Rendez-nous nos boutons !
Cette dĂ©pĂȘche fait suite Ă celle sur les interfaces temps rĂ©el ainsi quâa celle sur lâinformatique sans Ă©cran. Câest une dĂ©pĂȘche de rĂ©ac qui se plaint que câĂ©tait bien mieux avant et quâon ferait bien dâĂ©couter les anciens un peu plus.
- lien ná” 1 : Un brevet de bouton-poussoir de 1883 (US276285A)
- lien nᔠ2 : Un brevet de manipulateur de télégraphe de 1863 (US38530A)
- lien ná” 3 : A brief history of the numeric keypad
- lien ná” 4 : Bob Dylan - With God on Our Side (Official Audio)
- lien ná” 5 : The Doors - Touch Me
- lien ná” 6 : Vidgets, une coque permettant de remettre des boutons sur un ordiphone sans connexion Ă©lectrique
Sommaire
- Retour vers le futur boutonneux
- CâĂ©tait mieux avant ! (On Ă©tait jeune)
- Ăa change quoi ? Un bouton câest un bouton, non ?
- Le patch de Colombia
- Lâurgence ergonomique
- Bibliographie
Câest une note du blog de ploum qui mâa fait rĂ©aliser que lâon a besoin de remettre des boutons, des touches, des joysticks, des potentiomĂštres linĂ©aires et autres boules de pointage (trackball), souris (boutons et molette), manettes⊠sur nos ordinateurs, tĂ©lĂ©s, ordiphones, bagnoles et autres mixeurs Ă soupe mouchard. Câest urgent Ă lâheure oĂč mĂȘme nos guitares sont menacĂ©es par les Ă©crans tactiles. Bref, une bonne interface Humain/Machine passe par un retour tactile de nos actions : on veut des boutons !
Figure 1 - Refus catĂ©gorique de ChatGPT. Peut-ĂȘtre que « Dessine moi un adolescent avec plein de moutons » aurait Ă©tĂ© mieux acceptĂ©. Big Data implique Big Culture, non ?
Retour vers le futur boutonneux
Avant de rĂąler et de dĂ©clencher la Guerre des boutons, interrogeons-nous sur ces objets du quotidien. On est sĂ©rieux Ă nĂŽtre Ăąge, on nâa plus dix-sept ans.
Si on considĂšre les touches des claviers dâinstruments de musique comme les ancĂȘtres du bouton, alors on peut remonter jusquâĂ lâAntiquitĂ© et aux premiers orguesâŻ: lâhydraule, orgue oĂč lâair est mis sous pression par une chute dâeau, date en effet du IIIe siĂšcle avant notre Ăšre (CtĂ©sibios dâAlexandrie). Câest aussi le premier instrument Ă clavier. Ses touches avaient probablement des mĂ©canismes trĂšs simples et il nây avait pas de touches blanches et noires, comme dans cette reconstitution dâun orgue antique (avec mĂȘme le son dans la vidĂ©o). Vers 320-322 de notre Ăšre, Claudien Ă©crit un poĂšme contenant ces versâŻ:
« Quâun autre enfantant, par une lĂ©gĂšre pression, des sons au loin retentissant, modĂšre les mille voix de mille tuyaux dâairain, les fasse tonner sous ses doigts errants, et dâune onde profondĂ©ment agitĂ©e par le jeu du levier, tire dâharmonieuses modulations. » (PanĂ©gyrique sur le consulat de Flavius Mallius Theodorus)
Figure 2 - Reconstitution dâun orgue romain. [Source : Wikimedia, domaine public]
On trouve dĂ©jĂ dans cette description le constat quâil suffit dâappuyer sur un bouton pour dĂ©clencher des tĂąches mobilisant une grande puissance. Seize siĂšcles plus tard, en pleine guerre froide et deux ans aprĂšs la crise des missiles de Cuba, le jeune Bob Dylan (22 ans) chante dans With God On Our Side (The Times They Are A-Changinâ, 1964) :
One push of the button
And a shot the world wide
Figure 3 - Tableau de bord des missiles de croisiÚre nucléaires du sous-marin USS Growler (1958-1964). [Source : Wikimedia, licence : CC-BY-SA par Flintmichigan]
Câest en fait dans les deux derniĂšres dĂ©cennies du XIXe siĂšcle, avec la diffusion de lâĂ©lectricitĂ© dans les villes, que se produit la grande Ă©ruption des boutons. Nous avons bien sĂ»r oubliĂ© Ă quel point câĂ©tait magique Ă lâĂ©poque ! Mais on sâinquiĂšte aussi rapidement de lâavĂšnement dâune humanitĂ© presse-bouton :
Plotnick cite un Ă©ducateur et activiste de 1916 dĂ©plorant que le fait dâappuyer sur un bouton « semble nous dĂ©charger de toute nĂ©cessitĂ© de se sentir responsable quant Ă ce qui se passe derriĂšre le bouton ».
Les rĂ©cits dâanticipation sâen emparent. Par exemple, Edward Morgan Forster publie en 1909 une nouvelle intitulĂ©e The Machine Stops (La Machine sâarrĂȘte) dans laquelle les ĂȘtres humains vivent sous terre isolĂ©s chacun dans une piĂšce, quasiment sans contact physique, la Machine satisfaisant tous leurs besoins :
Puis elle activa la lumiĂšre, et la vue de sa chambre, inondĂ©e de lumiĂšre et constellĂ©e de boutons Ă©lectriques, la revigora. Il y avait des boutons et des interrupteurs partout - des boutons pour demander de la nourriture, de la musique, des vĂȘtements. Il y avait le bouton du bain chaud, qui faisait surgir du sol une cuve en (faux) marbre, remplie Ă ras bord dâun liquide chaud et dĂ©sodorisĂ©. Il y avait le bouton du bain froid. Il y avait le bouton qui produisait de la littĂ©rature. Et il y avait bien sĂ»r les boutons qui lui permettaient de communiquer avec ses amis. La chambre, bien que ne contenant rien, Ă©tait connectĂ©e avec tout ce qui lui importait dans le monde. (Version originale en ligne sur The Project Gutenberg et version française Ă©ditĂ©e par lâĂ©chappĂ©e)
CâĂ©tait mieux avant ! (On Ă©tait jeune)
Tout rĂąleur qui tient Ă sa crĂ©dibilitĂ© se doit de rĂąler en connaissance de cause. On nâira donc pas jusquâĂ prĂ©tendre que câĂ©tait mieux sans bouton et on se contentera de notre vĂ©cu : câĂ©tait mieux avant quand il y avait de vrais boutons ! Quâon pouvait pressurer et qui faisaient de vrais sons, « des clip, crap, des bang, des vlop et des zip », qui rĂ©sistaient, qui vibraient, qui glissaient ! Bref, qui nous donnaient des sensations.
Figure 4 - MalgrĂ© cet appel touchant, les portes de la perception semblent dĂ©sormais presque fermĂ©es. Le monde est devenu plat et lisse ; les ĂȘtres humains se sont enfermĂ©s dans leur caverne numĂ©rique. [Source : Wikimedia, licence : CC-BY par SunOfErat]
Bien que la technologie des Ă©crans tactiles soit assez ancienne, câest surtout lâenvolĂ©e des ventes de smartphones et tablettes autour de 2010 qui va propager les interfaces tactiles Ă dâautres objets du quotidien : des appareils Ă©lectromĂ©nagers jusquâaux voitures, pour le meilleur et pour le pire. Probablement parce quâun Ă©cran tactile avec des menus permet de remplacer de nombreux boutons et aussi par effet de mode (ça fait moderne, en attendant les interfaces cĂ©rĂ©brales). Dans nos interfaces graphiques, telles que GTK, on retrouve des ersatz de boutons : interrupteurs On/Off, boutons radio (quand on presse sur lâun, lâautre ressort), commutateurs (switches), etc. Mais tout ça manque de relief !
Sur les lecteurs de K7, on pouvait avoir des boutons poussoir qui remettaient Ă zĂ©ro le compteur (mĂ©canique). Et Ă©galement des boutons quâon poussait vers le bas et qui restaient bloquĂ©s (lecture) ou non (Ă©jection). Press the Eject and Give Me the Tape est par exemple le titre dâun album live du groupe britannique Bauhaus sorti en 1982.
Figure 5 - Un magnétophone : appuie sur Eject et file-moi la K7 ! [Source : Wikimedia, domaine public]
Sur une chaĂźne Hi-Fi, on trouve de bons gros boutons cylindriques que lâon peut prendre Ă pleine main. Ils peuvent ĂȘtre continus (par exemple pour le volume), câest-Ă -dire que ce sont des potentiomĂštres rotatifs, ou Ă crans (par exemple pour sĂ©lectionner une source). Ces gros boutons ont Ă©tĂ© longtemps Ă©galement utilisĂ©s pour sĂ©lectionner les frĂ©quences des stations de radio et ils faisaient bouger un curseur au-dessus des graduations. Sur nos chaĂźnes, on peut aussi avoir des boutons de type manette, avec deux positions ou plus. Sur les radio-K7 on pouvait Ă©galement rencontrer des potentiomĂštres linĂ©aires pour rĂ©gler le volume ou la tonalitĂ©. On les utilise aussi sur les Ă©galiseurs, comme ci-dessous.
Figure 6 - Une éruption de boutons divers et variés, sensations garanties [source : Wikimedia, licence : CC0].
Dans la suite de cette dĂ©pĂȘche, on va surtout Ă©voquer les boutons poussoir (quâils restent bloquĂ©s ou non) car ce sont ceux que lâon rencontre le plus dans les interfaces tactiles. Mais le discours serait similaire pour les autres types de boutons.
Ăa change quoi ? Un bouton câest un bouton, non ?
Le problĂšme de lâĂ©cran tactile, câest que câest lâĂ©cran qui est tactile, qui touche, qui sent notre doigt. Le doigt, quant Ă lui, sent juste quâil a touchĂ© une surface, mais il ne sait pas sâil est au bon endroit. LâĂ©cran est soi-disant tactile, mais câest avant tout un Ă©cran, ce qui implique la vue. Lorsque lâon touche le bouton avec son doigt, on le cache. Pour savoir sâil on a bien appuyĂ© sur le bouton il faut donc retirer son doigt et regarder Ă nouveau si le bouton virtuel a changĂ© dâĂ©tat.
Du point de vue de lâutilisateur, on a donc plutĂŽt affaire Ă des « boutons visuels » plutĂŽt quâĂ un « Ă©cran tactile ». Tout au plus lâĂ©mission dâun clic Ă©lectronique ou dâune vibration non localisĂ©e confirmera quâon a appuyĂ© sur un bouton (parmi dâautres).
Avec de vrais boutons, câest du 3D. Si on a mĂ©morisĂ© leur disposition, on peut sâen sortir sans la vue, uniquement au toucher. IntĂ©ressant quand on conduit par exemple, les doigts se promĂšnent par exemple sur les six boutons pour choisir la station de radio et trouvent sans problĂšme le troisiĂšme bouton. Une personne aveugle sera bien dĂ©munie face Ă un Ă©cran tactile. Un bouton mĂ©canique est quant Ă lui vraiment tactile, câest-Ă -dire que les doigts le sentent : le toucher prĂ©domine alors sur la vision. Dâailleurs en français, les « boutons » dâun clavier, quâil soit musical ou informatique, sâappellent des touches.
On peut aussi noter que les vrais boutons sont gĂ©nĂ©ralement en nombre limitĂ© (car ça prend de la place et ça coĂ»te). Ils permettent donc dâeffectuer les actions les plus courantes. Les Ă©crans permettent de crĂ©er des menus, pour des choix plus complexes. Mais cela peut ĂȘtre redoutable pour certaines personnes ĂągĂ©es, qui nâont pas Ă©tĂ© habituĂ©es Ă ces technologies, ou dont les fonctions cĂ©rĂ©brales dĂ©clinent. Ne parlons mĂȘme pas des mises Ă jours logiciels incessantes qui changent lâaspect et la disposition des menus.
Le pire étant le manque de performance (c'est rarement temps réel) qui nous force souvent à ré-apppuyer pour se retrouver avec un comportement que l'on avait pas prévu quand ça se débloque.
Autre problĂšme, on a parfois besoin de protĂ©ger ses doigts avec des gants, quâil fasse froid ou quâon soit en train de faire une activitĂ© dangereuse pour les mains. Un bon vieux bouton reste gĂ©nĂ©ralement utilisable. MĂȘme avec des moufles, on pourra encore y arriver si les boutons ne sont pas trop rapprochĂ©s !
Figure 7 - Parfois on doit travailler avec des gants, ce qui entraĂźne une perte au niveau tactile. Il y a vraiment lĂ de quoi faire la moue. [Source : Wikimedia, domaine public]
Revenons sur le son. Les boutons sur lesquels on appuie Ă©mettent souvent un son qui constitue un retour sensoriel supplĂ©mentaire qui nous indique si nous les avons correctement enfoncĂ©s. Au point que lâon parle de « cliquer » sur le bouton dâune souris plutĂŽt que dâappuyer dessus. On a donc Ă la fois un retour tactile (une certaine rĂ©sistance ou vibration) et un retour sonore, en plus de lâĂ©ventuel retour visuel si on regarde le bouton.
Avec un Ă©cran dit tactile, le retour tactile est justement bien maigre, on ne fait quâeffleurer les choses : la pression exercĂ©e importe peu, la rĂ©sistance opposĂ©e par lâĂ©cran sera la mĂȘme si jâappuie sur le soit-disant bouton ou Ă cĂŽtĂ© ! Et le vibreur de mon tĂ©lĂ©phone fera vibrer tout le tĂ©lĂ©phone au lieu de ne faire vibrer que lâendroit oĂč jâai appuyĂ©. Triste topiqueâŠ
Le patch de Colombia
Les constructeurs d'ordiphone s'échinent à virer les boutons de leurs appareils ? Qu'à cela ne tienne, des étudiants de l'Université de Colombia proposent une coque pour en remettre !
Sans aucune connexion électrique, ces étudiants proposent de faire vibrer le téléphone au moyen de clapet et ressort et de les détecter en utilisant l'accéléromÚtre.
Le type de vibration reçue permet à un logiciel de traitement du signal de détecter le type de bouton actionné et ainsi récupérer la fonctionnalité perdue.
C'est intéressant, mais pourquoi ne pas tout simplement nous rendre nos boutons !
Lâurgence ergonomique
Nous savons bien que les temps changent, mais il ne faut pas cĂ©der Ă la mode sans raison. LâĂ©cran tactile peut ĂȘtre adaptĂ© Ă certaines machines ou situations et pas Ă dâautres. Faut-il vraiment « ĂȘtre absolument moderne », juste pour le plaisir ? Non, il faut ĂȘtre absolument ergonomique. Alors, si vous ne voulez pas vous faire appeler Arthur, rendez-nous nos bons vieux boutons lĂ oĂč ils sont parfaitement adaptĂ©s Ă nos besoins ! Rouvrons les portes de la perception !
Figure 8 - Un adolescent peut aussi avoir des boutons au niveau de son gilet. De plus, en voilĂ un qui ne sourit pas et nâa pas lâair niais. Ce qui finalement justifie peut-ĂȘtre le refus de ChatGPT en haut de cette dĂ©pĂȘche. [Source : Wikimedia, Ătienne Carjat (1871), domaine public]
Bibliographie
- Gwendolyn Rak, « Touchscreens Are Out, and Tactile Controls Are Back - Rachel Plotnickâs âre-buttonizationâ expertise is in demand », IEEE Spectrum, 3 nov. 2024.
- Rachel Plotnick, « At the Interface: The Case of the Electric Push Button, 1880â1923 », Technology and Culture 53 (4): 815â45, 2012.
- Dans Wikipedia : Bouton (électricité), Interrupteur, Push-button.
- Entrée Bouton dans le dictionnaire TLFi.
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