bien passée. On a fait une vidéo où j'expliquais encore la même chose – j'explique toujours la même chose, avec des mots différents. Je veux que les gens comprennent. 

Mon amie est venue chercher le lapin qu’elle m’avait prêté – le « lapin pour la Palestine » – qui m’a tenu compagnie pendant les premiers jours de mon occupation à l’ULB. C'était sympa d'avoir un animal avec moi. L'université veut me mettre dehors, et je dois me battre contre eux. Ils disent que c'est « à cause des examens » mais je suis loin [des bâtiments principaux du campus] et je ne dérange personne. J'ai demandé à des gens de venir me soutenir. On verra, on en reparlera la semaine prochaine.

Les collectifs [Zone neutre et Getting the voice out, NDLR] qui organisent une manif à Arts-Loi contre les violences en centre fermé m'ont invité à les rejoindre cet après-midi. En même temps, il y a aussi eu un événement au MedexMusem à Ixelles, où se tient une petite expo sur la cause palestinienne, avec de la nourriture palestinienne et une récolte de fonds pour envoyer de l’argent aux associations Gaza Sunbirds et Connecting humanity. J’essaierai d’y aller demain.

À 18 heures, j’ai rejoint le rassemblement quotidien dans le centre. Ils ont imprimé mon action sur des tracts et l’ont distribué aux gens. Souvent, une jeune femme prend le micro et parle à ma place pour expliquer en français en quoi consiste mon action. Le caddy propose toujours du thé et du café pour les manifestant·es. Je ne me suis pas éternisé, il faisait trop froid pour que je reste dehors trop longtemps. Prendre le bus et parcourir de longues distances devient assez difficile. Sans nourriture, mon corps ne peut plus aussi bien lutter contre le froid et ça devient de plus en plus compliqué de rester debout pendant plusieurs minutes.

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Samedi 20 janvier

Un entretien en live sur Instagram était prévu dans l’après-midi avec Ahmed Eldin [journaliste et ex-correspondant pour VICE] et Samuel Crettenand. Samuel est un activiste suisse, lui aussi en grève de la faim.

À l’ULB, des militant·es qui me soutiennent continuent de m’apporter de l’eau et du sel. En attendant le live, j’ai continué mes activités de sensibilisation en ligne et j’ai lu, essentiellement des articles à propos d’autres situations, d’autres mouvements de lutte à travers le monde : Soudan, Congo, Afrique du Sud ou encore Cuba. Nos luttes sont toutes unies, on se bat toutes et tous contre le même pouvoir colonial. Tout le monde doit être libre.

Vers 17 heures, j’ai rejoint le live avec Ahmed et Samuel depuis le MedexMusem. Samuel est en grève de la faim depuis une quarantaine de jours. Pendant le live, il a annoncé qu’il arrêtait. Il était en direct de la marche pour la Palestine à Genève. 

Autour de moi, les gens se sentent coupables de manger mais je leur assure que ça ne me dérange pas. Après le live, le collectif Artists4Palestine m’a donné la parole. J’ai parlé de ma grève de la faim pour pointer une nouvelle fois l’attention sur le génocide en cours. La soirée entière était dédiée au soutien à la Palestine. Je n’avais pas vraiment d’énergie pour parler, mais c’était important de le faire.

Je suis revenu en tram à l’ULB, dans ma prison. Il n’y a que le téléphone qui me donne l’impression d’être vivant ; ça me permet de voir le soutien qu’on m’adresse sur les réseaux sociaux. Les vigiles de l’ULB à la porte de l’immeuble me rappellent que je suis comme enfermé. J’ai pris contact avec des médecins bénévoles – vu que des associations comme la Croix-Rouge ou Médecins Sans Frontières refusent de m’aider – pour prévoir un rendez-vous demain histoire de faire un contrôle. J’ai aussi accroché deux drapeaux palestiniens à ma fenêtre, et un parapluie avec notre symbole, la pastèque, comme ça les gens sauront où je me trouve.

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Dimanche 21 janvier

Les nuits sont difficiles. Je les passe toujours essentiellement sur mon téléphone.

Je sais que c’est encore tôt pour avoir des problèmes médicaux sérieux, mais j’ai fait un contrôle de routine, juste histoire de vérifier ma température, l’état du sang et du cœur. Le médecin a dit que tout était « OK ».

À la manifestation [une grande marche s’est tenue à Bruxelles ce jour-là, NDLR], j’ai senti à quel point mon état de fatigue était lourd mais ça m’a fait du bien de voir des gens. Malgré la météo, des milliers de personnes sont venues. Ça me rappelle les images des gens qui ont marché dans le monde entier et qui continueront à marcher jusqu'à ce que la Palestine soit libre. Comme l’a dit Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. » On les avait soutenu·es ; aujourd’hui les Sud-Africain·es nous soutiennent devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Ce seront toujours les peuples opprimés qui se battront pour les autres peuples opprimés.

Il faisait froid à la manif, je ne peux plus faire ce genre de choses trop longtemps. J'ai heureusement pu rester dans la voiture d’une connaissance pendant une grande partie de la marche. J'ai aussi trouvé quelques personnes qui me soutiennent et qui m'ont aidé à tenir ma banderole. Les manifestant·es s'arrêtaient pour la prendre en photo – mon message et mon appel à l'action étaient écrits dessus. Certaines personnes sont venues me remercier et me dire que ce que je fais est courageux. J'ai essayé de prendre la parole sur le podium, entre les discours et l'autopromotion politique – dont le PTB –, mais ils ne m’ont pas laissé faire. Certains partis comme le PTB ne veulent pas me laisser parler mais ils veulent quand même utiliser mon image – moi en tant que Palestinien – pour se promouvoir. Je suis vraiment déçu de la position des partis politiques, ça me rappelle aussi quand j'ai été expulsé de la Chambre lors de la journée de commémoration des génocides le 8 décembre. Ils ne m'ont pas non plus laissé parler de la Palestine et un parti de droite m’a pris mon micro et a appelé la police pour m'arrêter. Michel De Maegd [membre du MR et député fédéral, NDLR] s’en est non seulement pris à moi le jour même, mais il a aussi continué sur X, où il a menti en ajoutant des éléments qui ne se sont pas produits.

On m’a ramené à l'ULB après la manif. Je continue ma lutte et ma grève de la faim.

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Lundi 22 janvier

J’ai perdu quasiment 17 kilos en trois semaines. J’ai de moins en moins d’énergie. Mon sommeil est fragmenté en plusieurs siestes tout au long de la journée.

J'ai fait un live sur Tiktok – c'est une plateforme utile, les gens y trouvent de bonnes infos sur la Palestine. Par contre, Facebook et Instagram suppriment et censurent souvent les contenus pro-palestiniens.

Chaque jour, je parle avec d'autres personnes qui participent au mouvement international de grève de la faim, Hungerstrike4Gaza, pour voir comment elles vont. C’était sympa de parler avec des gens qui comprennent. On a discuté des prochaines étapes et on a aussi pris contact avec une Indonésienne qui a entamé une grève de la faim. C’était son premier jour ; on a voulu la soutenir, lui montrer qu’elle n’est pas seule.

J’ai quand même trouvé assez de force pour me rendre à l’ambassade de l’Afrique du Sud à Trône, pour les remercier symboliquement. On a apporté nos keffiehs et des broderies palestiniennes pour les offrir – cadeau de solidarité et signe de respect. Les portraits de Yasser Arafat et Nelson Mandela figuraient sur certaines pancartes. Notre interlocutrice de l’ambassade nous a dit qu’on ne faisait qu’un, qu’on était ensemble dans ce combat. On était heureux de brandir le drapeau sud-africain à côté du nôtre. C’était un moment de joie et de solidarité.

Mardi 23 janvier

Mentalement, c’est un petit OK. En tous cas pas suffisant pour faire face aux problèmes de l'administration universitaire et aux services de sécurité. Ma revendication politique n'est peut-être pas assez claire pour eux… 

Sanad [Latifa] vient de partir. Il est venu prendre des photos pour l’article. 

C’est aussi avec tristesse que j’ai vu sur les réseaux sociaux que des familles, et notamment des journalistes, essayaient de trouver des moyens de quitter Gaza à tout prix. Motaz [Azaiza] quitte Gaza – il avait reçu beaucoup de menaces de mort de l'armée israélienne. Bisan [Owda] reste sur place, tout comme Lama [Abujamous, une Palestinienne de 9 ans, la « plus jeune journaliste palestinienne », NDLR] et Mansour [Shouman, porté disparu. Il aurait été capturé par l'armée israélienne, mais l’information n'a pas été confirmée, NDLR]. Jamais autant de journalistes n’ont été tué·es en si peu de temps. 

Si vous ne mourez pas de vos blessures, vous mourrez de faim. Gaza connaît en ce moment la pire famine au monde [en termes de proportion et non de personnes touchées, NDLR], les gens ont commencé à manger de la nourriture animale. Et les animaux qui n’ont pas de nourriture commencent à manger des morceaux de cadavres dans la rue. C'est triste de voir ça et de ne pas pouvoir aider. Je vois ces images en direct tous les jours.

Mercredi 24 janvier

Je bois plus ou moins deux litres d’eau salée par jour.

Je suis resté quasiment toute la journée dans mon local. Dans l’après-midi, la députée européenne espagnole Ana Miranda est venue me rendre visite. Elle nous a proposé de nous aider à obtenir plus de visibilité médiatique pour notre cause. D’ailleurs, elle va m'aider [avec d'autres eurodéputé·es de son groupe Les Verts/ALE et du Groupe de la Gauche, NDLR] à prendre la parole au Parlement européen la semaine prochaine, le 30.

Concernant l’ULB et les gardes de sécurité, on est toujours en discussion pour voir si je peux encore rester ou pas. Chaque semaine, je négocie avec eux. Ils me refusent des visites, vérifient les cartes d’identité des personnes qui viennent… Certains d’entre eux me compliquent la vie.

J’essaie de me tenir prêt mentalement pour vendredi : la CIJ va rendre sa décision concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour dénoncer le génocide. J’aurais voulu aller à La Haye [où siège le CIJ] mais j'étais tellement fatigué que partir m’est impossible. Je suis triste de ne pas pouvoir partager ce moment avec le groupe de grévistes de la faim aux Pays-Bas.

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Jeudi 25 janvier

Aujourd'hui c'était une journée un peu dure, comme hier. Mon ventre me fait très mal. 

J’avais vraiment envie de prendre une douche. Mon amie Christy, qui s’occupe un peu de moi, est passée ce matin et m’a laissé prendre une douche chaude chez elle. Je lui en suis reconnaissant.

Même si je me sens faible, il fallait que je sorte un peu. Avec les gardes à la porte, j’ai toujours cette impression d'être en prison qui me reste. Il y avait une collecte de vêtements pour les réfugié·es, y compris pour les Palestinien·nes. J'y suis allé avec Christy qui voulait faire don ; on y a rencontré des gens de différentes communautés.

Je continue de contacter des gens sur les réseaux. Certains répondent, d’autres me bloquent. D’autres encore m’assurent qu’ils se sentent concernés par les droits humains mais donnent juste l’impression de s’en foutre des Palestinien·nes tué·es chaque jour. Et les gens qui se disent soucieux des droits de femmes, que pensent-ils des fausses couches qui ont augmenté de 300% à Gaza à cause des bombardements israéliens ou de la pénurie de serviettes hygiéniques pour les femmes qui ont leurs règles ? Ils ne se soucient pas d'elles. Il y a trois mois, il y avait 36 hôpitaux à Gaza, tous ont été bombardés [sur les 36, seuls 13 sont encore partiellement opérationnels, NDLR]. Chaque jour, le droit international est violé.

Vendredi 26 janvier

Ce matin, j’avais besoin de me vider la tête. Je suis resté dehors pendant trois heures, juste pour sentir le soleil. De retour sur mon téléphone, de nouveau les images, encore et encore ; encore de nouvelles atrocités. 

Mon événement concernant la grève de la faim – organisé avec le Réseau ADES – s’est joint au rassemblement à la Bourse. Mais la décision de la CIJ est tombée et elle s’avère décevante : toujours pas de cessez-le-feu. J’ai les nerfs. Cette déception, je l’ai aussi sentie chez d’autres. On espérait au moins un cessez-le-feu. Israël n'arrêtera donc pas de nous tuer. 

C’était malgré tout une soirée très forte en émotions : on a montré des vidéos de grévistes de la faim issu·es du monde entier et on a chanté notre hymne national. C’était assez émouvant de pouvoir prendre la parole, d’autant plus que je suis très faible et fatigué, et que c’est épuisant émotionnellement de se répéter tous les jours. Je ne veux pas parler de moi mais je veux utiliser ma voix pour défendre les intérêts de mon peuple. C'était important de montrer qu'il y a beaucoup de gens dans le monde qui mènent une grève de la faim pour Gaza en ce moment. On a utilisé un projecteur pour les afficher et on a relayé leur voix à travers le micro ; ça a souligné l’aspect mondial de l’action collective.

Ça fait presque 30 jours que j’ai commencé ma grève de la faim ; je peux tenir en au moins 40 – même si je commence à avoir du mal à marcher. Ou jusqu'à un cessez-le-feu permanent. 

Aujourd’hui, des pays comme les États-Unis, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Royaume-Uni, la Finlande et le Canada ont suspendu les fonds versés à l’UNRWA, ce qui montre une complicité et un soutien à la poursuite du nettoyage ethnique par Israël ainsi qu'à la violence brutale contre les civil·es palestinien·nes. Ils nous voient comme moins que des êtres humains. C’est clairement un acte de violence coloniale, qui vise délibérément à nous affamer et à nous condamner à mort, en nous enlevant le peu de soutien qu’on avait.

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Samedi 27 janvier

C’est dur, j’ai froid. Mon téléphone sonne constamment ; des messages, des appels, ma boîte mail est pleine. Je dois acheter plus de datas. J'utilise toutes les plateformes et je fais partie de beaucoup de groupes. Je traduis les messages dans différentes langues pour que tout le monde comprenne, je coordonne les personnes à l'étranger qui sont aussi en grève de la faim, je reste informé des actions en Belgique et à l'international, etc. On a besoin d’un cessez-le-feu de toute urgence. Chaque jour, on a besoin d’un cessez-le-feu. Chaque jour, on perd des âmes qu’on ne pourra jamais récupérer.

Dimanche 28 janvier

Je sens que je fais quelque chose de grand, qui attire l'attention des gens sur le massacre des civil·es et le génocide à Gaza. Je pense à ma famille en Palestine, à chaque fois que je pense à eux je pense directement à toutes les autres familles là-bas. Je pense aussi à ces médias qui se trompent (volontairement) depuis longtemps, qui alimentent depuis le 7 octobre la machine de propagande sioniste sans prêter attention à cette occupation – alors qu’elle dure depuis 76 ans dans la violence. On vit là notre seconde Nakba.

Lundi 29 janvier

Je vais bien. L’insomnie était là, encore une fois. Je suis resté éveillé, à regarder toutes ces images, à chercher encore et toujours à entrer en contact avec des gens pour leur dire au moins quelque chose, n’importe quoi qui puisse aller dans le sens de la libération de la Palestine. On doit atteindre les politiques, pousser plus, toujours pousser plus pour y arriver. On n’a pas le temps de s’arrêter. 

Ce soir, je vais assister à la projection de Yallah Gaza au Cinéma Aventure – et je prendrai la parole encore une fois.

Ma grève de la faim est symbolique, peu importe le nombre de jours qui s'écoulent, même si oui, ça devient de plus en plus difficile pour moi chaque jour. Mon action est une question de volonté, je veux que la Palestine soit libre, et la volonté et le dévouement c’est ce dont on a besoin pour réussir notre combat. Il faut pousser les gens à prendre conscience de l’urgence. C’est urgent et on doit agir en faveur de la libération. On ne peut pas normaliser la violence, on doit être humains, uni·es et mettre fin à l’apartheid.

On doit aussi lutter pour le Soudan, le Yémen, le Congo, les Ouïghour·es, les peuples aborigènes, les peuples indigènes, le Tigré, Hawaï et tous les peuples opprimés en quête de libération. J’ai besoin que tout le monde continue à parler de la Palestine, j’ai besoin que vous continuiez à manifester, à participer aux actions, à envoyer des e-mails aux politiques, à en parler, à vous organiser, à marcher ! On a besoin de vous ! Jusqu'à ce qu’on soit libres. Free Palestine !

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Un hangar queer au cœur de la résistance politique

29 janvier 2024 à 08:46

Des poules se promènent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourée de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa résonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirée de fin d’année du 29 décembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit à petit, vêtu·es de hauts léopard, bottes à plateforme ou mini-shorts déchirés. Il fait 30 degrés et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animées.

Ce soir au Hangar – et c’est commun à Porto Rico – les célébrités se mélangent aux étudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant échancré, ne rate jamais leurs évènements. « Ici, y’a les meilleures soirées reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. » 

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Vers 1 heure du matin, après un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king Simón, Mano Santa, DJ emblématique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement après les premières notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaînent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego Calderón. En laissant son corps marginalisé bouger librement, en se réappropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identité culturelle face à l’impérialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique. 

Party, Bombazo et Mercado

Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs référence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar », « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fête »). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirée. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expériences queer et plus globalement de la queerness en termes de représentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. »

Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonné sans eau ni électricité qu’elle rénove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagé par l’ouragan Maria, quelques mois à peine après avoir été placé en faillite, faisant près de 3 000 morts et décimant la quasi-totalité de son système d’alimentation en électricité. Face à une réaction des États-Unis jugée trop lente et méprisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marqué les esprits), une vague d’entraide et de solidarité naît sur l’île. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchées par la catastrophe.

« C’est là que différentes communautés comme le Hangar se sont organisées tout autour de l’île : ça nous a radicalisé·es », raconte Marielle De León, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragédie et de tout ce désastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communauté. » Pour la militante, cette crise a révélé les limites du modèle politique actuel, qui relègue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dépendant·es des aides et des décisions des États-Unis. « Beaucoup d’entre nous ont dû compter sur nos voisins et voisines pendant cette période, remet Marielle. Dans ces cas-là on doit apprendre à se gérer entre nous et ne pas dépendre du gouvernement. » 

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Carla Torres Trujillo, directrice du Hangar.

De fil en aiguille, sur base d’une petite communauté d’entraide qui prend forme, Carla commence à organiser ses premiers évènements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pédagogique. « On voulait créer un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencé à organiser des soirées mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fête », précise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activités principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marché artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical créé par les esclaves africains à Porto Rico au XVIIème siècle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirées stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guérison menstruelle ou encore des cours d’éducation complète à la sexualité. 

« La base de toutes nos activités c’est d’essayer d’offrir un espace safe à la communauté queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisées et immigrantes », résume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une réputation d’île safe pour les communautés LGBTQIA+ au sein des Caraïbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste réalité pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont été assassinées, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formé au cours de ces dernières décennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou même Bad Bunny œuvrent pour apporter de la visibilité aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan à offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sécurité ni dans les clubs hétéros ni dans les boîtes de nuit gays classiques. 

« L’idée du Hangar, c’est plus de créer des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte précaire de notre île que d’être un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’être les clubs gays », explique Regner Ramos, chercheur spécialisé en espaces queer et professeur à l’Université de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays à Porto Rico reproduisent l’esthétique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas à ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a été créé par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribéen » dans sa façon de s’adapter au contexte de la région, de porter fièrement les couleurs du pays et de célébrer les échanges interculturels, notamment indigènes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire. 

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Détruire le mythe

Pour le Hangar, se réapproprier son identité caribéenne et l’honorer fait partie d’une démarche de résistance anti-impérialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les années 1950, l’île a le statut singulier d’« État libre associé » qui confère aux Portoricain·es la citoyenneté américaine sans leur accorder tout à fait les mêmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activités organisées et des thèmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indépendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51ème état. 

« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de décolonisation, affirme Carla. Beaucoup des problèmes auxquels on est confronté sont le résultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se réapproprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico différent. »

Pour Regner Ramos, le futur de l’île se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, où la jeune génération peut faire des rencontres et assister à des évènements qui lui permettent de faire évoluer sa réflexion politique. « Je pense que grâce à des initiatives comme El Hangar et à d’autres projets communautaires, qui nous aident à réfléchir de façon décoloniale et à imaginer d’autres façons de faire société, on finira par comprendre que l’idée selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, développe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancées en termes de droits humains, d’égalité, de diversité, de protection de notre territoire seront menées par les femmes, les personnes racisées et les personnes queer, qui se réunissent dans des lieux comme El Hangar. »

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Ces dernières années, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la région de San Juan, à l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermé aussitôt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un défi. « À Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus là, explique Regner Ramos. On est en récession depuis une décennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces à cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les Américain·es à venir investir ici, mais qui ne protègent pas les locaux en termes de logement, de création culturelle, de développement communautaire. »

Depuis quelques années, les grandes villes et les zones touristiques de l’île connaissent effectivement un phénomène inquiétant de gentrification. En 2022, la moitié des logements disponibles à San Juan étaient des locations Airbnb [selon une étude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables où on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvé l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a mené à la démission du gouverneur de l’époque Ricardo Rosselló – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux dernières années, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austérité, la faillite et la réponse fédérale des États-Unis à l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience générale, explique Marielle De León. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. » Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « À Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens à l’intérieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent à cœur. »

Tous les chemins mènent au Hangar

En six ans, El Hangar a eu le temps de se créer une solide réputation, gagnant une notoriété qui a fini par dépasser le cadre de la communauté queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changé, que c’est devenu mainstream, ils commencent à s’en détacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inévitable qu’il finisse par y avoir quelques avis négatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »

Aujourd’hui, à mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communauté est très protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme à la maison, je sais que je peux venir à n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »

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Ana Macho et son corillo, sa bande.

Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrée, les groupes se mélangent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mêlée alcoolisée surgit l’acteur Ismael Cruz Córdova, qui tient à partager son amour pour son île : « La vérité, c’est que Porto Rico c’est un phénomène, c’est un trésor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le désert du Sahara et à la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de révoltes, de défense de notre identité. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, créatifs, résilient et ingénieux qui existe. » 

Le comédien, qui joue actuellement dans la série du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit où tous mes potes vont et où je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mènent au Hangar. » 

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Deux semaines à bord de l’Ocean Viking

24 janvier 2024 à 12:59

C’est un mardi après-midi de décembre, il fait plein soleil. J’arrive dans le port de Livourne et l'Ocean Viking se dresse devant moi, un navire de 70 mètres de long. L’humeur est joyeuse à bord et je suis accueilli à bras ouverts. L'équipage est opérationnel depuis le début du mois et revient de sa première patrouille. 26 personnes ont été secourues, toutes sont saines et sauves. Le lendemain, on va quitter le port pour mettre le cap vers le sud.

La mer Méditerranée est la route migratoire la plus meurtrière au mondeplus de 2 500 victimes en 2023. Depuis 2016, avec d’autres ONG, SOS Méditerranée navigue entre l'Italie, la Tunisie et la Libye pour secourir les personnes en détresse – d’abord avec le navire Aquarius, puis avec l’Ocean Viking à partir de juillet 2019. Ces dernières années, une partie de « l’opinion publique » en Europe – notamment des activistes d’extrême droite – les ont pris pour cible, sans parler des autorités italiennes qui adoptent toutes sortes de mesures qui rendent leur travail plus difficile. Le récent décret Piantedosi, par exemple, oblige les ONG à naviguer sans délai vers le port assigné après un sauvetage. « Dans le passé, on devait parfois attendre 15 jours avant que l'Italie nous attribue un port de débarquement, mais ça nous permettait au moins de sauver d’autres personnes, explique Jérôme, secouriste. Là, on a sauvé 26 personnes et on a dû aller jusqu'au nord de l'Italie. Et si on n’obéit pas, on se fait immobiliser le navire. »

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La journée à bord commence toujours par une réunion à 8h15. Tout le monde se rassemble et Anita, la coordinatrice de recherche et de sauvetage, donne le briefing. Elle nous explique qu’on va devoir affronter une tempête pendant deux jours, avant de pouvoir naviguer vers la zone d'opération qui se trouve entre l'Italie et la Libye. 

En ce qui me concerne, mes premiers jours seront focalisés sur les rencontres et les formations. Je reçois un talkie-walkie, on m’apprend à effectuer une manœuvre d'homme à la mer et on m’explique la façon dont ça s'organise quand il y a des survivant·es à bord. Les membres de l’équipage appellent volontairement les personnes secourues « survivant·es » pour éviter de porter un quelconque jugement sur les raisons pour lesquelles les gens se trouvaient en mer à ce moment-là. « En vertu du droit maritime international, on a l’obligation de fournir une assistance et non de chercher à savoir qui sont ces personnes, me dit Jérôme. Je suis sauveteur, pas juge – et je serais un criminel si je ne sauvais pas les personnes en détresse. »

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Le jour de Noël, on fait un exercice pour que chacun·e se sente en sécurité sur le canot pneumatique semi-rigide (RHIB, pour « Rigid-hulled Inflatable Boat ») avec lequel les sauvetages sont effectués. « C'est important qu'il y ait des journalistes à bord pour voir ce qu’on fait ici et comment on opère, lance Charlie, sauveteur. Mary, sa collègue, confirme : « La mer, ça peut vraiment être sans foi ni loi si y’a personne pour surveiller ce qui se passe. On voit de près ce que font les garde-côtes libyens dans les eaux internationales. Ils rapatrient les gens vers la Libye, avec le soutien de l’Europe et de l'Italie. Ça va totalement à l'encontre des règles convenues au niveau international et ça, sans nous et d’autres ONG, on serait pas au courant. »

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Anita évoque ensuite le cadre juridique dans lequel l'ONG opère : « Il existe différentes conventions qui déterminent quand on aperçoit des personnes en détresse. On évalue toujours l'état du bateau à secourir d'abord et puis on transmet ces informations aux autorités compétentes en Libye, à Malte et en Italie. Tous ces mails et preuves c’est particulier, mais comme les autorités nous rendent la vie dure, on veut juste s’assurer qu’on est en mesure de prouver qu'on fait rien d'illégal. Je fais mon devoir pour sauver les gens en mer, c’est tout. Le fait qu’on s’acharne autant sur nous, ça me dépasse. Chaque sauvetage est un combat. »

Le lendemain, on arrive dans la zone d'opération au nord de la Libye. La tempête s'est calmée et le beau temps se pose pour quelques jours. Ça signifie potentiellement que beaucoup de gens vont tenter la traversée. Tout au long de la journée, des messages arrivent concernant des embarcations qui ont besoin d'aide. Au niveau de la passerelle, le centre de commandement du navire, il y a toujours quelqu’un de garde, à scruter l'horizon avec des jumelles. Le talkie-walkie crache souvent : « Bridge, bridge, pour Charlie, tu peux vérifier à tribord s’il te plaît ? »

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Le 27, à 1 heure du matin, tout le monde se réveille d'un coup. L'équipage se précipite vers les casiers et, à peine quelques instants plus tard, les trois RHIB sont à l'eau. Autour du navire, les plateformes pétrolières libyennes crachent du feu. La pleine lune illumine l'horizon. Les canots de sauvetage naviguent vers les coordonnées spécifiées et le vaisseau mère suit de près. Anita prévient : « Y’a un bateau des garde-côtes libyens et un bateau en bois en détresse. » L'équipage est inquiet ; les garde-côtes libyens sont imprévisibles et s'ils sont déjà occupés à transférer des personnes sur leur bateau, on ne pourra plus rien faire. Les rescapé·es seront ensuite ramené·es en Libye et placé·es dans des camps de détention, les mêmes qui  ont été condamnés à plusieurs reprises par l’ONU pour traitements inhumains.

On s'approche du bateau en bois. Les gens sont assis les un·es à côté des autres. Ces types d’embarcations sont instables et si trop de gens se penchent du même côté, ils risquent de chavirer. Quand l’équipage leur fait comprendre qu’on ne vient pas de Libye et qu’ils sont désormais en sécurité, certain·es commencent à s’embrasser. Un autre lève les mains en l'air et remercie Dieu. 

Des rescapés affirment que les garde-côtes libyens ont eu des problèmes de moteur et n'étaient donc pas en mesure d'effectuer le sauvetage. Au lieu de charger les gens sur leur navire et de les ramener en Libye comme ils le font habituellement, ils ont alors contacté l'Ocean Viking et ont demandé de l'aide. Certaines personnes à bord du bateau en bois s'étaient déjà aspergées d'essence, prêtes à s'immoler si les garde-côtes libyens s'approchaient d’elles. La peur d'être ramené·es dans un endroit où les droits humains sont violés est tangible.

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Photo : Camille Toulmé / SOS MÉDITERRANÉE

122 personnes sont embarquées en toute sécurité. Elles reçoivent ensuite une aide médicale, avant de pouvoir se doucher et manger. Après une longue nuit, le calme revient sur l'Ocean Viking. « Le sauvetage n'est officiellement terminé qu’une fois que tout le monde est transporté en lieu sûr, m’explique Jérôme. Et sur la route méditerranéenne centrale, au large des côtes libyennes et tunisiennes que ces personnes fuient, le lieu sûr le plus proche c’est l'Italie. » 

Les autorités italiennes ont désigné Bari, dans le sud de l'Italie, comme port de débarquement. Une nouvelle aussi heureuse qu’inattendue. Depuis l'introduction du décret Piantedosi en 2023, l’attribution répétée de ports éloignés au nord de l’Italie ont forcé l'Ocean Viking à naviguer l’équivalent de plus de deux mois supplémentaires – soit 21 000 kilomètres en plus –, ce qui a entraîné un surcoût considérable de 500 000 euros pour le carburant.

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Vers 11h30, un nouveau cas potentiel est aperçu au loin depuis la passerelle. Alors que la nuit de sommeil n’a été que très courte, la radio sonne à nouveau : « All crew, all crew. Ready for rescue. Ready for rescue. » Les RHIB partent. Un bateau en bois bleu est en détresse. Colibri 2, un avion de l'ONG Pilotes Volontaires, survole au-dessus de nos têtes.

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Sur le pont, d'intenses négociations sont en cours entre Rome et l'Ocean Viking. C’est Colibri 2 qui a effectué l’appel officiel concernant le bateau en détresse. L'Ocean Viking a ensuite demandé aux centres de secours de Libye, d’Italie et de Malte de procéder au sauvetage – les autorités compétentes pour cette zone de recherche et de sauvetage. Selon le nouveau décret Piantedosi, un seul sauvetage peut être effectué à la fois. Anita les recontacte et leur dit explicitement que le bateau est en détresse, qu'il est peu probable qu'ils atteignent leur destination et qu'il y a des femmes enceintes et des enfants à bord : « Donc, vous êtes en train de nous ordonner d'abandonner ce bateau en détresse ? » Finalement, Rome cède.

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Ce second sauvetage permet de mettre en sécurité 106 adultes, dont deux femmes enceintes et 17 enfants. Lors du transfert, un nouvel appel d'urgence tombe – le troisième en 24 heures –, toujours de Colibri 2. Deux des trois canots de sauvetage repartent. Anita est tendue, le contact visuel avec les RHIB est perdu. Heureusement, le Colibri 2 assure le contact radio entre les canots et le vaisseau mère. Anita rappelle Rome et obtient le feu vert pour procéder au sauvetage. Selon l'équipage, c'est un petit miracle que trois sauvetages d'affilée aient pu être autorisés. Un peu plus tard, les RHIB réapparaissent à l'horizon avec 16 personnes rescapées à bord.

Il y a beaucoup d'agitation sur le pont du navire. 244 vies ont été sauvées. Il y a des gens du Pakistan, du Bangladesh, de Syrie, d’Égypte, d’Érythrée et du Soudan du Sud.

Vers 18 heures, un quatrième appel de détresse provient d'un navire dans la zone. Rome déclare expressément qu’on ne doit pas dévier de notre cap. Anita décide quand même de naviguer vers l’embarcation, comme l’exige le droit maritime dans ce cas, jusqu'à ce qu'elle obtienne plus d'informations sur qui procèdera au sauvetage. Mais au bout d'un moment, les coordonnées s'avèrent beaucoup plus éloignées que prévu. On reprend la route vers Bari. L'heure d'arrivée estimée reste la même.

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Après une nuit agitée et une journée tout aussi chargée, ça se réveille à bord du navire. Les enfants jouent sur le pont avec des craies, des jouets et des talkies-walkies. Sur les cartes, certains montrent le voyage qu'ils ont accompli tandis que d’autres discutent en buvant du thé. Lors d'un discours de bienvenue, l’équipage me présente comme le journaliste du navire. Je reçois un accueil chaleureux. On m’apprend quelques mots en arabe, on m'entraîne dans un groupe pour danser et on me raconte certains parcours.

La mer est très calme. Pas une vague à l’horizon. Keah, un jeune sud-soudanais de 18 ans, se tient à côté de moi et regarde au loin. « La mer, elle est tellement différente ici. On dirait que la couleur est plus claire et que l'eau est plus calme. Quand on a quitté la Libye, elle ressemblait juste à une grosse toile d’araignée faite de plein de vagues. C'était difficile de trouver un passage. On a dû s’accrocher. Personne ne savait vraiment comment le bateau et le GPS fonctionnaient. On a regardé des vidéos YouTube, ça nous a un peu aidé. »

Plus tard, Keah me partage un bout de son histoire. Alors qu’il avait 9 ans, lui et sa famille ont fui le Soudan du Sud vers le Soudan à cause de la guerre civile. L’an dernier, il a décidé de rejoindre l’Europe via la Libye, mais il a été envoyé dans un camp de travail pendant trois mois, où il s’est notamment fait battre pour de l'argent par des Libyens – on lui a cassé la mâchoire avec une pierre. Malgré ça, il a travaillé jour et nuit dans la construction pour pouvoir payer un passeur. « Ça a été un long voyage et j'ai vécu des choses terribles. Personne sur le bateau n’avait la certitude qu’on atteindrait l’Italie, mais Dieu nous a donné la force. Un jour, j'aimerais revoir ma famille et peut-être aussi apporter du changement et de la paix, dans un pays où la guerre fait rage. »

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La protection team tente de savoir qui a déjà de la famille en Europe, pour le regroupement, et collecter les numéros de téléphone des proches et des familles en question. Elle transmet les infos à la Croix-Rouge et leur fait savoir que tout le monde est en sécurité à bord de l'Ocean Viking. 

Souvent, les survivant·es souhaitent tenir leur famille au courant mais en haute mer, c’est quasiment impossible. Dans les moments où la portée est meilleure, des groupes se rassemblent sur le pont autour d’un ou plusieurs téléphones portables. Certain·es laissent couler des larmes de joie. L'attente d'un contact avec leur mère, leur partenaire ou leurs enfants a été longue.

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Le soleil se couche à l'horizon, mais le calme ne revient pas pour autant à bord du navire. Au contraire. Un groupe de Syriens se met à chanter près de la zone fumeur. L’un d’eux lance le mouvement, les autres suivent. Dans la section des hommes, un peu plus loin, les Bangladais se mettent aussi à chanter. L’un d’eux donne le rythme sur un djembé. C’est un chaos orchestré, et le « leader » loupe parfois une parole ou manque la mesure, mais se reprend habilement, sous le regard amusé de ses compagnons.

Le 30, après deux jours de navigation, on arrive presque à Bari. Tout le monde paraît heureux. Certain·es crient « Italy, Italy ! » Mais alors qu’on se rapproche de la côte, un bateau de la police des frontières italiennes avance vers nous. La confusion gagne les esprits. Un rescapé demande, inquiet, s’il s’agit de garde-côtes libyens. Je lui répond que c’est l'Italie. Il sourit.

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Au port, nous attendent une importante délégation de journalistes, des membres de la Croix-Rouge et surtout beaucoup policier·es. Les survivant·es débarquent et disparaissent progressivement. L'équipage ne saura jamais ce qui va leur arriver après. On n’a ni le temps ni les ressources pour chercher à le savoir. De l’autre côté de la mer, un autre groupe se prépare probablement déjà à entreprendre la dangereuse traversée. L’équipage de l’Ocean Viking veut reprendre la mer au plus vite.

Anita a passé tout l'après-midi au commissariat avec le capitaine. Elle revient le soir avec une mauvaise nouvelle : l'Ocean Viking sera retenu pendant 20 jours. Les directives de Rome n'auraient pas été respectées, parce que le navire a dévié de sa route après le troisième sauvetage – la fois où l’embarcation en détresse était finalement trop éloignée. 

« C'est fou de voir comment ils font tout ce qu'ils peuvent pour entraver notre boulot, dit Mary. J'ai du mal à comprendre comment il peut y avoir un manque d'humanité pareil. Cette politique punit les gens qui veulent aider les autres. Et ça se voit à toutes les frontières en Europe. C'est pas ça, la solution. Si on construit plus de murs, y’aura juste plus de morts. Je suis fière qu’on arrive encore à persévérer malgré tout. Ils nous mettent des bâtons dans les roues et ça nous coûte beaucoup d'argent, de temps et d’énergie, mais ça ne nous arrête pas. On doit être plus fort·es qu’eux, maintenant plus que jamais. »

Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos.

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La liste politique des livres sur la Palestine, par la librairie Météores

22 janvier 2024 à 05:00

Des premières oppressions classistes du 12ème siècle aux manifestations pour le suffrage universel, la Bataille ou l’Opération matelas, le quartier des Marolles à Bruxelles a forgé son identité de haut lieu de résistance, au fort ancrage socialiste. La police y a sorti les fusils à maintes reprises au cours des derniers siècles, dans l’espoir de faire taire les différentes contestations. 

Aujourd’hui, même si le nombre important de logements sociaux évite aux Marolles de disparaître sous les projets de modernisation enclenchés par la machine capitaliste, les premières pierres de la gentrification sont posées depuis un petit temps, entre galeries d’art aux oeuvres dégueulasses et logements privés aux prix élevés – le quartier du Sablon n’est pas loin.

Dans ce qu’il reste de cet îlot historique, la librairie Météores continue de faire exister l’âme militante du quartier, au 207 de la rue Blaes, au rez-de-chaussée du bâtiment auquel est accrochée une imposante enseigne en fer « Palais du PANTALON ». « La librairie est née en septembre 2020 d’un constat : les nouveaux plans d’urbanisme faisaient disparaître les lieux dans lesquels nous pouvions encore ralentir le temps et nous voir en dehors de nos disciplines et catégories quotidiennes », dit le texte de présentation sur leur site.

La sélection des frères Sanli est composée de livres qui les animent, orientée par leurs sensibilités politiques. Entre les numéros du Pavé dans les Marolles et les premières publications de leur propre catalogue en tant qu’éditeur, des gros noms côtoient ceux plus confidentiels ou émergents, comme Alèssi Dell'Umbria, Julien Talpin, Jean-Marc Rouillan, Irene ou tienstiens

Alors que le massacre perdure en Palestine, la propagande sioniste scabreuse du gouvernement israélien est toujours poussée à la télé et sur internet à coups d’investissements colossaux. Pour contrer le bourrage de crâne, ou simplement pour vous informer mieux, vos onglets ont certainement dû se multiplier ces derniers mois, à tel point qu’il y avait peut-être trop à lire sur votre navigateur, dans la hâte et sans direction claire – tout ça pour une lecture tronçonnée des faits et enjeux dont il est question. 

Je me suis moi-même pris la tête avec des gens sur les réseaux sociaux, dont les pseudo-arguments boiteux semblaient moins refléter une bêtise pure qu’une compréhension morcelée ou déviée. Dans ces cas-là, se poser hors écran pourrait peut-être constituer un cadre plus propice à l’analyse, dans une temporalité différente (c’est un conseil appuyé à qui se reconnaîtra). En tous cas, si la flemme gagne, le livre en tant qu’objet laisse au moins la possibilité physique d’y revenir plus tard.

Pour retrouver des bases saines dans ce marasme intellectuel, on a sollicité les conseils de Renaud-Selim Sanli. Il nous a dressé une liste de quelques références importantes qui permettent d’y voir plus clair. Ses commentaires personnels sont écrits entre guillemets.

Oeuvres – Écrits politiques, théâtre, poésie et nouvelles de Mohamed Boudia  (Premiers Matins de Novembre) 

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« On connaît trop peu Mohamed Boudia, poète, dramaturge et écrivain algérien, mais surtout militant politique, qui fait le pont entre la cause algérienne et la cause palestinienne. »

Homme d’engagement, d’action et de théâtre, Boudia lie très tôt ces trois aspects de sa vie. Il fait notamment sauter à l'explosif un pipeline à Marseille, monte des pièces aux Baumettes pour sensibiliser à la cause du FLN et sortir ses pairs de l’emprisonnement psychologique, avant de littéralement s’évader et rejoindre le FPLP. Il en deviendra d’ailleurs l’un des membres les plus actifs en France et en Europe, si bien que son nom sera vite ajouté à la liste des cibles à abattre du Mossad. Après avoir fait exploser d’autres lieux en Europe et en Israël liés au sionisme (un dépôt de carburant israélien à Rotterdam, par exemple), il est finalement assassiné en 1973 à Paris, à l’âge de 41 ans.

« Ce qui est important dans ses écrits, c’est la place qu’il donne à des disciplines esthétiques, littéraires ou culturelles dans un projet révolutionnaire – ce qui nous montre aussi qu’a lieu en ce moment une extermination culturelle de la Palestine. Il pose la question majeure de la place de l’esthétique dans la révolution mais aussi dans les projets d’indépendance et de libération post-révolution. »

Je ne partirai pas – mon histoire est celle de la Palestine de Mohammad Sabaaneh (Alifbata)

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« Comme une fatalité, la BD de l’auteur palestinien Mohammad Sabaaneh est sortie en septembre 2023, soit peu de temps avant l’offensive du Hamas et l’extermination en cours opérée par l’État d’Israël. »

« Le livre raconte le caractère quasi-carcéral de la Palestine telle qu’elle existe maintenant, les déboires d’une population enfermée et, malgré tout, les beautés qui font que les habitant·es tiennent profondément à leur terre ancestrale. La BD de Sabaaneh nous montre ce refus viscéral de partir, qui concerne pourtant un peuple martyrisé sous les yeux de tous et toutes depuis 70 ans. »

Gaza (articles pour Haaretz, 2006-2009) de Gideon Lévy (La Fabrique)

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Le journaliste Gideon Lévy ne se déplace plus sans garde du corps. C’est ce qui arrive quand on fait partie des voix dissidentes les plus importantes en Israël. Il fait d’ailleurs partie de la direction d’Haaretz, le plus grand quotidien de gauche là-bas.

« C’est une voix de gauche israélienne, et qui parle de Gaza aux Israélien·nes, ainsi que des horreurs commises par Tsahal et les dirigeants ultra-nationalistes en place – des crimes de guerres, voire de crimes contre l'humanité. » 

Ce livre, publié par La Fabrique, présente des articles écrits sur Haaretz entre 2005 et 2009. « Ces articles gardent toute leur actualité et luttent contre l'indifférence des Israélien·nes mais aussi la nôtre, en miroir. C’est un rare exemple contemporain de journalisme de combat. »

Stratégie pour la libération de la Palestine du FPLP (Foreign Language Press)

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L’organisation marxiste révolutionnaire occupe une place centrale dans l’histoire de la Palestine. Mais son influence s’est considérablement dégradée au fil des dernières décennies, ce qui a laissé davantage de place et de pouvoir au Fatah et au Hamas. Malgré tout, ses militant·es continuent à porter l’espoir d’une Palestine libre à travers leur lutte.

« Peu accessible en français, la maison d’édition marxiste Foreign Language Press est la seule à avoir jusqu’ici publié et réuni en français les textes du FPLP pour une stratégie de la libération de la Palestine. Ces textes sont importants historiquement, mais aussi pour le présent, pour nous rappeler qu’il a existé et existe encore des tentatives révolutionnaires internationalistes en Palestine – comme Samidoun par exemple. »

L’affaire Georges Ibrahim Abdallah de Saïd Bouamama (Premiers Matins de Novembre)

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« Comment ne pas parler de la cause palestinienne sans parler de Georges Ibrahim Abdallah ? » Militant communiste libanais, Abdallah est l'une des figures historiques du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL). C’est avec ces groupes qu’il s’est engagé en faveur des causes palestinienne et libanaise. « [Au sein du FPLP,] il était le chef des opérations extérieures depuis la France, où il a mené plusieurs actions révolutionnaires contre l'impérialisme américain, au nom de la libération de la Palestine. »

Enfermé depuis bientôt quarante ans – ce qui en fait le plus ancien prisonnier politique d’Europe –, il multiplie les demandes de libération mais la France reste inflexible. « Pourtant, il est légalement libérable sous conditions, mais les nouvelles lois antiterroristes françaises donnent un “appui légal” au gouvernement pour empêcher sa sortie. »

« Le récit de la vie de Georges Ibrahim Abdallah, écrit par le militant marxiste antiraciste Saïd Bouamama, raconte non seulement l’histoire des luttes de la Palestine, de ses alliances et de la répression internationale, mais aussi du prix à payer quand on lutte pour une Palestine libre. »

Le film Fedayin, le combat de Georges Ibrahim Abdallah raconte aussi son parcours. 

Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation de la Dr. Samah Jabr (Premiers Matins de Novembre)

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La Dr. Samah Jabr est une figure majeure dans le domaine de la psychiatrie. Après avoir obtenu son diplôme de médecine générale, elle se spécialise dans différents pays du monde, avant d’être nommée responsable de l'Unité de santé mentale au ministère palestinien de la Santé. Elle pratique en Cisjordanie et articule notamment son activité autour des dommages psychologiques provoqués par l’occupation israélienne. 

« Dans la lignée de Frantz Fanon qui analysait les séquelles médicales et psychiatriques sur les personnes colonisées à partir de sa pratique en Algérie, elle montre très clairement les impacts psychiques des politiques ethnocides et coloniales de l’État d’Israël. La détresse psychique est aussi une politique délibérément contre-révolutionnaire, puisqu’elle mène à l'abattement ou à une intériorisation de la violence qui se déchaîne contre soi plutôt que dans une optique d’indépendance. »

Le livre, publié chez Premiers Matins de Novembre, compile certains textes rédigés par la Dr. Jabr depuis 2003. « Très clairement dans l’optique d’une libération et une indépendance de la Palestine, elle cherche dans ses chroniques la possibilité d’une paix avec les Israélien·nes, sans pour autant trouver un acteur crédible avec qui dialoguer. Elle rappelle notamment que la gauche laïque israélienne est une gauche qui n’a pas hésité à s’allier historiquement à la bourgeoisie impérialiste. »

Le documentaire Derrière les fronts : résistances et résiliences en Palestine d’Alexandra Dols présente aussi son travail.

Prisonnier de Jérusalem – Un détenu politique en Palestine occupée de Salah Hamouri (Libertalia) 

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Ses multiples arrestations par les services de sécurité israéliens au cours des deux dernières décennies rendent considérablement dense la page Wikipédia de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri. « Il a été détenu plus de dix ans dans les prisons israéliennes pour des faits qu'il n'aurait pas commis. En 2022, il a été inculpé par un tribunal militaire puis sous détention administrative, donc sans réel jugement, avant d’être déporté en France sans possibilité de retour. »

La révolution captive de Nahla Abdo (Blast)

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« Un slogan circule actuellement concernant les otages israélien·nes : “Bring them back home”. La demande est légitime à l’égard du pouvoir sioniste en Israël, mais il faudrait aussi pouvoir rappeler tou·tes les palestinien·nes retenu·es sans procès dans les prisons israéliennes aussi – dont des mineur·es. » 

Depuis 1967, 40% d’hommes palestiniens auraient été incarcérés par Israël à un moment de leur vie. À la mi-décembre 2023, on parlait de près de 7 000 Palestinien·nes détenu·es dans les geôles israéliennes – dont plus de 2 000 sans inculpation ni procès, pour qui la détention est renouvelée tous les six mois, sur plusieurs années parfois. En ce qui concerne les mineur·es d’âge, les autorités israéliennes procèdent chaque années à l’arrestation de pas moins de 700 enfants et ados.

« Ces politiques d’incarcérations sont aussi une atteinte grave aux droits des femmes. Pourquoi exclure la cause palestinienne de la cause féministe quand tant de femmes sont incarcérées quotidiennement ? Ou encore quand les conditions mêmes de l’occupation israélienne – ou de ses politiques d’anéantissement actuelles – leur refusent tous les droits élémentaires ? »

Nahla Abo a elle aussi connu la prison. Dans son livre La révolution captive, la sociologue palestinienne montre, sur base d’enquêtes de terrain, que les femmes palestiniennes combattent depuis près d’un siècle le colonialisme et sont toujours actives dans la révolution pour la libération de la Palestine. Pour ces raisons, des milliers d’entre elles ont été emprisonnées par Israël – dans des conditions inhumaines et sans procès. 

« Ça va à l’encontre d’un discours dominant orientaliste et islamophobe qui les cantonneraient à être “les femmes des terroristes”. Elles sont considérées en Palestine comme des prisonnières politiques aux mêmes égards que les hommes palestiniens. Les tortures sexuelles font partie des outils de domination de l’armée israélienne qui contrôlent les prisons politiques. L’autrice revient aussi de manière salutaire et historique sur la place des femmes dans les différents moments de soulèvement et d’Intifada. »

Boycott, Désinvestissement, Sanctions d’Omar Barghouti (La Fabrique)

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Originaire d’une famille palestinienne de Jordanie, Omar Barghouti est le cofondateur de la campagne BDS (le mouvement est aussi présent en Belgique, notamment à l’ULB). Dans son analyse, le militant analyse la colonisation israélienne sur le modèle de l'apartheid en Afrique du Sud. « De manière complémentaire aux luttes de libération, Barghouti propose une voie pacifique, non-violente et internationale contre les colonies israéliennes et leurs soutiens institutionnels : celui du Boycott, du Désinvestissement et des Sanctions économiques, politiques, culturelles et institutionnelles. »

Avec BDS, il s’agit d’affaiblir les acteurs israéliens qui soutiennent les colonies – des universités aux entreprises –, mais aussi de peser sur l’économie des entreprises internationales, entre autres, « pour que celles-ci se désengagent progressivement de leurs politiques de soutien au projet de colonisation en Palestine ». « Ces derniers mois, on a pu voir McDonald’s, Zara, Starbucks ou encore Carrefour subir d’importantes pertes en raison de leurs politiques économiques pro-Israël. »

Les Blancs, les Juifs et nous – Vers une politique de l'amour révolutionnaire d’Houria Bouteldja (La Fabrique)

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Si le livre prend le ton polémique de l’essai, on a rarement vu une telle levée de boucliers, voire de campagne de dénigrement, à l’encontre de Houria Bouteldja, à gauche comme à droite. « Pourtant ce que l’autrice tente ici était tant nécessaire qu’attendu : il faut comprendre le champ politique blanc comme une pyramide d’oppressions qui se nouent l’une à l’autre à travers les questions raciales. »

« Pour Bouteldja, historiquement, les Juif·ves ne sont pas blanc·hes, mais à travers l’instrumentalisation blanche de la guerre entre Israël et la Palestine, un écart politique risque de se creuser entre indigènes issu·es des colonies et les groupes politiques juifs. Par cette instrumentalisation blanche, les pouvoirs en place tentent de faire régner l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait le fait principalement des populations arabo-musulmanes. Cette instrumentalisation permet en retour d’opprimer davantage les populations arabo-musulmanes, sans pour autant s’attaquer aux racines de l’antisémitisme profondément occidentales.* »

« À la suite d’autres militant·es pro-palestinien·ne, elle rappelle l’importance de la libération palestinienne pour les peuples du Sud global. La question de la libération de la Palestine reste une question politique structurant le champ blanc ou du Nord global, c’est ce qu’elle appelle : “la preuve par la Palestine”. Il suffit de voir les pays en faveur de la plainte de l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice qui condamne Israël de génocide. Pas un seul pays du Nord global ne soutient la résolution. »

Israël, Palestine – L'égalité ou rien d'Edward Saïd (La Fabrique)

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« On connaît le célèbre théoricien palestinien Edward Saïd pour L’orientalisme, dont le sous-titre explicite donne le contenu : L’Orient créé par l’Occident. Ce qu’on sait parfois moins, c’est que cet intellectuel “en exil” était aussi un fervent défenseur de la cause de sa terre et de son pays. Très influencé par la proposition de Walter Benjamin selon laquelle “il n’existe aucune preuve de civilisation qui ne soit en même temps une preuve de barbarie”, Saïd va combattre sans relâche les fantasmes culturels coloniaux et leurs impacts politiques concrets. »

En 1979, un an après avoir publié L'Orientalisme – qui est d’ailleurs encore considéré comme l’un des textes majeurs des études postcoloniales –, Saïd écrit un autre ouvrage important, The question of Palestine. En 1995, il écrit Peace and its Discontents: Essays on Palestine in the Middle East Peace Process

« Y’a encore trop peu de ses livres qui sont disponibles en français. L’ouvrage publié par La Fabrique reprend les articles de presse de Saïd en faveur de la cause palestinienne et ses liens avec les réseaux palestiniens – notamment des textes écrits à la suite des accords d’Oslo. C’est l’un des premiers livres sur la Palestine publié par La Fabrique, qui est l’un des éditeurs en France qui a le plus déblayé la voie pour une critique radicale des politiques israéliennes et de ses soutiens. »

À travers les murs – L'architecture de la nouvelle guerre urbaine d’Eyal Weizman (La Fabrique)

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« Dans la lignée de travaux qui nous montrent que l’architecture est un art de la guerre coloniale, ce livre explique comment l’armée d’occupation israélienne à pu repenser ses stratégies militaires à partir d’une expertise architecturale des territoires occupés de Palestine. »

En gros, la quatrième de couverture explique qu’en 2002, l’armée israélienne a adopté une tactique inédite pour son offensive militaire : passer à travers les murs et les planchers, à l’intérieur des immeubles, au lieu d’arpenter les rues, en extérieur. On parle de  « géométrie inversée » ou même de « tournant postmoderne » dans la guerre en milieu urbain. « Ce qu’il y a d’autant plus étonnant, c’est l’utilisation très libre et détachée de philosophies contemporaines – comme Debord, Deleuze et Guattari – par Tsahal pour penser leurs nouvelles politiques de d’occupation et d’interventions militaires criminelles en Palestine. »

L’architecte israélien Eyal Weizman est l’un des fondateurs de Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire qui enquête sur des cas de violence d’État et de violations de droits humains. Le laboratoire utilise des techniques et des technologies architecturales comme des logiciels de reconstruction, d’outils statistiques, d’analyses météorologiques ou acoustiques, entre autres, pour recouper une variété de sources de preuves. « Ils et elles ont notamment pu travailler sur les homicides volontaires de Frontex en Méditerranée – qui laisse littéralement mourir des centaines de personnes quotidiennement, en les laissant couler. »

La politique du bulldozer – La ruine palestinienne comme projet israélien de Léopold Lambert (B2)

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Léopold Lambert est aussi architecte, en plus d’être le fondateur et rédacteur-en-chef de The Funambulist, une revue critique et décoloniale d’architecture.

« Son premier ouvrage traite, de manière complémentaire au livre de Weizman, des politiques de destruction architecturale d’Israël en Palestine occupée. Par un aller-retour entre architecture sioniste et destruction de la Palestine, il nous montre aussi que la politique de bombardements et de destruction n’est pas gratuite ou non-réfléchie, en témoigne les arguments répétés d’Israël selon lesquels les Palestinien·nes utilisent leurs bâtiments civils et maisons comme des bases militaires, comme des boucliers pour les forces armées. Ces arguments permettraient de créer des “bases légales” à la destruction massive de Gaza. »

Dans ce court essai – 72 pages –, Lambert revient sur l’histoire des destructions répétées dans l’histoire de la Palestine occupée. Le « bulldozer » du titre fait référence à Ariel Sharon, dont c’était l’un des surnoms – au hasard, « Roi d'Israël » en était un autre. « Lambert analyse la destruction de la Palestine comme le cœur d’une politique architecturale contre-insurrectionnelle, qui laisse la population face à des territoires dévastés, parfois toxiques, qu'elle doit à chaque fois tenter de reconstruire. Cette politique des débris participe aussi d’une impossibilité d’une politique palestinienne sur le long cours. »

La résistance des bijoux – Contre les géographies coloniales d’Ariella Aïsha Azoulay (Rot Bot Krik)

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En fouillant dans des documents personnels quand son père meurt, Ariella Azoulay découvre que sa grand-mère portait le prénom Aïcha. La théoricienne et essayiste franco-israélienne met alors tout en œuvre pour retracer l’histoire fragmentée de sa famille et la déployer à travers des catalogues de bijoux et des archives. En résulte son livre, un format hybride entre autobiographie et théorie politique. 

« C’est un livre publié par les excellentes nouvelles Éditions Ròt-Bò-Krik [fondées en 2021, NDLR]. Il nous fait circuler entre différentes matérialités politiques, historiques et esthétiques coloniales. C’est à partir de sa propre histoire, et plus particulièrement des bijoux de sa mère, que Arielle Aïsha Azoulay défait les nœuds coloniaux intriqués entre l’intime et le familial, entre l’intime et le colonial – qui fera l’intersection entre deux histoires encore trop refoulées : celle de l’Algérie colonisée par la France et celle de la Palestine colonisée par Israël. »

« Elle nous montre, grâce aux bijoux laissés par sa mère, que les histoires d’un monde juif-musulman peuvent encore avoir une force, loin d’une volonté de pure séparation ethnique. Elle évoque aussi une séparation entre les objets traditionnels – on pense aussi aux musées – et les personnes qui les vivent ou qui en vivent, puisque l’autrice a aussi pour volonté de réveiller une mémoire musculaire recouverte par l’impérialisme : celle de sa famille juive joaillère. »

Sumud, La portée internationale de la résistance palestinienne (Antidote)

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« On est toujours heureux quand des ouvrages internationalistes paraissent depuis la Belgique. Antidote fait ici un travail en deux ouvrages : le premier, Une philosophie palestinienne de la confrontation dans les prisons coloniales, rappelle les politiques de confrontations des prisonnier·es politiques palestinien·nes en milieu carcéral israélien. Le deuxième, La portée internationale de la résistance palestinienne, rappelle l’importance de la cause palestinienne dans les luttes internationalistes et anti-impérialistes. On y retrouve des témoignages et textes de militant·es à travers le monde, dont par exemple l’importance de la Palestine pour l'extrême gauche japonaise. »


« Dans cet article, on a fait le choix de ne proposer que certains ouvrages sur et pour la cause palestinienne, étant donné l’urgence dans laquelle on se trouve. Aussi, il nous faudra rappeler l’importante production littéraire palestinienne : il n’y pas de génocide sans génocide culturel. À ce titre, on doit saluer la récente Anthologies de la poésie palestinienne, dirigée par Abdellatif Laâbi, qui nous rappelle sa vivacité et les espoirs de libération qu’elle porte en elle. Palestine vivra. »


*« En renforçant l’idée que la critique du sionisme est un acte d’antisémitisme, les pouvoirs occidentaux, dont la France, forcent une identité du peuple juif à l’État d’Israël. Or, il existe des multiplicités de traditions juives, dont certaines ont toujours été antisionistes. Voir, à ce sujet, Antisionisme, une histoire juive (Syllepse, 2023) ou encore Histoire générale du Bund (L’échapppée, 2022). »

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Bruxelles se rassemblera chaque soir jusqu’au cessez-le-feu en Palestine

17 janvier 2024 à 13:48

D’abord tenu à la Bourse, puis à la Gare Centrale, ça fait maintenant 92 jours qu’un rassemblement pour la Palestine a lieu quotidiennement à Bruxelles. Chaque soir à 18h, des personnes se réunissent pour crier ensemble « Free, free Palestine », « Boycott Israël » ou encore, depuis peu, « Go, go South Africa ». 

Malgré le froid, la présence – parfois violente – de la police, et la fatigue émotionnelle et physique qui s’installe, les gens sont toujours là. Beaucoup se connaissent à présent. Il y a notamment le collectif Caddy for Palestine, dont les membres ont décidé, dans l’urgence, de se rendre utiles en offrant chaque soir des boissons chaudes et autres douceurs aux manifestant·es. Et à force, les visages et voix des personnes qui prennent régulièrement le micro pour crier et chanter leur espoir en une Palestine libre deviennent familiers. C’est comme si vous les connaissiez. 

J’ai approché trois de ces visages, Shaker Abu Fouda (30 ans), Mohamed Elmasry (32 ans) et Tahsin Zaki (60 ans). Omar Karem était souvent présent également, mais moins depuis qu’il a entamé une grève de la faim le 31 décembre à l’ULB. Force et soutien à lui. 

Tahsin Zaki, qui a étudié le marketing et le journalisme, travaille depuis plus de vingt ans pour la cause palestinienne, plus précisément dans la section Jeunesse de la Communauté Palestinienne en Belgique et au Luxembourg depuis 2009. Juste avant le rassemblement enneigé du 15 janvier à la Gare Centrale – le 91ème – il m’a invitée à l’abri, dans sa voiture remplie de drapeaux palestiniens et de matos de manifestation, pour me raconter son histoire, ses revendications et ce qui l’aide à tenir.

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Tahsin Zaki, le 16 novembre 2023

VICE : Tu viens d’où en Palestine ?
Tahsin
: Mon père et ma mère sont né·es à Akkā, mais ont été expulsé·es en 1948. Je suis un réfugié palestinien du Liban. Akkā est une ville palestinienne très ancienne et historique, mais les Israélien·nes l'appellent aujourd’hui Akko [son nom en hébreu, NDLR]. 

Tes parents font partie des Palestinien·nes déplacé·es durant la Nakba ?
Oui. Ma mère avait 9 ans et mon père 17. En 1948, pendant la guerre, on leur a dit : « Partez trois ou quatre jours dans un pays voisin – la Jordanie, le Liban ou la Syrie – et vous reviendrez quand on sera libéré·es. » 

Mon père s'est marié avec ma mère, on est sept dans la famille. J'ai un frère et une sœur qui vivent maintenant aux États-Unis. Mais deux de mes frères ont été tués lors de l'invasion [israélienne] de 1982 au Liban. 

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14 novembre 2023

T’es déjà allé en Palestine ?
Jamais. Tu vois comme le monde est injuste ? Je peux même pas me rendre en Palestine. Si j'y vais maintenant, je risque d'être arrêté, vu que je suis très actif en Belgique depuis 2001. Je suis l'un des principaux acteurs de la communauté palestinienne ici. Mes frères, mes sœurs et moi-même sommes né·es au Liban. Certain·es d’entre nous ont visité la Palestine, mais pas moi.

T’as encore de la famille là-bas ?
Oui, bien sûr. Mon père a quitté la Palestine avec certain·es de ses frères et sœurs, mais sa sœur aînée, qui était déjà mariée, voulait y rester. Elle est morte d’un cancer entre-temps, mais ses enfants sont toujours là. 

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16 novembre 2023

Vous vous rassemblez tous les soirs depuis 91 jours. Comment ça a commencé ?
Tout a commencé après le bombardement de l'hôpital Al Maamadani, le 17 octobre. On s’est appelé·es sur Whatsapp – on était un groupe d'environ 20 personnes. On s’est retrouvé·es à la Gare de l'Ouest pour parler avec le PTB qui nous a dit : « Allons à la Bourse. On va vous protéger. »

On s’est donc rassemblé·es là-bas, après dix jours d'invasion, et s’est fait une promesse : on n’arrêtera pas avant le cessez-le-feu et la fin du génocide. Au moins un cessez-le-feu permanent.

Ça doit être épuisant à la longue.
La communauté palestinienne est présente dans toute l'Europe et on est en contact avec les mouvements palestiniens d'autres villes. Mais [à ma connaissance], on est les seul·es à le faire tous les jours. Ça fait aujourd'hui 91 jours qu’on est dans la rue, sans interruption. 

Ça nous est arrivé de faire trois manifestations en une journée. Une fois, on a manifesté à la Place du Luxembourg de 14h à 16h, puis à Molenbeek de 16h30 à 17h30, et puis ici à 18h. Hier encore, on a manifesté sur la Place de l’Albertine jusqu'à 16h, puis on est venu·es ici pour une heure de plus. T’imagines…

On continuera. Tant que tout ça dure et qu'il n'y a pas de cessez-le-feu permanent, on continuera. 

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Shaker Abu Fouda, le 14 novembre 2023

Pourquoi avoir bougé de la Bourse à la Gare Centrale ?
On aurait préféré rester à la Bourse, mais on a dû partir à cause du marché de Noël. Maintenant, on est de retour à la Bourse les vendredis soirs, mais les autres jours c’est à la Gare Centrale. Notre but ici est de montrer aux gens qui entrent et sortent de la gare que la Palestine est vivante, que la Palestine ne mourra jamais. Que la Palestine n'est pas orpheline. On essaye aussi d'éduquer les gens, de leur permettre de faire des recherches et de réfléchir. 

Pendant les rassemblements, je me contente pas de chanter ; je m'occupe aussi de la sécurité. J'essaie de protéger tout le monde de la police, pour que notre dossier reste vierge et qu’on puisse demander davantage aux autorités. On voudrait rapprocher ce rassemblement du Parlement européen, et alterner : un soir ici, un soir devant le Parlement.

On apprécie la position adoptée par la Belgique sur Gaza et la Palestine, mais on voudrait qu'elle aille plus loin. Bruxelles est la capitale de l'Europe et la Belgique prend la présidence du Conseil de l'Union pour six mois. Et il faut qu’il se passe quelque chose durant ces six mois ! 

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Mohamed Elmasry, le 14 novembre 2023

Tu peux me parler de l’importance de la musique et des chants dans les rassemblements ?
On joue beaucoup de musique nationale. C'est pas juste de la musique ; c'est de la musique révolutionnaire. On soutient la résistance, et on n’en a pas honte. C’est important de le dire. C’est important de crier, oui. Quelqu'un·e pourrait passer par là et entendre « Israël, criminel », se demander pourquoi, et ensuite faire des recherches. 

De quoi parle la chanson Yoya, que j'ai entendue à chaque manifestation ?
« Yoya » veut simplement dire « Oui, oui ». La chanson dit : « Samedi, ils ont cassé notre maison et bombardé notre ville/ Ils ont tué nos enfants, pourquoi on devrait se taire ?/ Juste pour avoir du pain, pour la nourriture ? Pourquoi on devrait se taire ?/ Ce sont de mauvais pères, qui nous les a amenés ici ? »

Cette dernière phrase fait référence au Royaume-Uni, aux États-Unis et à l'Europe : ils sont tous coupables. Ce sont eux qui nous les ont amené·es.

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9 décembre 2023

C’est quoi votre plan d’action si on obtient enfin un cessez-le-feu ?
Pour l'instant, l'agression prend tout notre temps et énergie. Mais on a déjà un comité dédié au boycott prêt à agir dès qu'il y aura un cessez-le-feu. On est en contact avec des étudiant·es universitaires et on discute des moyens de boycotter Israël sur le plan économique et éducatif.

Concrètement, on sait quels supermarchés vendent des produits israéliens et on compte les cibler. On donnera de l'argent à des équipes spéciales pour qu'elles puissent remplir leur caddie de toutes sortes de produits israéliens. Ensuite, une fois les produits scannés à la caisse, cette personne demandera au staff de lui lire l'origine du produit. Quand on lui dira : « C’est fabriqué en Israël », elle répondra qu'elle ne veut rien de ses courses et laissera tout là. Comme ça se produira plusieurs fois par jour, le staff devra le signaler aux managers. Et tu penses qu'iels feront quoi ?

Après le cessez-le-feu, tu vois quelles solutions pour la paix en Palestine ?
Je suis pas favorable à la solution à deux États. Pourquoi ? Parce que toute la révolution palestinienne depuis 1948, lorsque la Palestine a été occupée, et lorsque l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) a été créée en 1965, c'était pour le droit au retour. Or, si on a une solution à deux États, on ne pourra pas revenir. Mais on aimerait vivre avec le peuple juif qui veut vivre avec nous. Je suis personnellement prêt à embrasser la tête des Israélien·nes qui veulent vivre avec nous, peu importe s'iels sont juif·ves et que je suis musulman. Ma sœur a épousé un Palestinien chrétien. Les Palestinien·nes musulman·es, chrétien·nes et juif·ves peuvent s'aimer. La paix est possible, mais elle doit se baser sur l'égalité, la justice et le droit au retour. S'il n'y a pas de droit au retour, il n'y a pas de solution pour la Palestine. 

Quand elle était jeune, ma mère avait une voisine juive qui nous achetait du fromage. Elle était comme une sœur pour elle. Beaucoup de juif·ves et musulman·es vivaient en paix en Palestine avant l'arrivée des sionistes. Le sionisme est un projet capitaliste qui vise à voler les ressources. Pourquoi tu penses que Gaza est visée ? Pour ses ressources, son gaz, et son accès stratégique à la mer.

Peut-être que je voudrais pas retourner en Palestine. Peut-être que je voudrais vivre en Belgique ou finir mes vieux jours en Espagne. Mais je veux avoir le droit de retourner dans mon pays parce que c'est ma terre. 

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16 novembre 2023
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16 novembre 2023
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7 janvier 2024
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Caddy for Palestine le 16 novembre 2023
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14 novembre 2023
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7 janvier 2024
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Caddy for Palestine le 7 janvier 2024
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9 décembre 2023
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L’arrêt du cul

15 janvier 2024 à 08:36

Marie, Céline et Stéphanie* sont retraitées du travail du sexe. Les trois femmes ont connu des parcours divers, d’une pratique survoltée, ponctuelle, à une vie rythmée de passes quotidiennes. Si le travail du sexe s’arrête, ses acquis, eux, restent. Comme la liberté d’envoyer bouler les préceptes qui régissent l’existence, le corps, surtout celui des femmes.

Le temps coule à flots 

Marie a 65 ans. Elle habite dans la capitale, à Molenbeek. Son salon est décoré d’un papier peint baroque modernisé. Un chandelier noir laqué illumine la pièce. Une cigarette se consume dans ses mains vieillies. Elle se remémore ses 30 ans de travail du sexe. « Une fois, je me suis arrêtée devant une vitrine pour regarder une fille. On aurait dit une poupée. » En 1974, elle a 17 ans et se rend régulièrement à la gare des Guillemins par la rue Varin. Elle longe les façades aux carrées surélevées qui peuplent le quartier liégeois. Son fiancé lui explique le ballet qui s’y joue, en quoi consiste le travail « des putes ». Vingt ans plus tard, elle est au chômage et travaille au noir la nuit dans un restaurant. Et quand elle sort en boîte, elle fréquente « ces femmes-là ». C’est à une d’elles, devenue son amie, qu’elle demandera de lui louer son premier salon « pour essayer, voir si ça [lui] plaît ». 

Depuis toute petite, Stéphanie a un talent pour l’enseignement. Elle est professeure de biologie*. Son ton doux et imperturbable trahit le reflet d’une vocation. Pourtant, elle n’exerce plus pour le moment. Parce que « c’est super mal payé et c’est super stressant ». C’est pendant sa dernière année d’études, alors qu’elle finit d’écrire son mémoire, que Stéphanie se trouve un job étudiant dans un bar à champagne près de l’avenue Louise, à Bruxelles. Il n’y a pas de chambres, c’est un de ces endroits où les hommes viennent boire et regarder les filles danser. Après toute une débâcle d’argent et de garçons, elle a besoin de fonds. Elle a 27 ans à l’époque et s’est toujours dit que si, un jour, elle en avait besoin, « en cas de dernier recours », elle pouvait utiliser son corps et sa sexualité pour générer de l’argent. 

De l’argent, c’est précisément ce qu’il manque aussi à Céline quand elle arrive en Belgique dans les années 2010. À 23 ans, elle n’a pas droit au chômage ni au CPAS. Et puis, surtout, elle va très mal. L’anxiété sociale dont elle souffre l’empêche de travailler, le monde lui est « ultra violent ». Céline voudrait se reposer. Elle essaie les ménages mais l’angoisse continue de l’habiter. Un jour, alors qu’elle travaille, on lui propose de l’argent en échange de services sexuels. « C’est comme si tout me ramenait à ça à un moment donné. » Céline prend ces sollicitations comme un signe de la vie et se met à reçevoir chez elle. « Je me suis retrouvée avec 300 euros, ça me paraissait énorme de gagner ça en une journée. J’étais comme sur un petit nuage. Je me suis dit que c’était ça que je voulais faire de ma vie », explique-t-elle l’air amer. En peu de temps, Céline se fait beaucoup d’argent. Elle peut se reposer, prendre du temps pour elle. « J’ai pu y voir plus clair grâce à ça, parce qu’on vit dans une société où tout va très vite, on n’a pas le temps de se poser. »

Après près d’un an à travailler dans le bar à champagne, Stéphanie aussi décide de franchir la prochaine étape du continuum du travail du sexe. Après avoir consulté les petites annonces, elle envoie ses photos à un couple propriétaire d’un bar pourvu de chambres à Liège*. « J’avais besoin de me faire plus d’argent et j’avais pas ce problème de coucher avec des gens sans sentiments. » Là, elle s’installe dans une des pièces réservées aux filles.

Céline, de son côté, se coupe du monde. En étant travailleuse du sexe (TDS), elle s'enferme dans une bulle où le réel ne peut plus l'atteindre, où elle ne parvient plus à ressentir les choses. Ce qui devait être la solution à tous ses problèmes finit par l'enserrer et l'angoisser, tant elle dépend de son revenu et de sa propre capacité à exercer tous les jours. « Je ne sentais plus mes maux de corps tellement j’étais dissociée. » 

Céline et Stéphanie observent toutes deux le temps se liquéfier.

De jour comme de nuit 

Juchée sur des escarpins Guess encore neufs, Marie, la cinquantaine passée, va et vient dans sa carrée insalubre de 40m² de la rue Linné, à Bruxelles. Elle attend les clients, parfois pendant plusieurs heures. Son volet est ouvert depuis 9h30, les clients peuvent venir à tout moment de la journée. À 36 ans, quand elle a commencé, les vieux hommes défilaient. « J’étais jeune, j’étais belle. On croit que ça va durer toute la vie. » L’ère internet et son âge lui ont ouvert un nouveau type de clients, des jeunes pour la plupart. Il reste aussi les habitués, ceux qui ont vieilli avec elle. En les attendant, elle fait des mots croisés.

À l’époque où elle travaillait dans le bar de l’avenue Louise, Stéphanie était payée pour « boire, boire, boire ». Elle consomme de la drogue, sort beaucoup et boit encore plus. Elle travaille sur des périodes courtes mais intenses, où la fête ne s’arrête jamais. À Liège, l’alcool et la drogue l’aident à avoir des relations sexuelles avec les clients. L’ambiance festive occulte la vie qui déraille et la famille qui s’alarme. 

Céline aussi boit beaucoup, même avant ses rendez-vous. « J’avais un rythme effréné. » Elle travaille chez elle de 10 à 19 heures et, en plus de ça, intègre une agence d’escorts qui la fait travailler la nuit, dans des hôtels et chez des particuliers partout en Belgique. « Je voyageais beaucoup, j’avais pas d’attaches, et ça m’allait. » La liberté est totale, mais l’isolement et l’excès guettent. « J’arrivais pas à m’arrêter. » Elle craint de manquer d’argent, amasse des sommes astronomiques dont elle ne sait que faire. « Là, t’arrives dans une spirale. »

Stéphanie aussi dépense son argent dans tous les sens, et dissimule son cash des autres filles du bordel. « On survit, on survit, on survit. » Après trois mois en province, elle décide de se barrer. Elle postule comme prof de biologie aux quatre coins du monde, est embauchée en Corée du Sud, continue de boire jusqu’à toucher le fond, commence un traitement et puis se sèvre. À Séoul, Stéphanie s’essaie au sexcam mais s’ennuie très vite. Des caméras la filment, les clients activent des sextoys à distance. L’approche culturelle du sexe en général ne l’amuse pas. Elle reste six ans dans la capitale, où elle enseigne, apprend à nouer des habits traditionnels, à parler coréen et à jouer du janggu.

Reprendre le pouvoir 

Après six ans de tempête, Céline rencontre son copain. « Au fur et à mesure du temps, tu te guéris [des angoisses], t’apprends. » Le TDS lui a montré comment poser des limites. « Maintenant, je connais la valeur du sexe, je ne ferai plus sans envie ou sans avoir de retour. Le sexe social, j’arrête. » 

Quand elle pense au nombre d’hommes avec qui elle a couché sans vraiment le désirer, parce que le date se passait bien et que le mec était gentil, ou qu’il était « trop tard » pour faire marche arrière et qu’expliquer qu’elle ne voulait pas pouvait s’avérer plus laborieux que l’acte lui-même, Stéphanie ne s’étonne pas d’en avoir fait un gagne-pain. 

Marie aussi, au regard de sa carrière, a tiré des enseignements sur le sexe. Elle trouve que ce qu’il faut retenir, c’est de « ne pas faire l’amour pour faire plaisir ». À bien des regards, comme l’explique Céline, elles ont « repris le pouvoir », appris à refuser : refuser d’avoir peur des hommes, refuser d’être vulnérables face à eux, refuser les normes sexistes, refuser l’exploitation, refuser de sacraliser le rapport au corps, embrasser d’être une pute ; s’appartenir enfin. 

À son retour de Corée du Sud, Stéphanie a voulu explorer le milieu associatif bruxellois. Elle a vu passer une annonce, encore une. Elle travaille désormais chez Utsopi, « un groupe d'auto-support, porté par et pour les TDS » cofondé par Marie. Elle est chargée de projet au quartier nord. Son binôme et elle effectuent des maraudes rue d’Aerschot et dans les carrées du coin. Elles parlent aux filles, essaient de socialiser, de créer du lien et distribuent des préservatifs et du gel. 

« C’est comme un syndicat du travailleur·ses du sexe », résume Céline. L’année où elle rejoint Utsopi, le travail ne manque pas. La petite équipe attend les résultats des pourparlers qui doivent mener à la fin de la criminalisation du travail du sexe et qui feraient de la Belgique le deuxième pays au monde à décriminaliser l’activité. La décision favorable tombe le 18 mars 2022 et, avec elle, une nouvelle ère, une ampleur nouvelle pour l’association. Depuis, l’effort communautaire suit son cours. Aussi, le conseil des ministres va approuver le 23 juin 2023 un projet de loi permettant aux TDS de bénéficier d’un contrat de travail, et des droits qui vont avec. Une évolution inédite, qui n’aurait pas vu le jour sans les efforts des premier·es concerné·es. Des subsides permettent aussi de payer les nouvelles arrivées, comme Stéphanie, malgré la situation toujours relativement précaire d’Utsopi.

En jouant avec le serpent doré qui sinue sur son annulaire, Céline décrit le quotidien d’une patiente révolte. Elle raconte son envie d’apprendre et de lutter pour ses droits en tant que TDS. Le travail du sexe et la défense des droits de ceux et celles qui ne le choisissent pas lui apparaissent politique. 

« Je continuerai à militer, tant que je pourrai, tant que j’aurai la force », assure de son côté Marie, de sa voix rauque. « Et je ferai en sorte que les TDS soient reconnu·es. » Son travail consiste davantage à s’assurer que la lutte soit entendue dans les milieux politiques, culturels, juridiques et militants. Elle dialogue avec les abolitionnistes, en prenant soin de rembarrer les voix qui se disent féministes tout en disant aux femmes ce qu’elles peuvent faire ou ne pas faire de leur corps. Ses interventions lui apportent quelquefois des emmerdes. Elle a parfois eu peur, comme cette fois, deux jours après avoir représenté Utsopi au procès de la proxénète Mama Leather, où elle a découvert la tête coupée d’un pigeon sur sa vitrine de la rue Linné. « C’est pour ça qu’il n’y a pas mon nom sur la sonnette de mon appartement. » Marie ne se laissera pas intimider pour autant, ni par les oiseaux sans tête, ni par les féministes sans tête.

Un beau matin 

Stéphanie boit son café, posé sur une nappe à fleurs blanches brodées, et contemple une boîte à chaussures un peu chiffonnée, rangée dans l’armoire d’en face. Cette boîte, c’est celle d’une paire de talons aiguilles, ses chaussures de travail à l’époque. « C’est drôle, les vêtements, je les gardais pas tout le temps ; mais mes talons, toujours. » Pas loin, une photo d’elle en habit traditionnel coréen est posée parmi d’autres bibelots sur une étagère. Stéphanie vit seule dans cet appartement de Forest*, où elle a grandi. Ses parents ne savent rien de son temps passé dans les bars à champagne, les bordels ou les compagnies de sexcams coréennes. « Je leur dirai jamais », pose-t-elle. La veille, Stéphanie a fait une autre maraude au quartier nord pour aller discuter avec des jeunes filles. Elle les trouve pro, sobres derrière leur vitrine ; elle dit qu’elles « ressemblent à des poupées ». « J’ai quand même pas mal de tendresse pour mon passé, remet-elle. J’ai appris plein de trucs. » 

La carrière de Marie a pris fin le 13 décembre 2021, à 8 heures du matin. Ce jour-là, elle est expulsée de sa carrée par son propriétaire, mécontent de sa plainte pour proxénétisme aggravé et conditions de travail insalubres. L’interdiction du travail du sexe sous Covid et les 1 200 euros par mois exigés pour un 40m²  inondé ont eu raison de la patience de Marie. À 65 ans, elle ne se voyait pourtant pas arrêter les passes. « C’est une retraite qu’on m’a imposée et que je vis très très mal. » C’est la peur du vide, mais aussi les menaces répétées du ministre de Saint-Josse, Emir Kir, de fermer le quartier rouge qui la poussent à co-fonder Utsopi en 2015. « Je regrette pas d’avoir fait ce boulot pendant 30 ans. » Le travail du sexe, Marie en a fait une profession, un métier qu’elle a choisi il y a bien longtemps. Sa retraite y est dédiée, à l’image d’une grande partie de sa vie.

Céline a « corporellement quitté le travail du sexe », mais son quotidien chez Utsopi ne la détache pas de ce milieu. « C’est comme pour n’importe quel métier : t’en garde un souvenir, des compétences, un sentiment bon ou mauvais, qui influe sur la suite. » S’il fallait tout recommencer, Céline le ferait quand même. Pour gagner de l’argent s’il venait à manquer, pour être seule dirigeante de sa propre vie. Et si le besoin ne revient jamais, Utsopi lui apportera le confort d’une accalmie définitive. Chez elle, le sentiment est mitigé, c’est un mélange aqueux de soulagement et de liberté perdue. 

*Pour préserver l’anonymat des personnes concernées, certains noms et lieux ont été modifiés. L'ancienne profession de Stéphanie a également été modifié.

Depuis la rédaction de cet article en 2022 et suite à des désaccords au sein de la direction, Marie et Céline ont quitté Utsopi. La co-fondatrice dénonce un manque d’investissement « pour les femmes précaires, les sans papiers et contre les réseaux ». D’après elle, « il y a une glamourisation [au sein de la direction] de la prostitution. Il n’y a plus de distinction entre les TDS qui font se métier par choix et celles qui le font par contrainte. » Ce manque de distinction est le résultat, selon elle, du fait que les directeur·ices « ne connaissent pas la réalité de terrain ».

D’après Alter Echos – dans son article Utsopi : succès et crises d’une organisation « par et pour » les TDS – ces dernier·es mettraient en effet plutôt l’accent sur d’autres enjeux, comme le féminisme et l’identité sexuelle. « Un manque de cohérence dans les valeurs est dénoncé. (…) la question du leadership d’une organisation “par et pour” les travailleurs et travailleuses du sexe reste posée. Faut-il soi-même en être pour diriger une organisation comme Utsopi ? Certaines le pensent. »

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Les lettres de suicide sont des œuvres littéraires à part entière

11 janvier 2024 à 08:50

C’est dans un bar punk de Kreuzberg, entre la Sprée et le Landwehrkanal, que je rencontre Vincent Platini en avril 2023. L’universitaire français, qui a gardé le look de ses années skinhead, est une vieille connaissance de mon pote qui fête son anniversaire ce soir-là. Entre une tote oma – spécialité locale à base de bouillie de boudin noir évoquant la merde ou le cadavre en décomposition, d’où le nom – et une grosse bière teutonne, on parle littérature.

Du temps de mes études, j’avais travaillé sur le nazisme et la littérature des limites : inceste, expériences sado-maso, etc. Lui, avec son doctorat en littérature comparée, avait écrit sur le polar sous le troisième Reich (Krimi : une anthologie du récit policier sous le Troisième Reich), traduit un essai sur la drogue et le nazisme (L’extase totale : le IIIe Reich, les Allemands et la drogue) et s’apprêtait à sortir un livre sur les lettres de suicide (Écrits fantômes : Lettres de Suicide (1700 – 1948)). C’est à l’occasion de cette sortie que je l’ai rencontré.

VICE : Qu’est ce qui fait qu’on se réveille un matin en se disant : « Je vais écrire un livre sur les lettres de suicide » ? Vincent Platini : Ce genre de projet, ça se décide pas en se levant un beau matin. Ça se mûrit comme un panaris. Une copine m’a rappelé que j’en parlais déjà il y une dizaine d’années. Parmi les éléments moteurs, je pourrais évoquer le souvenir des Lettres persanes [de Montesquieu, NDLR] : le dernier message est une lettre de suicide qui fait voler en éclats le mensonge du roman. Un personnage qui se taisait jusque-là prend soudain la parole et, en quelques lignes, c’est tout l’édifice qui s’écroule. J’aime ce genre de détonation, l’écriture à coup de flingue.

Mais, plus encore, ce qui m’a intéressé, c’est que les lettres de suicide sont des objets quotidiens – on en écrit tous les jours, tout le monde sait plus ou moins à quoi ça ressemble – et cependant on refuse de les voir. Quasiment aucune étude dessus. On les considère pas comme de la littérature et, même après la sortie du bouquin, beaucoup de gens détournent le regard. Toi-même, tu poserais pas cette question si j’avais pondu une énième thèse sur Proust – entreprise pourtant autrement plus hasardeuse. C’est quoi le problème avec le suicide, pour qu’on refuse à ce point de lire ces lettres ? Bref, comme pour mon travail sur les polars du IIIe Reich, j’ai été attiré par un objet flagrant mais occulté.

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Joseph G., 9 décembre 1929, Alger.

**Pourquoi avoir choisi la période 1700 - 1948 pour ton corpus ?
**On a été plusieurs à décider : moi et les archives. Y’a en outre des raisons pratiques, méthodologiques et éthiques. J’ai opté pour une étude sur 250 ans pour montrer les changements du rapport à la mort et à l’écriture. Y’a pas une essence de la lettre de suicide, mais d’incessantes transformations formelles. Ensuite, il fallait retrouver des lettres de première main, si je puis dire. Si on écrit depuis des siècles pour dire qu’on se tue, j’ai trouvé aucune lettre dans les archives avant 1700 – même si elles doivent exister quelque part. De toute façon, c’était suffisamment de boulot de les dégoter sur cette période, entre les différents fonds de la justice criminelle, des commissariats de police, des journaux.

En revanche, au milieu du 20e siècle, elles sont rassemblées dans les « affaires classées sans suite » et leur nombre explose : plusieurs centaines chaque année rien que pour la ville de Paris. J’allais me noyer. Fallait donc s’arrêter en 1948. Enfin, il s’agissait de garder une distance avec les suicidé·es. Il était hors de question de blesser des proches qui vivent encore et dans l’ensemble, je voulais traiter ces lettres avec tout le respect possible, je voulais surtout pas faire un cabinet de curiosités. Prendre 75 ans de recul semblait suffisant. Et puis, incidemment, c’est aussi le laps de temps pour que tombent les droits d’auteur. Or, je considère ces pièces comme des œuvres littéraires à part entière.

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Brem, dit Birner, 28 avril 1789, Paris.

**Le livre se divise en dix sous-ensembles…
**Il y avait plusieurs écueils à éviter. Je voulais faire ni un ouvrage d’historien ni de sociologue, et encore moins de médecin. Autrement dit, pas de classement selon des périodes historiques ou le profil des suicidé·es ou, pire, selon le motif supposé de leur acte. Je devais faire entendre leurs voix pour elles-mêmes. J’ai donc choisi de les agencer selon le type de scripteurs ou scriptrice qu’elles donnaient à voir, comment les suicidé·es se déterminaient et se représentaient : comme des sujets amoureux, ou politiques, ou malades, etc. – sachant que bien souvent, on se détermine contre quelque chose : la tyrannie, la famille…

Ces parties, je les ai nommées des « cercles ». Les chapitres auraient été clos, tandis que les cercles se croisent : un suicide peut être à la fois amoureux et politique. À l’intérieur de chaque cercle, j’ai inséré des « bulles » qui font un gros plan sur des documents qui ne sont pas forcément des lettres mais qui révèlent quelque chose du rapport au suicide à une certaine époque. J’ai trouvé par exemple l’Album des suicides d’un pharmacien au 19e siècle, qui dessinait à la main les cadavres retrouvés dans les cellules d’une prison. Enfin, j’ai ajouté une postface où j’explique mes choix, l’histoire et les problématiques de cette forme littéraire. Il fallait que ça termine le recueil : je voulais pas prédéterminer les textes, écraser leur sens avec une préface qui dirait d’emblée comment les lire.

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Joseph Pernot, suicidé dans sa cellule de la prison de Mazas le 12 octobre 1852.

**Tu peux nous parler de la façon dont la société appréhende la question du suicide à travers l’histoire ?
**Jusqu’à la fin du 18e siècle, le suicide est considéré comme un crime. Crime contre Dieu, crime de lèse-majesté. La justice n’est pas tendre avec ceux qui commettent un « homicide de soi » : quand un cadavre est suspecté, on le garde au frais, on lui fait un procès et on supplicie le macchabée. « Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes », note Montesquieu. Le seul avantage, c’est que les lettres sont parfois conservées dans les pièces du procès, vu qu’elles sont des preuves à charge.

Au cours du 18e siècle, la perception du suicide change. Les morts sont plus à plaindre qu’à condamner. En 1791, le suicide est décriminalisé. Les enquêtes de police conservent les lettres mais cette fois parce qu’elles sont des preuves à décharge pour les proches. Les suicidé·es écrivent désormais « N’accusez personne de ma mort », justement parce ce n’est plus un crime de se tuer. Ça peut être vu comme un acte de résistance politique – y’en un paquet durant la Révolution – mais aussi des symptômes d’une maladie mentale, ou l’acte d’une âme trop sensible, celle d’un artiste maudit.

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Eugène E., 3 juin 1939, Saint-Victor-de-Buthon (Eure-et-Loir).

**C’est quoi les motifs récurrents qui poussent les gens à « mettre le point final » ?
**Ça, c’est très variable et assez boiteux. Y’a des motifs comme la misère, la souffrance physique, le chagrin amoureux, le sentiment de déclassement. Mais, d’une part, les mêmes mots désignent des objets différents : la « perte de l’honneur », par exemple, n’est pas la même pour un homme ou une femme. D’autre part, ce sont des motifs allégués. L’enquête de police peut démentir ces déclarations. Les suicidé·es mentent très souvent dans leurs lettres. Certain·es se donnent comme des victimes de leur trop grande générosité alors qu’ils étaient des escrocs. D’autres écrivent qu’ils vont se tuer, alors qu’ils cherchent seulement à berner la police qui les poursuit.

Dans l’ensemble, il faut se méfier de la prétendue intention de l’auteur·ice. On s’en fout un peu. Le plus intéressant est de voir comment fonctionne le texte, les effets qu’il produit.

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Jacques-Nicolas L., 27 juin 1911, Paris.

**Toujours à propos de point, tu m’as dit qu’il y avait eu débat avec tes éditeurs pour mettre des points médians dans l’édition et que t’avais refusé l’écriture inclusive. Avec ça, t’as pas l’impression d’éclipser celles qui se sont tuées ?
**Tout doux bijou. C’est un mauvais procès d’intention. Mais ta question permet d’aborder des aspects importants. Les éditeurs avaient proposé d’intituler le recueil « Lettres de suicidé·e·s » et de tout accorder à l’avenant. Ça marchait pas. D’une part, ça aurait mis l’accent sur la personne des scripteurs et scriptrices, pas sur les textes. On a préféré « Lettres de suicides » car, au 19e siècle, le mot désignait aussi bien l’acte que le mort qui en résulte. C’est ce qui m’intéressait : comment on se fait à travers le suicide. D’autre part, je voulais conserver un français standard pour faire contraste avec les lettres qui, elles, sont reproduites dans leur graphie d’origine, parfois écrites en phonétique. Ça permet de faire sentir les jeux de mots possibles, les ambiguïtés d’une « faute » d’orthographe, mais aussi de laisser résonner des accents populaires oubliés. Avant de se tuer dans une rue de Paris, une femme écrit à son amant à la fin du 18e siècle : « Set engale je fine ma vie a te piere je te pardon de tou le peine te tue ma couse tue a fait mon maleure tache de feire le bonneure de notre que tu aime meu que moy. »

Pour l’invisibilisation, on repassera : toute la démarche est de rendre audibles ces voix fantômes. La part de lettres écrites par les hommes est beaucoup plus importante parce que statistiquement les hommes se tuent plus. J’allais pas inventer des lettres de femmes. En revanche, elles ont été parfois éclipsées par les rapports de police, les journaux, voire par leur « amant » lors des suicides en couple. J’ai donc utilisé l’écriture inclusive à deux endroits stratégiques dans le bouquin. Relis bien. Ça donne à imaginer, en creux, toutes les suicidées passées sous silence.

**T’as fait le choix de compiler des lettres d’hommes et de femmes lambdas plutôt que de grands noms de l’histoire. Pourquoi ?
**Tout d’abord pour ne pas éclipser les textes par l’aura de l’écrivain. Si j’avais pris les lettres d’écrivain·es célèbres comme Montherlant, Gary et consorts, on aurait les aurait lues à l’aune de leur œuvre – déjà qu’on lit leur œuvre avec leur suicide en ligne de mire. En fait, on aurait accordé de l’intérêt à ces lettres pour des raisons biographiques et non pas esthétiques. Ma démarche est inverse. Il s’agit de montrer la puissance de ces papiers raturés, mal écrits. Ce sont pas des « belles lettres », c’est de la littérature. Des hommes et des femmes obscur·es, qui se sont fait piétiner par l’existence et qui n’avaient pas vocation à être écrivain·es, ont quand même pris la plume au dernier moment pour se dire eux-mêmes. Ça se fait au détour d’une phrase, tantôt brillante, tantôt affligeante : « Je n’ai de ressource que dans mon désespoir », écrit un percepteur d’impôts en 1819 avant de se tirer une balle.

Les suicidé·es savent que leurs mots, justement parce qu’ils sont dans une situation d’écriture particulière, sont chargés d’une puissance exceptionnelle. Toutes les formules banales des lettres prennent un nouveau sens : les politesses, les salutations ou le simple fait de signer son message d’adieu. « Je finis en disant mon nom », écrit une modeste cuisinière en 1790. Ces gens lambdas, comme tu dis, n’attendent pas qu’on leur donne la parole, ils la prennent, ils se font un nom.

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Jean P., écolier de 13 ans, se tue d'une balle de gros calibre en 1947.

**Tu parles aussi de la lettre de suicide comme d’une œuvre de soi.
**C’est le nœud de mon travail. Pour la faire courte : je considère que le suicide permet parfois de se changer soi-même, de se faire sujet de sa propre existence, de balancer en l’air les relations de pouvoir qui nous déterminent et de se façonner un rapport de soi à soi. C’est en gros ce que Foucault appelle une subjectivation. On prépare sa fin plus ou moins longuement, parfois avec soin, parfois brutalement, parfois avec cérémonie, avec des outils. La lettre en fait partie. Elle participe à la mise en scène que le sujet se choisit. Ça peut donner lieu à des tableaux frappants : en 1816 à Avignon, un rempailleur de chaises se déguise en Christ et se tue après s’être installé sur une croix. Sa lettre s’adresse à Dieu mais à qui destine-t-il ce spectacle si ce n’est aux hommes qui le trouveront ? Un autre, en 1871, pend un chien, une poule et se pend lui-même à côté, avec ce simple mot : « Je veux qu’on me goudronne. » Bref, le suicidé se confectionne une image posthume, il se sculpte lui-même en s’écrivant selon des formules choisies, en se couchant sur un papier particulier – des grandes pages, des billets minuscules, des supports plus inattendus –, en décorant encore sa lettre qui apparaît comme un masque mortuaire. Il confère une esthétique à ses derniers instants. C’est pas de la théorie fumeuse, c’est très concret.

Je tenais à rendre la matérialité des textes par des indications précises, trois différentes typographies et une soixantaine de photographies. Tu te rends compte que des personnes sachant à peine écrire se donnent la peine de tracer quelques mots : « C’est pour moi une grande consolation de pouvoir me rendre ce témoignage au moment suprême », résume en 1860 une femme inconnue dont on n’a jamais retrouvé le corps. Les lettres permettent de reprendre sa mort en main, parfois de se réinventer. C’est ce que j’appelle un optimisme de l’écriture.

**Certaines lettres de suicide sont cocasses, d’autres presque humoristiques…
**Oui, y’en a pas mal. Composer ce recueil n’a pas été déprimant. Certaines personnes veulent laisser une image joyeuse ou narquoise. D’autres sont comiques parce que leurs derniers mots contrastent avec la solennité attendue d’un tel moment. Plus largement, les lettres ne sont pas monocordes, elles peuvent être drôles et violentes, à crever de rire. J’ai reproduit un exemple frappant. Sur une lettre du 1er avril 1947, le suicidé dessine un poisson d’avril souriant et note en dessous : « J’espère que le remords te suffira. »

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Jean L. 1er avril 1947, Paris : « … ni fleurs ni couronnes. J’espère que le remord te suffiras. (sic) »

**T’as remarqué une évolution ou des constances dans les méthodes utilisées pour abréger son existence ?
**Ça, c’est plutôt du ressort de l’histoire ou de l’anthropologie. Je m’y suis intéressé quand ça influençait la mise en scène du suicide ou l’écriture de la lettre. Se pendre, par exemple, permet une certaine disposition de la pièce – mais c’est une méthode connotée négativement puisque Judas s’est tué comme ça. Les armes blanches ou à feu sont privilégiées par les soldats ou les policiers, qui aiment se tuer en uniforme. On en trouve des traces sur le papier, quand celui-ci est taché de sang. Un autre mode qui revient de plus en plus est l’intoxication, que ce soit par ingestion d’un poison ou par asphyxie au charbon, et plus tard au gaz : certains en profitent pour noter leur agonie minute par minute en des lettres que l’on peut qualifier de cardiogrammes. Enfin, y’a la noyade. La lettre est posée là où on a sauté le pas. C’est pas elle qui est envoyée par la poste, c’est le corps qui continue de voyager.

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« Je suis Palestinien, queer, et j’existe »

9 janvier 2024 à 09:28

Une nouvelle année commence et rien ne change de la mer au Jourdain… Alors qu’Israël ne cache plus ses intentions de déporter les Palestinien·nes hors d’une bande de Gaza en ruines, près de deux millions de personnes sont aujourd’hui livrées à la famine, au froid et aux maladies, alors que les bombardements – qui ont déjà tué près de 23 000 personnes en trois mois – se poursuivent. Un constat aggravé par la menace d’un embrasement régional à la suite d’une frappe israélienne sur Beyrouth le 2 janvier. Poursuivi pour crimes de guerre par l’Afrique du Sud, l’État d’Israël comparaîtra devant la Cour internationale de justice les 10 et 11 janvier prochains pour répondre aux accusations de génocide et d’épuration ethnique dont il fait l’objet.

Dans ce contexte de plus en plus tendu, les foules continuent de se mobiliser pour demander un cessez-le-feu immédiat et permanent à l’instar du mouvement #Countdown2Ceasefire qui portait les couleurs de la Palestine dans le monde entier à l’occasion du nouvel an. À Paris, la jeunesse palestinienne en exil est aux avant-postes pour lutter contre ce qu’elle décrit comme « l’effacement » de sa culture et de son identité. Essentialisé·es, réduit·es à de tristes statistiques et trop rarement invité·es à s’exprimer, les Palestinien·nes résistent par le simple fait d’exister et sont de plus en plus nombreux·ses à prendre le micro pour partager leurs récits et rappeler que le « peuple palestinien » ne se résume pas qu’à des chiffres.

Installé à Paris depuis une dizaine d’années, Hamza Abuhamdia est né en 1988 à Amman, en Jordanie, de deux parents Palestiniens en exil. Son père, Maysara Abuhamdia, un célèbre résistant, était connu dans toute la Palestine pour son implication au sein du PLO, l’Organisation de libération de la Palestine. Traqué par l’armée israélienne, il est emprisonné à deux reprises avant d’être condamné à l’exil en Jordanie. Enfermé pour la troisième fois en 2002, il meurt derrière les barreaux onze ans plus tard des complications d’un cancer.

Très jeune, Hamza se démarque déjà de ses frères par son tempérament créatif et une queerness affirmée qui nourrira plus tard ses fantasmes parisiens et son goût pour la provocation. Avant le 7 octobre, il n’avait d’ailleurs jamais trop su de quelle façon s’introduire aux autres : quelle part de son identité était acceptable aux yeux du monde ? Celle de fils de résistant palestinien ou de l’Arabe queer un tantinet bourgeois qui arpente les bars du centre-ville d’Amman ? Ou encore, l’artiste en exil fantasmé par une scène parisienne qui peine encore à déconstruire son white-saviorism ? Depuis trois mois, les choses lui semblent plus claires : « Aujourd’hui, je me sens obligé de rappeler que je suis Palestinien, queer, et que j’existe. »

Face à l’instrumentalisation des luttes LGBTQI+ par Israël pour justifier son génocide – des soldats brandissaient en novembre dernier le Rainbow flag sur les ruines de Gaza – la communauté queer palestinienne s’est engagée plus franchement pour affirmer son soutien à la résistance. En novembre, le collectif Queers in Palestine publiait une tribune dans laquelle il affirmait : « Nous refusons les tactiques coloniales et impérialistes qui visent à nous aliéner de notre société sur la base de nos vécus queers. (…) Il n’y a aucune libération queer qui puisse être acquise par la colonisation, et aucune solidarité queer ne peut être favorisée si elle reste aveugle face aux structures racialisées, capitalistes, fascistes et impériales qui nous dominent. »

J’ai discuté avec Hamza, qui nous ouvre les portes de son intimité pour poser ses propres mots sur une identité que le monde ne cesse de vouloir définir à sa place. Moins contradictoire qu’il n’y paraît, il raconte avec humour et émotion une histoire dont le fil rouge n’est autre que celui d’une profonde quête de liberté, et dont la véracité contredit tous les préjugés racistes qui collent encore à la Palestine.

VICE : Tes parents viennent d’où en Palestine ? Hamza : Mes parents viennent tous les deux de Al Khalil, ou Hébron, en Cisjordanie. Dès les années 1960, mon père s’est engagé dans la résistance palestinienne. Il a été fait prisonnier par le gouvernement israélien avant d’être libéré à la condition qu’il parte vivre en exil. Il était interdit de territoire à travers toute la Palestine, et s’est donc installé à Amman où je suis né et j’ai grandi. À l’époque, j’avais que très peu de conscience de ses combats politiques, il voulait nous protéger de tout ça. On peut plus ou moins dire que j’ai été élevé dans une bulle.

Ma mère, c’est comique… Elle vient d’un milieu relativement bourgeois, avec un capital social, un nom de famille, une éducation et du succès. Sa famille était propriétaire d’un hammam, son père avait deux femmes et 17 enfants… C’était vraiment le bordel, mais ma tante aînée a quand même été l’une des premières femmes d’Al Khalil à faire ses études à la fac ! Ma mère a grandi dans ces contradictions : entre bourgeoisie et tradition, entre les nuits de Beyrouth, Damas et Jérusalem.

Quel souvenir tu gardes de ton éducation ? 
Mon père nous a élevés dans la science et la culture. On regardait des documentaires, des émissions sur la nature, les Looney Tunes, Tom & Jerry… Il faisait des blagues, des imitations… Enfin, quand il était présent, donc c’était pas souvent.

**À quel âge t’as pris conscience que Al Khalil/Hébron était sous occupation ?
**Dès ma première visite ! Dès que tu rentres, tu vois que ça : des soldats, des barbelés… J’en parlais avec un ami qui vient d’Al Khalil aussi et j’ai réalisé à quel point le cerveau nous fait oublier des détails pour cacher les traumatismes. Dans les années 90, y’avait pas encore de détecteurs de métaux. Donc y’avait des salles dans lesquelles toutes les Palestiniennes et tous les Palestiniens devaient se déshabiller face aux soldats avant d’entrer en Palestine. Tout le monde ! J’avais effacé ces souvenirs de ma mémoire… C’est quand il m’en a parlé que les images me sont revenues.

Chaque fois que je pense à la Palestine, y’a toujours cette image militaire qui me vient en tête. Cette vallée du Jourdain… c’est bizarre. On dirait un chantier permanent. C’est triste parce que c’est une très belle région. Malheureusement, tu peux pas échapper à l’armée en Cisjordanie. Et tu sais que tu peux pas aller partout. Tu montes dans le bus et tu vas en ville ; entre les deux y’a pas d’interactions : juste une autoroute vide, des colonies, un mur et les postes de contrôle de l’armée sur les montagnes. On voyait rien de tout ça en Jordanie. En tant qu’architecte, ces paramètres m’interpellent.

**T’avais le temps de te faire des amis quand tu voyageais à Al Khalil ?
**Pas du tout, c’était vraiment famille-famille. J’étais le petit chouchou de ma mère. C’était une femme très sociale, cultivée… Elle voulait s’installer à Beyrouth quand elle était jeune avant qu’on la marie à mon père. J’ai un peu dû porter avec elle cette colère et cette frustration. Elle se plaignait souvent de mon père auprès de moi… Nos rapports contredisaient les normes de genre traditionnelles : une relation presque mère-fille, tu vois. On avait notre complicité, nos clins d'œil que personne d’autre ne comprenait ; et tout le monde m’appelait la petite Zaïra parce que j’étais sa copie conforme.

**T’as toujours eu la sensation d’être « différent » ?
**J’ai connu que ça ! Mes parents me traitaient pas du tout de la même façon que mes autres frères. Il leur arrivait parfois de les gronder violemment ; moi rarement.

**Tu veux dire que tes parents t’ont traité avec plus de délicatesse parce que c’était toi ?
**C’est facile de le dire comme ça, et c’est quelque chose qu’on m’a reproché au sein de ma famille, mais quand les gens demandaient à ma mère pourquoi elle se comportait comme ça avec moi elle répondait : « C’est Hamza, voilà ! » J’étais sa complice, son amie, sa confidente, son âme sœur presque…

**Et comment ça se passait avec ton père ?
**Je crois que je lui faisais un peu peur… Il évitait de rentrer dans ma bulle parce que j’étais team woman et que je me moquais de la culture macho toxique. C’était un peu ma mère et moi contre les garçons, tout le temps. À l’adolescence, j’ai commencé à avoir envie de m’intégrer parmi les garçons mais j’étais tellement loin : j’avais passé ma vie à suivre les nanas partout. Ça m’a pris des années avant de pouvoir construire des relations saines avec des mecs cis. Aujourd’hui, c’est l’inverse : je m’amuse souvent du fait que j’arrive pas à pécho parce que je traîne qu’avec des mecs cis et hétérosexuels.

**Quelle relation t’entretiens avec tes parents aujourd’hui ?
**Ben… aucune. Mon père est décédé y’a dix ans – paix à son âme – et ma mère vit toujours à Amman mais on se parle pas depuis mon coming-out. J’ai essayé de lui parler mais ça finit toujours par évoquer les enfers ou la mort, parce qu’elle est très conservatrice. Ce qu’elle a du mal à accepter, en vrai, c’est que les gens soient au courant.

**Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ton père ?
**Écoute, je peux pas le cacher ça ne sert à rien… Si tu tapes son nom sur Wikipedia, tu vas trouver. Il est mort dans une prison israélienne d’un cancer qu’ils n’ont pas voulu se donner la peine de soigner. Il a été emprisonné en 2002, quatre ans après avoir fêté son retour après la deuxième Intifada… J’ai pas tous les morceaux de l’histoire, j’ai dû faire des recherches et j’avoue que j’essaie de passer à autre chose, mais je suis fier de mon père : c’était quelqu’un de bien et son histoire m’inspire.

**Tu te considères comme un réfugié ?
**Hmm… C’est pas le bon mot, légalement je suis né Jordanien. En revanche, quand j’avais 4 ou 5 ans, je me souviens avoir réalisé que j’étais Palestinien et que je venais d’un pays sous occupation militaire. On va me détester pour avoir dit ça, mais ça a été un moment désagréable pour moi. Déjà très jeune, j’avais la flemme de m’imposer cette réalité que j’ai pas choisie. Après tout, on est des êtres humains. On cherche le plaisir, le confort… J’étais un enfant comme ça : je voulais manger de bons gâteaux et porter de beaux vêtements. Ma mère a nourri ce rapport à la beauté et à la consommation en me demandant très jeune mon avis sur tel tissu ou telle pièce de décoration. C’est que plus tard que j’ai compris que c’était aussi ça la bourgeoisie : le privilège d’avoir le temps d’aller se procurer le beau. Tu réalises en grandissant que tout le monde n’a pas cette chance.

**Et les relations avec ta famille à Amman, c’était comment ?
**C’était pas top. Je les trouvais « pas cool », conservateurs… Quand j’y pense, je reproduisais une forme de mépris social : je considérais qu’ils étaient pas à ma hauteur parce qu’ils parlaient pas anglais, par exemple. La vérité c’est que j’ai essayé de mener ma vie de telle sorte que tout ça n’ait aucune emprise sur moi. Je voulais être plus malin. Mais avec la dépression, le travail et les milieux sociaux que j’ai traversés, j’ai compris que le bon chemin c’est celui qui passe à travers le déni, la colère et le deuil… Jusqu’à l'acceptation, ou la concession.

Donc à 28 ans t’as décidé de venir t’installer en France. Comment ça s’est passé ? J’avais déjà pris cette décision depuis longtemps, c’est juste que j’ai enfin eu la possibilité de le faire à 28 ans. J’avais envie de m’émanciper de cette ambiance bourgeoise, détachée et anglophone d’Amman. Le français m’a tenté très jeune parce que ça rentrait dans cet esprit fou-fou auquel je m’identifiais quand j’habitais encore à Amman. J’allais souvent à l’Institut Français d’Amman où y’avait des bande dessinées avec de la nudité, des livres qui abordaient des sujets tabous, des portes ouvertes loin de l’éducation islamique que j’avais reçue à l’école.

**Quelle place occupait la religion dans ton éducation ?
**C’est un peu schizophrénique en vrai. Mes parents étaient croyants mais politiquement laïcs. Ils buvaient pas d’alcool mais ma mère portait pas le voile, et la mixité des genres était la norme, tu vois… J’entendais surtout parler d’Islam à l’école, et je dois dire que je comprends pas pourquoi, à un âge où on devrait apprendre la figuration, la poésie et le jeu, l’école puisse tant chercher à nous formater. J’avais envie d’apprendre à jouer de la musique moi !

**Toi-même tu te considères croyant ?
**Non, je suis très cartésien. Je regarde la religion d’un œil sociologique, anthropologique : comment les êtres humains se sont forgés et ont tenté de combler les vides. Mais je crois pas à l’absolue bonté de la nature : tout est relatif. C’est dans mes lectures que je façonne mon opinion, au travers de l’humanisme ou de l’écologie… Tout ce qu’il y a d’humaniste dans l’Islam, j’y crois comme à une métaphore. J’ai eu une relation conflictuelle avec la foi, et je sais même pas où j’en suis aujourd’hui. À force de lire, je me rends compte que le Coran c’est d’abord de la littérature. Je suis pas certain de l’importance qu’on devrait encore accorder à des bouquins qui ont été écrits y’a si longtemps. Je préfère lire des textes plus contemporains qui défendent les mêmes valeurs – mais ce sont peut-être mes études dans une école religieuse qui m’ont aussi gavé de tout ça : c’est presque un traumatisme.

**Est-ce qu’il t’est arrivé d’en vouloir à ta famille après ton coming-out ?
**En vrai, j’ai du mal à être fâché contre ma famille parce que je crois qu’ils avaient ni l’espace ni la santé mentale nécessaire pour faire le tri et se souvenir de ce qu’on est vraiment, avant d’être une femme, un homme, un Palestinien ou une Palestinienne. J’ai eu la chance de ne pas grandir avec des menottes, et j’en suis reconnaissant.

Comment t’as réagi en voyant des soldats israéliens brandir le drapeau LGBT à Gaza après avoir rasé la ville ? C’est évidemment horrible. De la folie… mais j’étais pas du tout surpris. L’histoire de ce drapeau reste une histoire occidentale, blanche et, disons-le, capitaliste.

**Culturellement, tu te situes où toi ?
**Quand je fais le calcul, la plupart des films, livres ou musiques dans lesquels j’ai baigné venaient de l’Occident. L’arabe était beaucoup moins présent, même en vivant à Amman. Y’a une bourgeoisie arabe qui s’est un peu éloignée de sa culture, il faut le dire. Ce qui est drôle c’est qu’il y avait une fascination pour les films égyptiens ou la musique libanaise, mais jamais aucun débat autour. Le film est en noir et blanc, les femmes sont belles, elles montrent un peu de peau mais elles sont classes ! Même quand elles incarnent un rôle de travailleuse du sexe, elles restent toujours distinguées.

Je me souviens, petit j’avais voulu regarder la série Lizzie McGuire. Ma grand-mère s’y était opposée, pourtant c’est un truc d’ados évangéliques coincés qui montre rien du tout. Elle avait pris la télécommande pour mettre à la place un film égyptien qui racontait l’histoire d’une vendeuse de charme des années 50, qui chope un mec riche et devient sa maîtresse. Une histoire à l’eau de rose bien sneaky mais, pour cette femme musulmane de 80 ans, ça c’était OK ! Par contre Lizzie c’était haram. J’ai encore du mal à en saisir les raisons aujourd’hui.

**De quelle façon tu penses que les Français·es perçoivent ta culture d’origine ?
**Malheureusement, le cliché du sauvage de cité et des femmes voilées qui mangent pas de porc imprègne encore beaucoup trop les esprits. Il faut arrêter de stigmatiser et diaboliser les gens.

**Certaines personnes disent qu’on devrait pas soutenir la Palestine si on est queer. T’as trouvé ta place au sein du militantisme palestinien ?
**Bien sûr, mais c’est en assumant la personne que je suis que j’ai pu le faire. Il a fallu assumer mes privilèges, mes souffrances, mes ressources et ma santé mentale. Ensuite, comme au théâtre, il faut trouver sa place : c’est quoi le rôle qui me convient en ce moment ?

**Tu connais beaucoup d’autres Palestinien·nes LGBTQI+ ?
**J’en connais. Pas beaucoup mais y’en a. Y’a l’asso Al Qaws, par exemple. Je crois que c’est pas facile compte tenu du contexte et de la religion, mais en vérité j’ai jamais vécu en Palestine. C’est que la perception d’un exilé, et je peux me tromper. En vérité, j’ai jamais eu d’informations concrètes sur des crimes d’honneur commis en Palestine à l’encontre de femmes ou de personnes queer.

Comment tu te sens depuis le 7 octobre ? Au début j’ai eu une sensation de déjà-vu, puis j’ai très vite réalisé qu’il se passait quelque chose de différent. Un événement si imprévu et dramatique que tu perds contact avec la réalité. Tu te demandes vraiment si c’est réel ou si c’est encore un film.

**T’as pensé quoi de la mobilisation en solidarité avec la Palestine à Paris ?
**Ça fait un peu princesse mais j’ai été déçu… Je m’attendais à mieux de la part des Français·es. Plus de gens, plus d’énergie.

**Qu’est-ce qu’elle incarne la jeunesse palestinienne aujourd’hui selon toi ?
**Je dois dire que je suis fier d’être Palestinien. On est une minorité qui existe en dehors du système, donc capable de l’observer de l’extérieur. Les voix palestiniennes qui s’élèvent aujourd’hui sont tellement déconstruites, qu’on arrive peu à peu à cette cohabitation des idées. Tu sais, j’aimerais dire quelque chose ici : les personnes par lesquelles je me suis senti le mieux accepté ont souvent été des femmes qui portaient le hijab. De la même façon, j’ai rencontré des hommes hétéro cis qui m’ont traité avec plus de respect que l’ont fait d’autres mecs gays.

C’était quoi leur problème avec toi ? Je crois qu’il y a beaucoup de personnes traumatisées dans la communauté LGBTQI+ qui ont ce réflexe de rejet. Comme s’il fallait projeter sur leurs semblables la haine dont ils ont fait l’objet. Y’a du racisme dans une partie de la communauté gay blanche quadra et bourgeoise. Beaucoup de gays sont aussi transphobes, et il faut le dire. Que tu sois attiré que par la virilité, je comprends. Mais pourquoi mépriser les personnes qui revendiquent leur genre ou leur fluidité ?

**En Europe, on a tendance à pointer du doigt le Moyen-Orient au sujet des droits LGBTQI+. T’en penses quoi, toi qui a vécu dans ces deux régions du monde ?
**Je peux parler que de mon expérience : en Jordanie, l’homosexualité n’est pas pénalisée. Légalement, y’a rien mais socialement c’est autre chose. Encore une fois, j’ai eu la chance d’être relativement accepté par ma famille. On en revient à cette notion de privilèges vu que mes oncles, tantes, cousins et cousines ont voyagé dans le monde entier et lu beaucoup de livres. La LGBTphobie européenne et la LGBTphobie arabe sont juste différentes, mais y’en a pas une pire que l’autre selon moi.

**Est-ce que t’as de l’espoir aujourd’hui pour la Palestine et les Palestinien·nes ?
**Oui. Et cet espoir se superpose à celui que j’éprouve pour la communauté queer, les femmes, l’écologie… J’ai l’impression que le monde prend conscience des priorités mais je suis peut-être dans ma bulle. Est-ce que je suis vraiment légitime pour répondre à cette question ?

**Je sais pas… Je me demande juste quel est ton sentiment personnel face à tout ça.
**J’essaie de comprendre ce qui me rend heureux. Comme un animal qui cherche à éviter la souffrance. Mais il faut d’abord l’identifier parce qu’on est parfois dedans sans le savoir. Qu’est-ce qui va me faire me sentir le plus mal : parler de la Palestine, des droits humains et du féminisme, ou mettre tous mes sentiments en bouteille ? J’observe les gens et, de ce que j’en ai vu, j’ai pas envie de suivre ceux qui ont choisi la deuxième solution. Leur mode de vie, leur santé, leurs relations avec eux-mêmes, les autres et l’argent me dépriment. J’ai essayé mais ça n’a pas marché…

**Qu’est-ce qui te rend heureux dans la vie ?
**Vivre mon essence de la façon la plus authentique possible. Comme un muscle dont tu testes la résistance : quel est le poids le plus lourd que je peux porter ? C’est là que j’apprends à danser avec tout ça. J’aime sentir et goûter le bon. J’aime aussi bouger. Cette histoire du corps : la libération, le mouvement. À Paris, je m’épanouis du simple fait de ne pas avoir à utiliser une voiture. Le corps humain est fait pour courir, nager, grimper… Je peux pas rester assis comme ça, ça fait mal au dos. Je suis scientifique : le sport, la liberté, le cycle de la vie, baiser, manger… s’exprimer. C’est pour ça que j’aime parfois dire des injures : il faut laisser les corps s’exprimer, zebbi !

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Sur les rails, en action avec les graffeurs de métros chiliens

8 janvier 2024 à 08:37

Depuis quelques années, je documente la scène du graffiti sur métro à travers le monde. Ce travail documentaire m’a amené à voyager pas mal et rencontrer beaucoup de gens, de partout. J’ai toujours été fasciné par la pluralité sociale dans ce milieu, ce mélange qui ne suit pas les codes sociaux de base. 

Fin 2022, je me suis rendu au Chili dans le cadre d’un autre projet documentaire et j’ai profité de l’occasion pour envoyer un message à LKS quand je suis arrivé à Santiago. LKS est graffeur. Je l’avais rencontré en 2019 et on avait tenté une action qui n’avait malheureusement pas abouti. Il me donne rendez-vous à une sortie de métro, loin du centre. 

Sur place, j’attends quelques minutes, avant de le voir arriver dans une voiture grise cabossée, fenêtres ouvertes, trap chilienne à fond. Il me dit qu’on passe d’abord chez lui et qu’on rejoindra ses potes ensuite.

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On arrive dans les hauteurs de la Renca, une partie malfamée au nord-ouest de la capitale. Le quartier est surplombé par une grande colline, le point culminant de la ville. Comme à Hollywood, de grandes lettres blanches rendent visibles de loin le nom de la commune. 

Chez LKS, je rencontre ses parents, sa copine et sa petite sœur. Il m’offre un cadre avec à l’intérieur une photo qu’il a prise durant une action. Il me montre aussi quelques vidéos de ce qu’il fait avec ses crews, HOY et OTEK. Rien sur internet, rien sur les réseaux, seuls les impressions et les fichiers circulent. Si le graffiti reste un monde fermé, les transmissions hors-ligne n’empêchent pas les infos de tourner rapidement. On est toujours au courant de qui fait quoi, quand et où. Les rumeurs et les nouvelles vont vite… Certaines vidéos que LKS me montre présentent des enchaînements d’archives plus folles les unes que les autres : des whole-cars, des end-to-end et des panels à tout va. 

On reprend la voiture et on fonce vers la ville. On débarque dans un parc où on rejoint un groupe d’une dizaine de personnes, son crew et ses potes. Il y a Puas, Geko, Terk, Vinz ou encore Sena, un gars d’une grande gentillesse, un graffeur très motivé. Les joints tournent, ça vide des canettes. Ils me parlent du graffiti comme d’autres parlent de leur travail. C’est presque une raison de vivre pour certains de la bande. 

Quand je lui demande ce qui l’anime dans le graffiti, Puas me répond : « Pour moi, c’est la meilleure chose me soit arrivée. Ce qui me plaît le plus, c’est peindre ; le simple geste de balancer de la peinture. Et puis, contrairement à ce que les gens pensent, ça t’amène pas forcément à de mauvaises choses. C’est juste que si tu sais pas te satisfaire de ce que t’as, si tu veux toujours plus grand, plus fou, plus difficile, comme certains junkies du graff’, alors ça se finira par la case prison… » LKS embarque : « La dernière fois, la police est arrivée. On a tous dû partir en courant. Je me suis d’abord caché sous une voiture, avant de me réfugier dans la cour d’une maison. Mais les flics ont fini par attraper l’un d’entre nous. On a été lui apporter à manger et des vêtements au commissariat puis on l’a attendu. Il est sorti le lendemain après sa comparution immédiate. On a fêté ça et on a bien rigolé. Tu vois, au final, c’est rien de grave. On n’est pas des méchants, c’est de la peinture… »

Ils m’expliquent qu’au bout du parc, il y a une aération qu’ils ont déjà découpée. Quand le moment viendra, on descendra 50 mètres plus bas, sous terre, via un ancien escalier de secours, pour atteindre une station de métro. Une rame y dort. Ils m’assurent que la lumière est bonne pour mes photos.

Un peu plus tard, un des gars revient de la station et nous dit que c’est bon, la sécu a bougé. On écarte la plaque de métal découpée, on glisse dans le trou et on arrive dans la cage d’escalier. On descend plusieurs étages avant d’enfin arriver dans le tunnel. Dans une obscurité presque totale, on avance sur les rails sans un bruit pour rejoindre la station. On marque des pauses régulières. On observe, on écoute. Tout est lent, précis.

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En 30 minutes, on arrive face au métro, un monstre de métal impressionnant. On se fait un petit selfie avec LKS pour le souvenir. L’observation continue. Mais après quelques minutes, on bat en retraite. On a été repérés et la sécu est informée de notre présence. Ce ne sera pas pour ce soir. 

On sort comme des rats invisibles. La soirée s’achève avec une bouffe et quelques canettes, et on se donne rendez-vous le lendemain soir. LKS me raccompagne chez mon ami Pancho, chez qui je dors, dans le quartier San Joaquin.

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Le lendemain, la nuit n’est pas encore tombée quand on tente un autre spot, dans un autre quartier. Avec Geko, LKS et Puas, on prévoit d’entrer dans la cabine du conducteur après le démarrage – celle à l’arrière, non occupée. Une fois à l’intérieur, on a seulement quelques secondes pour mettre des morceaux de tape sur les détecteurs de mouvement. Il faudra ensuite attendre le moment où le métro nous aura emmenés vers des wagons prêts à être peints. 

Deux tentatives et quelques heures plus tard, c’est un nouvel échec qu’on doit encaisser. Un des gars de la sécu ne bougeait pas, là où on est arrivés, ce qui a avorté d’avance toutes nos chances d’accéder à la rame. Je commence alors à comprendre la difficulté de ce système. L’autre soir, ils me racontaient qu’ils pouvaient attendre des semaines avant de pouvoir exécuter une action, qu’il fallait avoir les crocs si on voulait peindre. Cette obsession et cette patience ajoutent encore plus de prestige à leur pratique. Le défi est grand, la récompense le sera aussi. 

Troisième jour, je retrouve Geko à la sortie d’une bouche de métro dans un quartier bien craignos. Le problème c’est que moi, avec mon faciès d’Européen blond aux yeux bleus, ça ne passe pas. Ici, ma tête rappelle juste l’image du « yankee », du « gringo », l’Américain de base, parfois mal aimé dans ce pays où beaucoup entretiennent une relation délicate avec les États-Unis. J’abaisse ma casquette, remonte ma capuche et me contente de ne pas attirer l’attention, tout en mesurant la chance que j’ai de découvrir des zones loin des lieux touristiques grâce à mes potes graffeurs, comme ce marché en bord de route tenu par des Vénézuélien·nes. Geko me raconte d’ailleurs qu’un autre crew a été impliqué dans une fusillade ici-même il y a quelques semaines – je me souviens avoir vu passer ça sur les réseaux. 

Les autres finissent par arriver, LKS, sa copine et Vinz. On boit un coup, avant de partir en équipe pour checker un spot, celui du premier jour. Le métro est dans le tunnel, juste après la station. Si la sécu ne sort pas, c’est mort… Autour de nous, deux gars rôdent. Geko me dit que ce sont deux Péruviens et m’ordonne de ramasser des pierres, de les garder dans mes mains et surtout de rester proche de lui. Ils finissent par partir, après avoir effectué plusieurs aller-retours suspicieux. Malgré les heures d’attente, on ne voit pas la sécurité sortir de la station, ce qui anéantit une fois de plus nos plans d’intrusion… Une défaite, encore. On reprend la caisse et on rejoint les autres sur une place. Ça vide encore des canettes, toujours sur de la trap chilienne.

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Je dois bientôt partir pour l’Argentine et il ne me reste que peu de temps à Santiago. LKS m’assure que je vais finir par réussir à photographier au moins une action. Avec Geko et Puas, ils proposent une palanca si jamais aucun plan d’intrusion ne fonctionne. En gros, ça consiste à tirer le frein d’urgence du métro entre deux stations, avec les passager·es à bord, en otage, avant de descendre sur les voies pour ensuite sortir les bombes et peindre la rame. On le ferait depuis la cabine opposée à celle du conducteur. Risqué, rapide et court, dangereux et légalement plus conséquent. C’est le plan B. 

Ce plan B va finalement être considéré deux jours plus tard, après un quatrième échec. C’est le seul qui soit réaliste avant que je parte pour Buenos Aires. On marche jusqu’au métro après avoir garé la voiture. Je comprends que les voies sont en extérieur, au milieu de l’autoroute qui passe de part et d’autre. Le trafic est dense, les grilles sont hautes. On attend le métro sur le quai, masque Covid et casquette baissée. À peine monté, LKS ouvre directement la cabine à l’arrière. On rentre tous dedans, sous les regards interrogatifs des passager·es. LKS chronomètre précisément le temps, avant de donner le signal à Puas, lequel s’exécute et tire le frein d’urgence. Le métro s’arrête brusquement et, trois secondes plus tard, on saute à l’extérieur. Geko trace les lettres avec une aisance et une rapidité impressionnantes. Les deux autres font le remplissage. Les passager·es ouvrent les vitres, ça crie, j’entends des menaces, mais on reste concentrés. Je recule un peu pour avoir une vision d’ensemble. L’image est incroyable.

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En moins de quatre minutes, c’est fini. LKS m’ordonne de le suivre pendant qu’il ferme son sac. Il me dit de faire attention avant de traverser l’autre voie, un métro peut toujours arriver dans l’autre sens. Il vaut veiller à ne pas toucher le troisième rail aussi, celui légèrement en hauteur, où passe l'électricité. 800 volts, ça ne pardonne pas. On grimpe passe par-dessus la grille, avant de se retrouver sur l’autoroute, où ça klaxonne dans tous les sens. En traversant la première bande, j’entends des pneus crisser devant moi.

La mission n’est pas terminée. On continue à courir pour rejoindre au plus vite la voiture. On enlève les cagoules et les gants alors que LKS démarre en trombe. Il veut qu’on aille retrouver le métro en circu, qu’on le prenne en photo quand il passe en station. LKS roule comme un dératé, brûle tous les feux rouges, refuse les priorités. Ça gueule dans la voiture, euphoriques mais stressés à l’idée de n’avoir encore aucune photo du métro en circulation. 

Finalement, on devine que le métro est directement envoyé au hangar. On s’y rend à vive allure. Ils se changent machinalement après s’être garés, pour ne pas se faire prendre. Tout est toujours précis, méticuleux. On arrive aux portes du dépôt et, après seulement quelques petites minutes d'attente, on voit le métro passer. LKS, Puas et Geko filment à travers la grille. 

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Une fois le métro dans le hangar, on se casse. Le reste de l’après-midi va consister à fêter ça. De mon côté, je suis conscient que je viens de documenter l’une des plus belles scènes auxquelles il m’ait été donné d’assister.

Quelques semaines après avoir quitté le Chili, j’apprends la mort de Sena. Il est malheureusement décédé durant une action. C’était un des mecs les plus actifs du crew, un excellent tatoueur. Et puis surtout, un gars avec un grand cœur. Cette nouvelle m’a renvoyé à de vieux souvenirs… J’ai moi aussi perdu des amis et des connaissances dans le graffiti au cours de ces dix dernières années.

En hommage à Sena, en hommage à ces âmes disparues dans cette conquête de l’inutile.

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Ce qu’il nous reste d’Ulrike Meinhof

5 janvier 2024 à 05:30

La documentation existante couvre bien souvent de façon fragmentée la longue histoire de la Fraction armée rouge (RAF) et l’implication d’Ulrike Meinhof dans l’activisme armé – les actions du groupe se sont étalées sur près de trois décennies quand même. Concernant Meinhof tout particulièrement, son engagement est souvent raconté dans les ouvrages, podcasts, films et autres documentaires selon la même trame narrative : celle d’une journaliste talentueuse qui a un jour dépassé les limites de la légalité en embrassant la lutte armée révolutionnaire, avant de mourir en prison. Pourtant, l’expérience et le vécu de la cofondatrice et figure majeure de l’organisation de guérilla urbaine ont bien plus à nous offrir.

Avec Ulrike Meinhof – Flingue, conscience et collectif, l’ancien membre de la RAF Ron Augustin pallie ce manque. Le livre, publié avec Jean-Marc Rouillan aux éditions Premiers Matins de Novembre (PMN), présente des textes inédits ou retravaillés en français, dont des lettres rédigées en prison ou une interview parue dans les colonnes du magazine Der Spiegel.

On a parlé avec Ron de l’époque où ces textes ont été écrits, des livres existants sur Meinhof et de ce que son ex-camarade de lutte nous laisse comme héritage.

VICE : C'est quoi le contexte social au moment où tu rejoins la RAF ?
Ron Augustin :
La lutte armée a fait irruption un peu partout dans les centres capitalistes au début des années 1970, après un long processus dont l’aboutissement était tout à fait en phase avec le temps. Quelques années avant l’intensification de la guerre au Vietnam, on a vu l’émergence d’un mouvement de contestation qui, en conséquence, était une des répercussions de la décolonisation et de ses bouleversements, dans une ambiance de propagande anticommuniste et de violences policières. Ce mouvement, confronté à l’aliénation débilisante des sociétés de consommation dans les métropoles occidentales, s’orientait surtout autour des luttes des Afro-Americain·es contre l’apartheid aux États-Unis et des luttes de libération dans les anciennes colonies. Cuba et l’Algérie en tête. 

Le pacifisme des années 1950 laissait place à une contre-culture puissante et à une « nouvelle gauche » internationaliste, plus militante et de plus en plus éloignée des courants traditionnels. En Allemagne, cette gauche s’attaquait surtout aux structures autoritaires dans les institutions. Elle organisait des campagnes contre les projets de loi d’urgence, contre l’OTAN, contre l’appareil judiciaire, contre la presse monopoliste des éditions Springer, contre les conditions de vie dans le domaine de ce qu’on appelle la « reproduction » du travail, et pour des structures autonomes et émancipatives. À partir de 1966, à l’apogée de la guerre du Vietnam, les premières structures clandestines se sont mises en place dans toute l’Europe pour aider les soldats américains à déserter et à s’évader. C’était du concret. En plus, la lutte du peuple vietnamien nous faisait entrevoir la possibilité de transformer la faiblesse en force. C’est là qu’il y a eu les premières prises en considération plus conséquentes de la mise en place des structures clandestines qui permettront l’organisation de la résistance contre les appareils de guerre et de propagande du système capitaliste. C’était une conséquence logique quand on se mettait en quête d’une politique et des actions qui ne pourraient plus se faire récupérer par le système en tant qu’impulsions à sa propre modernisation.

Et Ulrike Meinhof en est où dans son parcours à ce moment-là ?
Ulrike a toujours été une militante avant d’être quoi que ce soit d’autre. Quand, à 25 ans, elle interrompt ses études, justement pour se consacrer entièrement à ses activités politiques, elle milite déjà depuis quelques années contre le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest, l’armement nucléaire, et la politique de pacification et d’étouffement de la social-démocratie allemande. Pour elle, écrire ne fait que partie du combat. Et de plus en plus à contre-cœur en tant que journaliste. À la rédaction du journal Konkret, elle ne tient que cinq ans. Pas plus au Parti communiste d’ailleurs. Qu’elle continue à écrire, c’est que c’est ça qu’elle sait faire le mieux, à ce moment-là, mais elle cherche toujours à faire plus. Elle s’implique à fond dans des recherches pour ses documentaires mais surtout aussi dans des discussions internationales sur l’organisation de la lutte anti-impérialiste. 

Ses analyses, dans plusieurs revues, à la radio, à la télévision, sont essentielles pour l’auto-compréhension de la gauche radicale qui, en 1966, s’était formellement constituée en « opposition extraparlementaire », l’APO. Ulrike en fait partie, s’engage dans l’organisation de campagnes et de manifestations, participe à l’occupation d’un bâtiment par des jeunes de banlieue. Dès 1967, elle ne cesse d’insister sur « la nécessité de s’interroger sur l’efficacité d’actions oppositionnelles ». Dans la RAF, dont elle a été l’une des fondatrices, elle est la personne avec la plus longue expérience politique dans les luttes des années 1950 et 1960.

Quelles étaient vos relations avec elle ?
Les camarades qui ont travaillé sur l’édition du livre ont, à un moment ou un autre, eu une histoire commune avec elle dans la RAF et en prison. Quelques-unes travaillaient avec elle auparavant. Moi, j’ai d’abord connu d’autres gens quand j’ai rejoint la RAF. Dans la clandestinité, je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois en personne. La plupart du temps on était relativement compartimenté·es et dans différentes villes, on communiquait par intermédiaires et par téléphone. Avant, je ne vivais pas en Allemagne mais je connaissais ses articles. Plus tard, sa sœur Wienke, amie proche jusqu’à sa mort en 2017, nous a beaucoup appris sur leur parcours politique. 

Quand j’ai été arrêté en 1973, un an après Ulrike et quelques autres, j’ai rejoint la partie de la lutte qui était déterminée par les procès et les conditions de détention. On était isolé·es les un·es des autres, mais on avait un système de communication, « l’info » – des lettres photocopiées et envoyées dans les différentes prisons par courrier d’avocat·es – qui nous permettait de nous réapproprier un processus collectif en menant des discussions intenses et de s’organiser pour défendre notre intégrité en taule. C’est de ce processus que sont issus les textes choisis pour le livre, et c’est exactement ce processus qu’on voulait mettre en évidence à travers les textes d’Ulrike.

C’est vrai que souvent, on parle davantage de ses textes pour Konkret, qui datent d’avant son engagement au sein de la RAF. Un livre paru récemment se concentre justement là-dessus. D’ailleurs, t'en a pensé quoi des livres publiés sur Meinhof ou la RAF ? Il y a aussi eu un documentaire français sur le groupe. 
Ce que tous les livres sur le sujet ont en commun, c’est qu’ils n’ont qu’une notion linéaire et simpliste de l’histoire, laissant de côté le fait fondamental du capitalisme et des luttes qu’il engendre tout naturellement à l’époque de l’impérialisme occidental. Ce qu’ils suggèrent, c’est qu’il n’y aurait pas eu de lutte armée si les flics avaient été moins violents, les médias moins manipulateurs, l’État plus tolérant, l’histoire de l’Allemagne moins fasciste et ceci et cela… Tout ça avec cette fausse fascination pour des événements isolés qui dédaigne la complexité des aspects internationalistes et culturels des années qui précèdent ces événements et leur implications politiques par la suite. 

Le documentaire de Périot [Une jeunesse allemande, NDLR], sur un ton plutôt chauvin et en concurrence avec ses collègues allemands, va dans le même sens – bien que les images qu’il a arrachées aux archives sont super, évidemment. Le fait qu’on ne trouve rien de fiable sur l’histoire de la RAF en français – et très peu en allemand également – relève évidemment aussi de notre propre responsabilité. Je compte bien y remédier un peu bientôt. 

Comment ?
Ça fait un moment que je travaille sur un livre retraçant l’histoire de la RAF, basé sur mes expériences et des discussions avec ceux et celles qui en ont fait partie.

Pour en revenir aux références existantes, c’est ce constat de relecture simpliste qui a déclenché l’envie de publier le livre aux éditions PMN ?
Les militantes et militants qui ont un intérêt particulier pour la personne d’Ulrike Meinhof et ses textes ne trouvent rien sur la période où elle était avec nous dans la clandestinité et en prison. Tout ce qu’on trouve en français, c’est un tas de romans pitoyables et des pièces de théâtre dont la plupart avec l’infâme suggestion d’authenticité en l’utilisant à la première personne. Renégats, repentis et dissociés à l’appui, elle est toujours portraitée de la même manière : la journaliste brillante et frustrée issue de la gauche caviar qui a fait l’erreur de se faire séduire par un couple à la Bonnie et Clyde, qui en plus l’auraient poussée au suicide.

Il existe une sélection de ses articles de journaliste, toujours captivants et intéressants pour comprendre la politique allemande et internationale de l’époque, mais rien qui donnerait ne fût-ce qu’un aperçu de la personne qu’elle était, réellement. Avec les textes qu’on vient de publier, on veut la présenter comme celle qu’elle était les dernières années de sa vie, dans la RAF et dans le collectif en prison. Et à travers ces textes, le collectif qui lui tenait à cœur et pour lequel elle s’est battue sans relâche.

Selon toi, porter le focus sur ses articles, plus que sur n’importe quel autre aspect de sa vie, dessert la lecture qu’on peut faire de sa véritable ambition révolutionnaire ? J’ai effectivement l’impression qu’on cherche surtout à forger un truc romantique chez elle, comme si elle était davantage une figure à fantasmer qu’une militante qui portait un projet politique…
C’est une manière de suggérer des contradictions fondamentales entre sa carrière de journaliste et ses activités politiques, entre sa vie « privée » et son entrée dans la clandestinité, entre la théorie et la pratique, entre elle et les autres membres de la RAF. Pour la classe dans laquelle elle est née, pour les cercles de journalistes et d’intellos bourgeois, il est inconcevable qu’une des leurs ait été une combattante communiste, qu’une des leurs ait rejoint cette bande de terroristes. D’où cette tentative toujours présente de la ramener dans la vieille classe contre laquelle elle n’a pas arrêté de se battre. En gros, c’est le genre de colportage où une certaine gauche opportuniste et d’autres petits-bourgeois rejoignent les stéréotypes de la guerre psychologique contre nous par les appareils d’État.

Qu’est-ce qu’on pourrait retenir d’elle comme « héritage » ? 
Il est clair que son parcours est exemplaire, elle est une de celles et ceux qui ont initié la lutte armée dans les métropoles occidentales. Pour nous, en plus de nos relations personnelles, elle reste une des personnes les plus importantes dans le développement de la guérilla urbaine et de notre résistance en prison. Néanmoins, elle se serait opposée à être mise en avant par rapport à d’autres. Le fait de publier cette sélection de textes, on l'a seulement fait pour démontrer la signification qu’avait pour elle le groupe dont elle faisait partie et le combat mené ensemble.

Pourquoi lire ces textes est encore nécessaire aujourd’hui ?
Ce n’est pas dans des catégories pareilles qu’on réfléchit, nous. Pour ceux et celles qui cherchent à se battre, qui cherchent dans le noir, qui se documentent avec un esprit ouvert et la rage au cœur, les témoignages et analyses des luttes de la deuxième moitié du siècle passé restent utiles. Avec la collection Au bout du fusil que Jean-Marc et moi avons mis sur pied avec les Éditions PMN, on met à disposition des petits recueils de textes concis qui, à nos yeux, sont pertinents. Tout en fournissant, à chaque fois, des repères contextuels et des pistes bibliographiques plus loin. On a constaté que, depuis quelques années, il y a de nouveau un intérêt particulier pour des textes authentiques qui documentent ces expériences. 

Après des écrits issus des luttes tricontinentales et maintenant Ulrike, on pense publier, entre autres, des recueils de textes sur les luttes en Amérique du Nord et en Palestine. Un sur le mouvement du Black Power, non seulement en tant que précurseur des Black Panthers mais aussi parce que c’est ce mouvement qui a initié la campagne contre le service militaire qui obligeait les soldats américains à se faire tuer au Vietnam. Et certainement un ou deux avec des voix palestiniennes de l’époque, quand l’aile révolutionnaire et internationaliste était encore le noyau dominant de la résistance palestinienne.

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Sous-traitance et maltraitances : la douleur des travailleuses du nettoyage

En Belgique, le secteur du nettoyage emploie près de 200 000 travailleur·ses, dont une majorité de femmes et de personnes d’origine étrangère. Selon Magali Verdier, chargée de travail avec les travailleur·ses migrant·es de la CSC (Confédération des syndicats chrétiens), il y aurait plus de 100 000 personnes sans-papiers résidant en Belgique et travaillant dans l'économie informelle, dont des milliers travailleraient dans le secteur du nettoyage.

Evelyne est une ancienne femme de chambre. Sans-papiers au moment de son interview, elle fait partie du comité de la CSC et de la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC. Elle nous parle de la sous-traitance et des maltraitances mais aussi de son militantisme, qu’elle a embrassé au sein de la Ligue.

Ce témoignage fait partie de la série de podcast Clean my Rights, réalisée par Lou Lampaert, Nadia Vossen et Juliette Cordemans. 

Je suis arrivée dans le nettoyage par hasard. Quand je dis nettoyage, c’est femme de chambre dans les hôtels. À cette époque-là, en 2020, je vivais à Bruxelles et je travaillais dans un hôtel à Rochefort, dans la province de Namur. J’étais employée par une grande entreprise de nettoyage, en sous-traitance.

Parfois, quand je repartais [du travail] le soir, on me disait qu’il y aurait 80 chambres à nettoyer le jour d’après. Et puis quand j’arrivais le lendemain, y’en avait finalement 150 – alors que le nombre de travailleuses est déterminé la veille, en fonction desdites « 80 chambres ». Donc, t’imagines, faire trois chambres en une heure… C’était impossible. J’ai coutume de dire que le nettoyage, c’est le plus grand des sports : tu te mets à genoux, tu t’abaisses, tu te mets à quatre pattes pour faire les lits… En plus, dans cet hôtel-là, y’avait des lits superposés. 

J’ai arrêté de travailler en tant que femme de chambre, mais j’en garde encore des douleurs. J’ai consulté beaucoup de médecins, que ce soit pour ma jambe, mon poignet ou ma gorge. Aujourd’hui encore, par exemple, je tousse, à cause des produits de nettoyage qu’on utilisait. 

Imaginez-vous, ces filles commencent à 9 heures : elles partent à 5 heures de chez elles, et quand elles rentrent le soir, à 23 heures, elles doivent encore s’occuper de leur mari, de leurs enfants… Les femmes sont terriblement épuisées. Elles pleurent. Y’a pas un jour sans voir une femme, dans un coin, en train de pleurer. Souvent, tu dois laisser ton travail de côté pour prendre les collègues dans tes bras. Y’a beaucoup, beaucoup de stress. Derrière toi, y’a le directeur de l’hôtel, l’adjoint du directeur, la gouvernante, l’inspectrice de l’entreprise de nettoyage, tout ce monde qui te répète : « On veut les chambres, on veut les chambres ! » Donc tu travailles, mais tu travailles pas bien, parce que tu cours, tu cours et tu cours. 

Les gros problèmes que j’ai eu avec le sous-traitant, c’est le manque de matériel, le manque de respect et le manque de salaire, car on reste souvent impayées. Beaucoup de travailleuses se plaignent des sous-traitants parce que la plupart des entreprises de sous-traitance emploient des personnes vulnérables, comme les sans-papiers. Donc, les patron·nes se permettent tout. 

Les patrons payent au nombre de chambres. Et le nombre de chambres à nettoyer varie en fonction des jours. Puis, les patrons payent avec l’argent qu’ils ont sur eux et parfois, ils ne payent même pas. Il faut savoir que normalement, une femme de chambre, lorsqu’elle est déclarée, touche 13 euros et quelques de l’heure. Mais les femmes de chambre non déclarées – c’est-à-dire la majorité d’entre elles – sont payées au nombre de chambres. Ça dépend de l'hôtel, de la tête de l’inspecteur·ice et de la tête du sous-traitant. Dans notre cas, le sous-traitant nous disait simplement : « Vous êtes payées 10 euros pour trois chambres », sachant qu’on devait faire trois chambres en une heure. Je crois que pour la plus grosse journée que j’ai faite, je ne sais même pas si j’ai atteint les 50 euros… 

Normalement, quand tu commences à travailler, on te demande ta pièce d’identité pour te faire un contrat. Eux, ils te demandent rien. Ils te disent: « Tu commences quand à travailler ? » Moi, j’ai eu mon job via le bouche-à-oreille. Les gens avec qui je travaillais [à Bruxelles] m’ont dit qu’un hôtel ouvrait à Rochefort. « Appelle untel. » Et tu commences à travailler, mais tu sais même pas pour qui tu travailles. Ils font quelques contrats à certaines d’entre nous, mais ce sont des contrats de deux ou trois heures seulement, au cas où il y a un contrôle – alors qu’elles travaillent de 6 à 22 heures. C’est n’importe quoi. 

C’est simple, toutes les femmes de chambre sont étrangères. Personnellement, dans tous les endroits où j’ai travaillé, j’ai jamais rencontré une femme de chambre belge. Si t’en vois une, c’est la patronne. Parmi les filles qui travaillent dans les hôtels, beaucoup viennent de l’Europe de l’Est. Elles, ce sont des machines. Ces femmes-là arrivent au travail le matin, elles disent pas un mot. Les seules pauses qu’elles prennent, c’est pour fumer leur cigarette. Elles devraient être valorisées, et pourtant c’est loin d’être le cas. Ce sont elles qui sont violées. C’est les filles d’Europe de l'Est qui subissent le plus de ces violences au travail, au sein des hôtels en tout cas. 

Un jour, j’ai tout cassé. Dans une chambre, j’ai tout balancé. Après, je suis tombée dans les pommes. Je me suis retrouvée par terre et les personnes autour de moi me versaient de l’eau dessus. J’étais pas la seule dans ce cas. Moi-même, j’ai versé de l’eau sur beaucoup de mes collègues. 

Ce sont des femmes qui n’ont pas le choix. Elles se disent toujours : « Je préfère avoir 10 euros pour acheter du lait à mes enfants que d’avoir rien du tout. » Elles souffrent en cachette, et pourtant elles reviennent le lendemain. Certaines ne reviennent pas… Mais beaucoup reviennent. 

Je sais pas comment décrire ce monde-là. C’est un monde que j’ai découvert… et qui me rebelle énormément. Et je me demande comment on peut vivre dans un monde où les gens ne voient pas cette réalité. 

Un jour, pour avoir la paye du mois, on est allées devant la maison du sous-traitant. Ce jour-là, en quittant l’hôtel à Rochefort, moi et toutes les filles dans la voiture, on a dit au chauffeur : « Tu nous ramènes pas à la gare. » On lui a demandé s'il savait où le sous-traitant habitait, et il nous a dit que oui. Alors on lui a dit : « Tu te gares devant chez lui et tu l’appelles » C’est ce qu’il a fait. Il a appelé le sous-traitant et lui a dit : « Je suis avec toutes les filles, elles disent que si tu les payes pas, elles travaillent pas demain. » 

Ici, les patrons ont tous les pouvoirs. Les personnes sans-papiers ou sans contrat qui sont embauchées ne peuvent pas se plaindre. Moi, j’ai eu le courage de porter plainte, mais les autres ont refusé, par peur, tout simplement. On a coutume de dire que tu pars en tant que victime et que tu reviens comme détenue ou bien tu te retrouves en centre fermé. C’est exactement ça. 

Un jour, y’a eu une manifestation. En marchant, je me disais « Evelyne, t’as souvent vu ça à la télé, aujourd’hui t’y es ! » Il faut savoir que je suis casanière, donc avant, je voyais les manifestations au JT, et c’était tout. Je me disais que je pourrais aller assister aux trucs antiracistes, à telle action… mais j’étais dans mon canapé, en disant ça ! Et là, pour une fois, j’étais sur place. J’étais tout devant, je tenais la banderole, les pancartes. J’étais trop contente. Je me suis dit que c’était le début de quelque chose, et ça été le début de quelque chose ! Ce jour-là, tout a changé pour moi. 

C’est comme ça que j’ai rencontré la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC. La ligue, c’est un groupe de femmes travailleuses domestiques qui se battent pour leurs droits, et qui essayent de trouver des solutions à leurs conditions de travail et à l’exploitation qu’elles subissent au travail. La ligue des travailleuses domestiques, c’est un peu la ligue des travailleuses exploitées. 

L’impact que la Ligue a eu dans ma vie, c’est de me faire rencontrer des chouettes femmes. Parce que toutes ces femmes-là sont belles. Et puis, ça m'a donné un but, un grand but. Les rencontrer m’a fait devenir une autre femme, et m’a fait comprendre que l’union fait la force. C’est une évidence : toute seule, tu peux rien faire. 

Si on devait retenir une chose, c’est celle-ci : quel que soit le travail qu’on te donne, la personne qui t’emploie doit te donner les moyens pour bien exercer ton travail. Et elle doit te payer à la fin. Te donner une assurance, parce qu’il y a des accidents tous les jours. Payer ton salaire, parce que même quand y’a la souffrance, quand y’a le dur labeur, quand t’es bien payé·e à la fin, « ça essuie ton front », comme on dit chez moi. 

Evelyne et ses camarades de la Ligue continuent de se mobiliser pour faire entendre leurs voix et faire respecter leurs droits. Leur lutte vise à améliorer leurs conditions de travail et de vie, mais également à visibiliser leur métier, indispensable dans notre société. 

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Au fond de la nuit polaire russe

27 décembre 2023 à 06:30

L’idée était simple : vivre la nuit polaire russe avec celles et ceux qui la vivent au quotidien. Ce récit, c’est l’histoire d’une rencontre entre un photographe et les résident·es de la nuit russe. Il évoque également le futur incertain de la Russie au travers du prisme de la nuit.

Je me suis rendu à Mourmansk entre septembre 2021 et février 2022, c’est une grande ville au-delà du cercle polaire, qui vit une grande partie de l’année dans l’obscurité. Au cours de trois mois de voyage, j’ai été invité dans de nombreux appartements datant de l’ère soviétique pour passer la nuit avec les habitant·es de la ville. Mon intention n’était pas de documenter la façon dont les gens affrontent l’obscurité, mais plutôt de considérer la nuit comme une porte d’entrée pour explorer ce pays inconnu.

L’obscurité devient une façon de voir, à la fois littéral et métaphorique. Littéral d’abord : la nuit agit comme un filtre, dissimulant certaines choses tout en en révélant d’autres. Ainsi, le paysage urbain, marqué par les imposants édifices de l’ère soviétique et la toundra arctique, se réduit à un simple élément de décor. En revanche, ce qui est éclairé se présente, à mes yeux, comme essentiel : l’intimité de celles et ceux qui m’ont accueilli pour la nuit.

Métaphoriquement ensuite : l’obscurité de la nuit devient une confrontation indirecte avec la réalité de la Russie et son futur incertain. L’invasion de l’Ukraine m’a obligé à adopter également cette nouvelle grille de lecture dans mon travail.

Cette immersion dans la nuit de Mourmansk n’a pas pour prétention de dévoiler quelque chose sur « la Russie », mais plutôt de susciter, à travers des photos prises dans des recoins d’appartements, la rencontre avec quelques Russes. La nuit est une manière de voir, un filtre. Une façon d’évoquer les rêves et mystères de ces individus rencontrés à la veille d’un conflit.

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